Sadre - 3
Soline n’en pouvait plus. Elle avait eu le plus grand mal à retenir la princesse et s’était vue contrainte de soutenir une allure folle pour y arriver. Sa monture devait visiblement être très en forme pour manifester si peu de signes de fatigue. Ce n’était pas le cas de la sienne. Derrière, la troupe suivait avec peine. Les bêtes auraient du mal à récupérer.
Qui sait, peut-être tout cela n’était-il qu’un piège ? Pour un motif attendu, Krys aurait été appelé au secours d’une cause donnée. La fille du roi défunt serait venue seconder ses assassins, et le pays perdait sa seule chance de tenir face à ses ennemis. Soline devait rester vigilante.
Au milieu de la rue, elle crut reconnaître Krys en grande conversation avec une dame. Il leur fit signe. Enfin, elle pourrait se reposer. Tout danger était écarté, d’autant que son interlocutrice rentrait dans la demeure.
— Vous n’êtes que deux ? s’étonna l’ancien gladiateur.
— Ils arrivent, eut peine à dire Soline, qui entreprit de mettre pied à terre, tout comme la princesse.
— Ton cheval est fourbu et toi aussi, pourquoi vous presser ainsi ?
La reconnaissance ne l’étouffait guère, elle évita de répondre. Elle accourait à son secours et il s’inquiétait pour la monture ! Krys remarqua le regard sombre dans l’œil de son amie. Il s’approcha d’elle. Elle eut un mouvement de recul, il fut plus rapide, ouvrant ses bras, il l’amena contre lui. Doucement, fatigue et ressentiment semblèrent la quitter. Elle se laissa aller. Elle s’était inquiétée inutilement.
Krys nota combien Sara se tenait droite et son cheval peu affecté par la distance. Il ne souleva pas ce fait.
Gênée, la princesse remarqua la solidité des liens qui les unissaient. Elle se remémora leur rencontre. Ces deux-là avaient une histoire. Des moments qu’elle non plus ne pourrait oublier, au point de les immortaliser de sa plume, humidifiant parfois le vélin de ses larmes.
L’ancien gladiateur attendit qu’ils soient seuls. Les passants s’étaient éloignés et Mathilde avait retrouvé ses enfants. Il leur raconta les événements, puis conclut :
— Le Salien, c’est Ragis.
— Ragis ? répétèrent-elles à l’unisson.
Ragis, l’observateur des Galiens fait prisonnier à Bladel, avait été libéré peu après l’intronisation de Krys. Face au pardon de ses anciens adversaires, il choisit de rester un temps, un temps qui s’éternisa, car il y trouva une famille. Les vainqueurs l’avaient accueilli, ce qu’il n’aurait jamais envisagé possible. Jin et Killy, les filles de Guerc, également présentes, très intégrées dans la communauté, influèrent dans sa décision.
De plus en plus convaincu que Krys cherchait la paix avec les Galiens, Ragis offrit de l’aider et ils décidèrent ensemble qu’il rentrerait au pays. D’observateur, Ragis s’était transformé en espion au profit de la paix
— Celui qui m’a annoncé son arrestation ne savait pas qu’il s’agissait de lui, mais je l’ai supposé. Une heure plus tard, il pendait à une corde.
D’où cette précipitation et cette prise de risque, songea Soline. Elle comprenait enfin. Lui seul pouvait réaliser ce trajet aussi rapidement. S’il avait envoyé la troupe, elle serait arrivée après la pendaison.
— Allez le voir toutes les deux. En présence d’étrangers, faites comme si vous ne le connaissiez pas. Moi, je vais au-devant des autres. Nous pillerons le marché et mangerons à peine plus loin que l’entrée du village. J’envoie trois hommes vous remplacer. Rejoignez-nous dès que possible.
Alors qu’il s’éloignait, la princesse osa s’étonner :
— Piller le marché ?
— C’est une expression, répondit Soline d’un air amusé. Ça veut dire : faites-vous plaisir, ne regardez pas à la dépense. Il sait combien nous sommes fatigués.
Elles entrèrent dans la cellule. La femme dont Krys avait parlé s’occupait de Ragis et de deux enfants. À leur vue, elle se leva.
— Bonjour, je suis Soline, une amie de Krys. Et voici la princesse de ce royaume.
Des yeux effarés se fixèrent sur Sara. Mathilde s’empressa de se prosterner devant elle.
— Pardon, je ne vous avais pas reconnue, s’excusa-t-elle.
S’il fallait une preuve de plus, celle-ci représentait la plus importante. Le nouveau venu avait dit la vérité. La princesse ! Elle se trouvait devant la princesse !
— Levez-vous, s’il vous plait, fit Sara. C’est vous qui êtes venue en aide à un blessé, c’est à nous de vous honorer.
Soline observa la princesse prendre par les épaules la mère de famille et la relever. Cette attention et cette simplicité la touchèrent.
Les deux enfants avaient observé leur mère se prosterner. C’est ainsi qu’il convient de procéder face à une princesse, comprirent-ils. Même si celle-ci s’en moquait !
.oOo.
— Non ! répondit-il.
Que voulaient tous ces gens ? Ils débarquaient chez lui, s’installaient aux plus belles places et le tenaient pratiquement en otage. Qu’ils s’en aillent, ces envahisseurs, assez de leurs accusations !
— Il ment, assura la blonde.
Et celle-là ? Il ne se ferait pas prendre au jeu. Une enquêtrice débutante qui espérait le faire parler ainsi ? Pffff…
— Six mois, égrena l’homme qui l’avait rossé ce matin.
S’il avait su qu’il s’agissait du gouverneur, il aurait sans doute regardé à deux fois avant d’obéir aux injonctions du bourgmestre. Voilà que lui aussi cherchait à le déstabiliser sottement en jetant ses chiffres en pâture aux chiens.
Raymond souffla, fit craquer sa chaise. Non seulement sa mâchoire lui faisait un mal de chien, mais le voilà contraint de répondre de ses actes. Jamais il n’aurait imaginé en arriver là. La vie était douce avant l’arrivée de ces justiciers en herbe. Il ne s’agissait que d’un Salien, merde ! À moins qu’ils cherchent un prétexte pour le faire tomber ? Mais que leur avait-il fait ?
— Comment ça, six mois ?
— Pour chaque mensonge, six mois de peine supplémentaire, récita le bellâtre, bien campé dans son fauteuil, les mains derrière la tête.
D’évidence, il se croyait chez lui.
S’il avouait, il en prendrait pour combien ? Mieux valait continuer de nier. Si une chose au monde fonctionnait, c’était bien celle-là.
— Tu as frappé ce Salien sans qu’il n’attaque. Vous l’avez rattrapé, amené au bourgmestre et vous l’avez battu !
Cette petite brunette lui échauffait les oreilles. Debout, proches de lui, elle et la blonde qui répétait sans cesse qu’il mentait, représentaient ses principales accusatrices. Derrière elles, assis, celui qui se prétendait gouverneur du royaume et ses compagnons le regardaient d’un air amusé. Il les haïssait tous.
— Je vous répète qu’il s’est enfui, que nous l’avons rattrapé et qu’il est tombé de cheval en pleine course sur un terrain pierreux. On l’a ensuite enfermé, c’est tout ce qui s’est passé.
— Il ment.
— Six mois !
La tête de Raymond bascula en arrière d’énervement. Voilà ce qu’il en est de placer des juvéniles aux commandes d’un pays. De doux rêveurs qui espèrent refaire le monde !
— De toute façon, ton copain l’archer nous a brossé une version bien différente de la tienne, jeta la brunette.
Duti aurait-il parlé ? Passer second dans un interrogatoire, il n’y a rien de pire. Comment savoir ce qu’il a avoué ou non ? Comment coordonner sa version des faits avec la sienne ? Ils auraient dû prévoir. Trop tard maintenant.
— Vous avez torturé le Salien pour le faire parler, l’accusa un jeune barbu accoutré en guerrier.
— C’est faux. Nous ne l’avons pas torturé.
— Il dit vrai !
D’étonnement, la tête de Raymond se tourna instantanément vers la princesse. En réalité, Sara était devenue le centre d’attention de tous.
Le gouverneur – ou commandeur, il ne savait plus – se leva et s’approcha, des yeux intrigués posés sur elle. Une diversion de courte durée, son attention se reporta à nouveau sur lui.
— Ce serait donc tout à fait gratuitement que vous l’avez battu ?
Il s’adressa à nouveau à ses compagnons :
— Je me demande bien si ce n’est pas pire que ce que nous avons imaginé !
L’homme de main du bourgmestre chercha ses mots mais rien ne lui vint à l’esprit. Ces gens avaient l’air sérieux. Qu’allait-il advenir ? Il ne contrôlait plus rien.
— Bien. Passons aux connivences entre M. Gombert et le comte.
Oh non ! Pas ça…
Il n’était pas sorti de l’auberge…
— Et ne contredit pas ton ami Duty, entérina la brunette. Six mois de plus pour chaque mensonge !
.oOo.
Ils en savaient maintenant assez sur le bourgmestre pour l’inquiéter, mais pas sur le comte. Krys y envoya la troupe et ne conserva avec lui qu’une petite escorte. Une cariole fut aménagée pour le blessé. Le commandeur et la princesse l’accompagnaient, assis près de lui. Bandé, reposé et alimenté, Ragis avait retrouvé la parole.
— J’ai égaré ton laisser-passer, annonça-t-il à Krys d’une voix tremblante. Résultat, plutôt que de passer la frontière à sec par les ruines du fort, j’ai traversé le bras de mer. Mais ceux qui me sont tombés dessus étaient vigilants.
— Ils vont en payer le prix. Te sens-tu bien ?
— Ça va.
— Quelles nouvelles nous ramènes-tu ?
Les yeux du Salien se posèrent sur Sara.
— Tu peux parler devant elle.
— Il s’agit de bien mauvaises nouvelles.
Krys se prépara au pire.
— Ils viennent en nombre ? Plus de trente mille ?
— Oui.
— Quarante ?
— Plus.
Le commandeur secoua la tête.
— Pas plus de cinquante mille, tout de même ?
— Peut-être, peut-être pas. En réalité, je ne connais pas le nombre exact. Je sais seulement qu’ils mobilisent de partout.
Jamais de mémoire de Galien un tel effort avait été demandé au peuple. Ragis répéta plusieurs rumeurs exprimées en haut-lieu. D’après l’une d’elle, les Oupales avaient souligné l’urgence de la situation : empêcher à tout prix les humains de les dépasser technologiquement. Il convenait d’agir avant qu’il ne soit trop tard. La présence de Krys et les raisons de sa victoire dernière les avaient conduits à imaginer les humains en train de s’équiper si vite qu’ils en deviendraient invincibles et les détruiraient en retour. Les éradiquer avant de se retrouver dépassés devenait une évidence.
Krys et Sara se dévisagèrent. Il n’était peut-être plus question de faire des esclaves. Il fallait envisager que leurs ennemis héréditaires aient décidé l’extermination totale.
Krys demanda à la princesse de garder cette information pour elle. Seuls les responsables du groupe seraient mis au courant. Pour le moment.
— Et tu dois te méfier, continua le Salien. Nos dirigeants achètent des espions chez vous, leur promettant vie sauve et belles propriétés. L’un d’eux va tenter de t’assassiner. Il pourrait t’approcher et déposer du poison dans ton verre quand tu ne t’y attendras pas.
Ragis avait émis cette hypothèse pour que son ami prenne ses précautions. Cet échange le fatigua et il ferma les yeux.
— Cinquante mille, ça ne te fait pas peur ? chuchota Sara.
— Des plans à adapter, sans doute, répondit-il en se grattant le menton.
Qui d’autre que lui ? se dit-elle. Qui d’autre que lui ? Son regard se perdit au loin. Un souvenir de l’après-midi chatouilla sa mémoire.
— C’est toujours Soline qui interroge les suspects ?
— Tu ne trouves pas qu’elle se débrouille bien ?
— Si. Mais ça se passe toujours comme ça ?
Il sourit en tirant légèrement le drap qui couvrait le blessé.
— Quand l’individu s’y prête, oui. On aime fanfaronner entre nous pour déséquilibrer le suspect. Ça marche assez souvent. Mais cette fois… On ne s’y attendait pas, c’est toi qui l’as le plus déstabilisé.
— C’était vraiment évident de lire en lui. Tu ne trouves pas ?
Elle remarqua sa moue dubitative. Quelques cahots vinrent ébranler la cariole. Le chemin qu’ils suivaient menait vers la forêt. L’escorte, jusque-là distante de quinze pas à l’avant comme à l’arrière, se rapprocha d’eux.
— Soline dispose de bon sens et d’intuition, ajouta-t-il. Qu’elle mène un interrogatoire ou qu’elle enquête, on obtient de bons résultats.
— C’est vrai, je l’ai écrit.
Krys hésita. Elle reprit :
— Tu as appris que…
— Oui, la coupa-t-il, j’ai appris que tu écrivais sur nous.
Sur toi surtout, songea-t-elle.
— Ton histoire vaut le coup qu’on l’écrive.
Il se contenta de hocher la tête.
— Soline a essayé de comprendre comment tu faisais. Par exemple, pour dresser les chevaux si naturellement et rapidement. Pour gagner la course. Et, quand elle a su pour ton premier combat, où le débutant que tu étais s’est transformé en gladiateur aguerri, elle s’est posée beaucoup de questions.
— Elle s’en pose encore beaucoup, éluda-t-il.
Elle temporisa. Ce n’est pas aujourd’hui qu’elle apprendrait le secret de son indéniable talent. Soline détenait peut-être la réponse. Sara devait savoir.
Annotations
Versions