Chapitre XV : L’ombre sur la route
Le groupe reprit prestement sa route. Tous les trois étaient sur leur garde. Paflos, la main sur son épée et les sens en éveils, ouvrait une marche que la félidée venait boucler. Cette dernière, qui pour la première fois semblait réellement craintive, ne quittait presque pas des yeux les corniches en contre-haut. Pour sa part, Arion n’était guère plus rassuré. Les créneaux taillés à même la roche des bastions nains, qui la veille encore le tranquillisaient par leurs présences, semblaient à présent le toiser de toute leur impuissance. Si les hommes du tyran étaient vraiment à leurs trousses, est ce que ces bastions parviendraient à les protéger ? Jusque là, il eut semblé que la providence avait veillé sur eux, mais pour combien de temps encore ? Certes ils étaient trois. Mais après deux échecs, il était à parier que la Main serait plus terrible et combative encore. Au fond de lui, Arion se rassurait comme il pouvait, se disant qu’il ne craignait les fanatiques que pour ce qu’ils feraient subir à Paflos, et qu’il se fichait de mourir. Mais en réalité, le simple souvenir de ces serres de métal sur sa peau lui fit trembler l’échine.
Le temps, à mesure qu’ils s'avançaient, s’alourdissait. Le vent s’était levé, et avait charrié d’épais nuages, qui couvraient le ciel d’un épais manteau de coton. Le soleil avait progressivement totalement disparu sous cette chape. Comme pour ne pas faire concurrence aux cris du vent, ni les deux hommes ni la félidée ne dirent mot. Ces derniers semblaient même tout mettre en œuvre pour produire le moins de son possible. Tous les trois appréhendaient le moindre bruit suspect, guettaient le moindre taillis. Mais tous les sons se trouvaient noyés par les gémissements du vent, qui soulevaient dans son fracas la plus petite branche du plus petit buisson. Chaque mouvement, chaque chant provoqué par le vent entraînait des gestes de tête brusques de la part des trois voyageurs, et faisait rater à Arion un battement de cœur.
Le dernier fortin nain disparu derrière eux au bout de quelques heures de marche, emportant avec lui les dernières bribes de sécurité que ressentait encore Arion. Dès lors, chaque pas lui donnait l’impression de le rapprocher de sa propre fin. Finalement, il osa dire :
–On pourrait demander refuge à un des fortins, retournons en arrière !
–C’est une riche idée ! Fit Paflos, assez fort pour être entendu de ses compagnons. Nous serons à l'abri le temps que le vent tombe, ou à défaut une fois que nous serons sûrs que les ombres soient parties !
–N’y pensez même pas ! les refroidit Fleur d'Épine. Les nains n’ouvrent à personne depuis l’extérieur ! Ils sont là pour surveiller le Liosmór, pas pour protéger les voyageurs du vent !
–Ce n’est pas le vent qui m’inquiète ! rectifia Paflos. Mais à choisir je préfère entendre l’ennemi si je sais qu’il est devant nous !
–Alors prie pour que le vent cesse ou pour qu’on atteigne le relais avant qu’on soit attaqué, parce que c’est notre seule chance, ma poule !
Sur son intransigeance, la félidée reprit la route. Arion et Paflos, qui bien vite se trouvèrent dépassés par cette dernière, se regardèrent quelques instants, comme pour s’accorder sur ce qu’ils devaient faire. Dans d’autres circonstances, les deux amis auraient sans doute été d’accord. Mais leur guide semblait bien mieux maîtriser le terrain. Sa détermination était peut être illusoire, mais était-il vraiment raisonnable d’en douter ? Et même si elle avait tort, séparer leur groupe était plus que déraisonnable. Si Fleur d'Épine tombait seule sur leurs poursuivants, jamais Paflos ne se le serait pardonné. C’est sans doute cela qui le poussa bien vite à emboîter le pas de la félidée, non sans avoir lâché un soupir de frustration. Face à la résignation de son ami, Arion n’eut d’autre choix que de l’imiter, suivant cette fois-ci leur accompagnatrice le long de la route.
Le temps continua à s'alourdir à mesure que le groupe avançait. Cependant, à leur grand soulagement, le vent tomba peu après leur dispute. Dès lors, tous les trois se mirent en alerte. Le moindre oiseau se posant sur un arbre, la moindre musaraigne traversant les herbes faisait sursauter les trois voyageurs. Pourtant, pendant plus d’une heure, rien de plus ne vint perturber leur marche.
Soudain, alors qu’ils avançaient sous cette voûte toujours plus grise et épaisse, Paflos se figea, et tira ses deux compagnons hors du chemin, derrière un rocher. Avant que ces derniers ne comprennent ce qui avait poussé l’homme d’armes à réagir ainsi, ce dernier leur indiqua d’un coup de tête la suite de la route. Elle se divisait devant eux en une fourche, dont l’un des chemins s’élevait plus haut dans les montagnes. Au milieu de ce dernier, une petite personne encapuchonné de noir. Au vue de sa taille, il s'agissait sans doute d’un nain, ou d’un halfelin. Il était tourné vers les hauteurs, et semblait chercher du regard ou attendre quelque chose, ou quelqu’un. C’était sans doute un disciple de Xatarsès. Mais qu’attendait-il ? Leur venu sur le chemin ? Non, il ne serait pas tourné vers les montagnes, et surtout ne serait pas seul. Alors cela voulait dire qu’il attendait ses compagnons d’armes.
Arion regarda tour à tour Paflos et Fleur d'Épine, qui échangèrent eux aussi leur regard avec les deux autres. Puis, comme un seul homme, les trois se tournèrent vers le chemin. Ils n’eut pas fallu un seul mot pour que tout s’accorde. Il était hors de question qu’ils attendent de voir ce que le disciple cherchait ou guettait. Doucement, le regard de la félidée balaya la zone, puis elle tapota sur l’épaule des deux autres, leur indiquant un vieil arbre massif un peu plus loins, sur leur droite, suivi d’un dénivelé devant mener à une corniche en contrebas de leur chemin. Les deux humains acquiescèrent sans un mot. Aussitôt Fleur d'Épine, avec une grâce et une discrétion toute féline, quitta le rocher pour se dissimuler derrière le vieil arbre. Le disciple ne semblait pas l’avoir entendu.
Le jeune sorcier se prépara alors à suivre, quand une alouette se posa sur le roc, avant de se mettre à caqueter à la mort. Les deux humains sursautèrent, avant de comprendre les raisons de la colère du volatile. Paflos était accroupi autour de son nid. L’homme d’armes régla au plus vite son erreur, mais le bruit avait attiré l’attention du disciple, qui s’approcha de la cache des deux humains. Crispé, Fleur d'Épine leur fit signe de ne pas bouger. Paflos, lui, agrippa nerveusement son épée. De son côté, qu’Arion crut sentir son coeur sortir de sa poitrine et se colla au rocher, comme pour se faire le plus petit possible. Avec un peu de chance, le disciple n’irai pas regarder derrière le rocher…
Le fanatique du tyran s’approcha doucement, précautionneusement du rocher. Il se savait seul, se dit Arion. A un contre trois, ils en auraient raison. Pourtant le jeune sorcier restait toujours aussi terrifié. S’il attendait réellement le gros des troupes, alors Paflos, Fleur d'Épine et lui seraient bientôt mis en sévère infériorité. Les bruits de pas bougèrent. Le disciple était en train de contourner le rocher par la gauche. Aussitot, Paflos se mis a coté de son ami, pret à frapper le fanatique dès qu’il apparaitrait derrière le roc.
Soudain les bruits de pas cessèrent, et furent remplacés par un hoquettement masculin de surprise et de douleur. Les deux hommes se relevèrent aussitôt. Fleur d'Épine avait plaqué le petit homme encapuchonné contre le rocher, et lui maintenait la lame d’une dague sous la gorge. Il semblait terrorisé, et gardait les mains en l’air tout en disant des choses que ni Arion ni la félidée ne semblaient comprendre :
–Tegt mikh nisht ! Me tuez pas !
–Lâche-le. fit alors Paflos sur un ton péremptoire.
–Pour qu’il en profite pour nous faire frire la tête ? Compte la dessus !
–Il ne le fera pas. insista Paflos. Il n’est pas dangereux.
Soudain, l’homme d’armes retira la capuche de leur prisonnier. Sous cette dernière se dévoila un visage vert encadré de cheveux d’un noir de jet, marqué par un nez aquilin et percé de deux yeux violet. La créature semblait tout bonnement terrifiée.
–Tegt mikh nisht. C’est du Gobelin. se justifia Paflos.
–Tu causes Gobelin, toi ? inquisita presque Fleur d'Épine.
–Je le comprends plus que je ne le parle.
La félidée dévisagea son otage, puis Paflos, avant de ranger sa dague. Le gobelin, une fois libéré, se frotta machinalement le cou.
–Tu fais quoi ici ? Questionna sèchement la félidée.
–Je dirai que ça ne te regarde pas, mais contrairement à ta lame, tu m'es sympathique. C’est simple, si j’étais là c'est parce que j’attend l'arrivée de mon convois. J’suis éclaireur, c’est mon boulot.
–Ton convois ? répéta, dubitative, Fleur d'Épine
–Juré, sur la tête de ma mère ! En plus, il parait que y’a des gars du Mashmid dans les montagnes. Mais vous, vous en êtes pas, hein ? En tout cas vous en avez pas l’air.
–Les gars du quoi ?
–L’autre, la, le rougeoyant. Celui pour qui vous utilisez plein de termes pour pas dire son nom. Ses gars, c’est des teignes en ce moment, un truc de dingue.
–Et qu’est ce qui vous fait dire qu’on en est pas ? insista la félidée.
–Tes mauvais réflexes. Je m’habille souvent comme eux pour passer inaperçu quand je suis en mission. Comme ça on m'emmerde pas. Je sais qu’ils sont tous fumé du casque mais c’est rare qu’ils cherchent à s’égorger entre eux.
Fleur d'Épine, bien que l’air toujours aussi circonspecte, recula d’un demi-pas et croisa les bras, permettant au gobelin de se décoller de la pierre. Étonné devant le calme apparent de ses deux amis, Arion fixa avec une circonspection teinté de naïveté leur nouvel interlocuteur. Ce dernier, visiblement gêné, demanda :
–Ca va gamin ? Si t’as envie de me dire un truc, te gêne pas, t’as pas a attendre qu’on te dise que tu peux. Sauf si je me trompe. Je me trompe ?
–Non. fit Paflos, l’air légèrement agacé.
Arion serra sa main dans son dos, sentant s’y concentrer son énergie. Cet être ne lui disait rien qui vaille. Il parlait trop. Peut-être essayait-il de les retenir assez, le temps que le gros des disciples n’arrive.
–Et vous, qui nous prouve que vous n'êtes pas un disciple du tyran ?
–C’est un marrant, votre copain, hein. répondit le gobelin en se tournant, goguenard, vers Paflos et Fleur d'Épine.
Un peu perdu, Arion regarda lui aussi ses deux compagnons. Si Paflos, un air doux et didactique au visage, posa gentillement sa main sur son épaule ; le regard de la félidée, mêlant gêne et désarroi, était beaucoup plus clair sur ce qu’ils pensaient l’un comme l’autre.
–Pardonnez-le, fit Paflos au gobelin. Mon ami souffre d’amnésie, il n'a aucune idée de ce qui s’est passé.
–Tu es béni de n’avoir pas à supporter ce douloureux souvenir, gamin. fit le gobelin d’un air terriblement grave. Nous, on oublie pas. Jamais. Sache que j'aimerai mieux mourir sous les pires tortures et voir mon âme torturée pour l'éternité que d’aider de près ou de loin le Mashmid. Sur ma vie et celle du clan.
Un peu penaud, Arion desserra le poing, laissant son énergie s’évaporer doucement. Quelques paroles de Paflos lui revinrent alors. Le peuple des gobelin aurait failli connaître l’extinction totale sous le règne de Xatarsès. Cet homme n’était pas un des siens, c’était une de ses victimes. Pendant une fraction de seconde, le jeune sorcier immagina ce que le tyran et ses hommes avaient pu faire à ce peuple. Peut être même ce que lui, lui qui semblait inexorablement lié à son règne, avait fait dans ce passé inconnu à ce peuple.
–Excusez-moi… marmonna Arion, dont le regard s’était empourpré.
–Allez, va. le coupa le gobelin. J’en ai connu d’autre, gamin. Et puis tu m’as pas l’air méchant.
–Bon c’est pas que ta compagnie nous dérange, gobelin. Mais avec le môme et l’autre ours, on a encore de la route.
–Vous allez vers le relais du vieux moulin ?
–En effet, oui. répliqua Paflos
–Nous allons dans la même direction avec le clan. Attendez leur arrivée avec moi, et faisons le chemin ensemble. Si vous êtes poursuivi par les hommes du Mashmid, vous gagnerez à attendre la caravane. On a des armes, et ces salauds ne nous font plus peur.
Paflos se tourna alors vers Fleur d'Épine. Cette dernière avait l’air dubitative, mais se tourna vers Arion, comme pour laisser ce dernier trancher. Le jeune sorcier, la mine toujours grise, acquiesça doucement. Son ami comme Fleur d'Épine avaient l’air de faire confiance en l'allégeance des gobelins. A plusieurs, ils seraient plus à même de résister aux hommes du Tyran.
–Nous en sommes. répondit alors Paflos.
–Gut azoy, alors. conclut le gobelin en levant les deux mains vers le ciel. Mais je crois qu’on s’est pas présenté. Je suis Ayaron, du clan des Amakim.
La félidée se contenta, pour unique réponse, d'acquiescer légèrement, sans ajouter quoique ce soit. Paflos, lui enchérit :
–Appelez-moi Paflos, d’Alpénas.
–Arion… ajouta doucement le jeune sorcier.
–Et toi, félidée ?
–Qu’est ce que ca peut te foutre ?
–Tu m’es soudain moins sympathique. Allez, sur ma vie t’y perd rien à me le dire.
–Pour toi comme pour les autres c’est Fleur d'Épine.
–Fleur d'Épine ? C’est pas du genre commun.
–Encore une fois qu’est ce que ca peut te foutre ?
–Rien, c’est juste qu’on dirait un nom de guerre, comme chez…-
–Les putes ?
–Hein ? Ah non, non ! bien sûr que non ! Enfin si, si, mais c’est pas ce que je voulais dire !
–Alors la ferme, ça te changera et ça me reposera.
Ayaron se tut alors, le visage marqué par une moue de gêne. Doucement il se tourna vers les deux autres, et leur demanda sur un ton plus bas :
–Dites, elle est toujours aussi gracieuse, votre copine ?
–Mh, oui. acquiesça Paflos.
–Et encore, la elle est calme. insista Arion.
–Juré ? Eh bah bonjour l’ambiance. Elle doit être marrante au réveil…
A ses mots, le gobelin se hissa sur le rocher, et se tourna vers les montages avant de s’exclamer :
–Voila le clan ! Attendez moi là, je vais leur dire que vous êtes pas méchant.
Le gobelin descendit tout aussi vite de son roc qu’il en était monté et courut vers le chemin ascendant. Devant lui s'approchait une caravane composée d'une dizaine de chariots couverts, pour ne pas dire de vraies petites maisons sur roues. Toutes étaient construites sur un modèle similaire, et ne différaient que par les couleurs multiples et chatoyantes. Le convoi était entouré de plusieurs gobelins armés de lances et montés sur des poneys, dont la petite taille était presque accentuée par les dimensions impressionnantes des puissants chevaux de traits qui conduisaient les attelages.
Ayaron s'arrêta devant l’un des cavaliers et lui parla longuement, tout en pointant du doigt les trois voyageurs. Aucun des trois, de par la distance les séparant du cortège, ne comprenait ce que disait le gobelin. Cependant, au vu du ton visiblement posé et cordial entre les deux hommes, Arion conclut que la conversation ne devait pas être à leur désavantage. Finalement, l’éclaireur s'avança plus en avant dans la caravane et entra dans le premier chariot, alors que le cavalier fit signe au groupe de s’approcher. Tous trois obtempérèrent.
Le cavalier, malgré sa petite taille, était de haute stature, et parla d’une voix forte et claire à Paflos, dans cette langue qu’Arion ne connaissait pas. Ce dernier répondit dans une autre langue, qui bien que différente semblait comme liée, par ses intonations et ses accents, à celle des gobelins. Le cavalier, surpris, le regarda quelques instants avec circonspection, avant de reprendre dans cette même langue. Leur conversation dura quelques minutes, durant lesquelles, sans comprendre ce qui se disait, Arion perdit son regard sur la caravane. Plusieurs gobelins, sans doute étonnés de voir le convoi s'arrêter, étaient descendus et observaient plus ou moins discrètement la scène.
Soudain, une troisième voix, émanant d’une des voitures du convoi, harangua Le cavalier et tira Arion de ses observations. Le gobelin répondit à la voix, puis expliqua succinctement quelque chose à Paflos, qui a son tour se tourna vers ses deux compagnons.
–Leur chef veut nous parler, suivez-moi.
Sans plus d’explication, Paflos s'avança vers le premier chariot, suivit des deux autres, avant d’y pénétrer. La cabane roulante se composait en une unique pièce, assez grande pour y faire tenir cinq ou six personnes à l'aise. Elle était décoré assez sobrement, seul quelques objets religieux était accroché ca et la sur les murs de bois laissé de couleur naturel. Sur un poêle, adossé à la cloison de gauche, chauffait doucement une bouilloire de laquelle échappait une odeur de camomille et de menthe. Le poêle faisait face, sur le mur opposé, à une table encastrée accompagnée de deux chaises. Enfin se trouvait au fond de la pièce un grand lit couvert d’un plaid à motif de tartan, sur lequel était assis, en tailleur, un vieux gobelin, totalement aveugle.
Le vieil homme, en entendant les trois voyageurs entrer, leur fit signe d’approcher, tout en tournant la tête de trois quart, comme pour mieux les entendre. Seul Paflos s’approcha, laissant ses deux compagnons un pas derrière lui. Le gobelin resta mutique quelque secondes, avant de dire :
–Nous ne faisons confiance qu'à nous même. Les vôtres ont voulu réduire notre peuple au néant. Jamais il ne sera dit que nous ayons rendu le moindre service à ceux de vos races.
–Nous comprenons. répondit Paflos. Nous ne souhaitons pas causer plus de tort à votre clan.
–Ne faites pas une promesse que vous ne tiendrez pas… marmonna le vieil homme, avant de poursuivre. Je t’ai écouté, humain, discuter avec les miens dans la plus pure forme de notre langue sacrée. Où l’as-tu appris ?
–Les nôtres n’ont pas toujours haït les vôtres. J’ai appris votre langue par curiosité et affection pour votre peuple.
–Ou était votre affection lors du Shikua ? Où étiez-vous lorsque les miens ont été massacrés ? Ou étiez-vous lorsque mon fils et ses fils ont été emportés, et m’ont causé tant de larmes qu’elles furent les dernières choses que virent mes yeux ?
Arion ne tint pas plus longtemps, et ne put retenir un sanglot. Les paroles du vieux gobelin, aussi tranchante que dénué d'émotion, n'y étaient pour rien. C’était, au fond de lui, l’idée persistante de sa responsabilité le hantait. Ces hurlements… C’était des femmes, des enfants. Les cris de tout un peuple ? Son Lui passé, celui qui se cachait derrière ce voile, peut-être par honte ; qu’avait-il fait à ces gobelins ? Peut être tout, peut être rien. Mais qu’importe. S’il n’avait rien fait contre eux, d’autres l’ont fait, et lui, il avait laissé faire. Spectateur ou bourreau, il avait été complice, il en était sûr. Comment osait-il se présenter devant cet homme qui avait tout perdu ?
–Pourquoi pleurez-vous ? Ce n'étaient pas vos fils.
–Assez, c’est un gamin, il n’as rien fait ! s’exclama alors Fleur d'Épine, en avançant au niveau de Paflos.
–Les miens aussi n’étaient que des enfants…
Comme éteinte par les mots du vieil aveugle, la félidée n’ajouta rien de plus. Arion, qui au fond de lui voulait s’excuser, crier toute sa honte, toute sa compassion, toute sa désolation ne parvint à trouver le mot juste. De toute manière, le vieil homme l'entendrait-il ?
Un silence lourd gagna alors la cabane, comme si tous attendaient que quelque chose retirent cette chape de plomb qui s’était jetée sur les passagers du chariot. Soudain, un sifflement de plus en plus strident traversa la pièce.
–Ornit. Ornit ! La tisane ! Vient la retirer !
Mais personne ne répondit à l'appel du vieil homme. Arion enfila alors d’une manique de cuir posée à côté du poêle, et tira la tisane du feu. S’il n'arrivait pas à trouver les mots pour s’excuser, au moins pouvait-il aider ce grabataire tant qu’il pouvait. Entendant le sifflement se calmer, sans pour autant avoir entendu la porte s’ouvrir, le vieil homme demanda :
–Lequel de vous a retirer ma bouilloire ?
–C’est moi, monsieur… répondit tout bas Arion. Je pensais bien faire.
Le vieil homme ne répondit rien, se contentant de se frotter quelque seconde le menton. Puis il finit par marmonner, dans un geste de la main :
–Si c’est ton vœu de te rendre utile, pose-là simplement sur la table.
Sans rien dire, Arion obéit. La bouilloire tinta en entrant en contact avec la table, puis le gobelin ajouta.
–Je suis Ornav, patriarche des survivants du clan des Amakim. Et toi, toi qui a pleurer pour nous, ou pour toi-même, quel est ton nom ?
–Arion… répondit, penaudement, le jeune homme.
–Arion d'où ?
Le jeune sorcier garda le silence, et baissa la tête. Comment expliquer à cet homme que cela faisait plus d’un an qu’il cherchait une réponse à cette question ?
–Nous venons lui et moi d’Alpénas. intervint alors Paflos.
–Alpénas ? Au pied du Pélargis, n’est ce pas ? Nous sommes bien loin d’Alpénas, pourtant. Pourquoi quitter vos pénates, vous qui n’avez jamais été jeté sur les routes ?
–Parce que les hommes du Tyran sont à notre poursuite. Ils sont à ma poursuite. intervint Arion en coupant l’élan de son ami.
–Et tu espères me convaincre de te garder, toi et tes amis, parmi nous en m’apprenant que les disciples du Mashmid en ont après toi ?
–Je… Je ne veux pas vous convaincre de quoi que ce soit. Je voulais juste que vous sachiez que nous ne sommes pas avec eux…
–Tu n'es peut être pas avec eux, mais tu peux être contre nous.
–Assez parler. Arion, Paflos, venez. On a assez perdu de temps comme ça avec lui.
A ses mots, la félidée tira les deux hommes avec elle. Mais alors qu’elle était sur le pas de la porte, Ornav ajouta :
–Je sais ce que tu penses, ma fille. Pour qui se prend ce vieux gobelin ? N'en ont-ils pas assez de nous culpabiliser ? C’est bien digne d’eux, de se flageller, encore et toujours, comme si nous, nous ne souffrions pas. Dis-moi, ma fille, n’est ce pas ce que tu penses ?
Fleur d'Épine ne répondit rien, restant face à la porte et serrant dans ses poings les poignets de ses deux compagnons.
–Disparaissez. trancha le gobelin. Je ne veux plus jamais entendre parler de vous.
Sans enchérir, la félidée obtempéra. Mais alors qu’elle ouvrit la porte, une masse verte lui tomba sur les basque dans un cri de détresse. C’était Ayaron. En entendant l’éclaireur geindre lors de sa chute, le vieil aveugle lui aboya quelque chose dans leur langue, auquel il répondit sur un ton presque mielleux. Sans prêter attention à cette dispute, les trois voyageurs quittèrent la roulotte. Mais alors qu’ils allaient s’éloigner, l’éclaireur se tourna vers eux et leur fit, tout bas :
–Partez pas tout de suite, et attendez moi cinq minutes.
Puis il ferma la porte derrière lui, restant seul avec le patriarche. Leur discussion dans cette langue qu’Arion ne comprenait pas repris de plus belle.
*****
–Tu écoutais encore à la porte ?! aboya le patriarche du clan a Ayaron.
L’éclaireur, la tête posé sur les cuisses de la félidée, se redressa aussitôt et, un sourir si grand au visage qu’on pouvait l’entendre, répondit sur un ton mielleux :
–Bien sûr que non, ô Ornav, notre Patriarche. Je ne faisais que passer à côté de ta roulotte, et j’ai entendu quelques disputes avec les trois gentils.
Pendant qu’il parlait, les trois étrangers avaient quitté la cabane. A entendre les teneurs de leur dispute, ils allaient reprendre la route seuls. Pour le gobelin, c’était tout bonnement inacceptable. Rapidement, il se pencha vers ces derniers, et leur fit :
–Partez pas tout de suite, et attendez moi cinq minutes.
Puis il s’enferma avec le patriarche. Ce dernier, en entendant la porte se fermer, grommela quelques mots :
–Je sais ce que tu veux, c’est un non catégorique.
–Allez, je vous en prie…
–Il n’est pas dit qu’un seul gentil soit toléré dans ma caravane tant que je vivrai, j’ai dit !
–Nous ne pouvons pas le laisser risquer sa vie. Nous avons juré de protéger tous ceux dont la vie était menacée par le Mashmid et ses fanatiques.
–Ce principe ne s’applique qu'à ceux de notre race. Jamais il n’a été question d’y inclure qui que ce soit d’autre.
–Mais enfin, croyez-vous vraiment que cette haine réparera le passé ? Croyez-vous qu’elle les ramènera ?
–Il suffit, ne sois pas insolent. Ma décision est prise.
–Alors je partirai avec eux.
–Je te l’interdit !
–Nous leur devons assistance et protection, vous l’avez juré devant les autres clans. Si vous refusez d’apporter l’aide du clan à ces voyageurs, mon devoir est de leur apporter la mienne.
Le visage du patriarche se déforma d’un air intrigué, puis il grogna :
–Ce sont encore les prédictions de ce fichu elfe qui hante ton esprit.
–Ce gamin ressemble à ce qu’il m’as dit…
–La peste soit des prédictions de ce bonimenteur…
Malgré les mots du Patriarche, ce dernier semblait moins catégorique que précédemment. Ayaron en profita alors, et renchérit :
–Et s’il avait raison ?
–Ils n’ont jamais raison. Il n’a fait que te dire ce que tu voulais entendre. La paix entre nos races… Un vœu pieu, absurde, irréaliste.
–Alors ne commençons pas à faire de même. Ou nous ne voudrions pas mieux qu’eux. Et puis les Dieux nous réservent peut-être un avenir radieux, après tant de souffrance.
–Ta confiance en l’avenir te perdra. Nous ne serons jamais en paix avec eux. Ils nous détestent depuis trop longtemps, nous méprisent depuis trop longtemps.
–Pourtant vous l’avez entendu. Jamais un humain n'a parlé aussi purement notre langue sacrée. Il est la preuve qu’ils ne sont pas tous comme ça.
–Qu’importe ses paroles, cela ne pourrait être qu’une ruse. Ils prétendent être poursuivis par les hommes du Mashmid, mais nous n’avons pas une seule preuve que ce qu’ils avancent est vrai. As-tu seulement pensé aux conséquences, s’ils s’avéraient être avec lui ?
Ayaron se frotta alors la gorge, le visage marqué par un rictus. Si c’était le cas, elle l'aurait égorgé sans hésiter…
–J’ai toutes les raisons de croire qu’ils n’en sont pas. Sur ma tête, chef.
–Le risque est immense pour tout le clan, t’en rends-tu seulement compte ?
–Nous sommes armées, ils ne sont que trois, chef. Nous avons vaincu des groupes de disciples plus nombreux. Et ils ne désirent pas aller au-delà du relais du vieux moulin. Nous n’aurons à les avoir à nos côtés que quelques heures. Et s’ils s’avéraient être des disciples du Mashmid, couic.
Le vieil homme passa alors sa main sous son menton, prenant de longues secondes à réfléchir.
–Eh bien soit. Tu as été un élément utile à notre communauté ces derniers temps, je t’offre cette grâce en récompense. Ils resteront jusqu’au relais. Ensuite, je ne veux plus jamais entendre parler d’eux.
–Beau geste chef, que nos descendants chanterons longtemps ! Je pars tout de suite les prévenir.
Mais alors que le gobelin tournait les talons, le plus vieux ajouta :
–Par contre que la chose soit dite. Si d’aventure ils étaient réellement aux ordres du Mashmid, tu paieras leur trahison avec eux.
Les mots de son chef le stoppèrent net. Après quelques secondes d’hésitation, il se tourna une dernière fois vers le vieil homme et lui assura :
–Sur la vie de Tata Tzofiya, chef, il ne se passera rien.
–Cesse de jurer sans cesse, par pitié… Et va me chercher Ornit, j’ai soif…
Ayaron fut alors pris d’un petit sourire tendre, et servit son verre de tisane au vieil homme. Puis il quitta la roulotte pour annoncer la nouvelle aux trois voyageurs.
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