* Amoureuse *
Vienne, Autriche, 28 novembre 2011
Kirsten était amoureuse.
Un arôme de sauce tomate au basilic vint titiller les narines de la cuisinière. Elle huma le fumet légèrement épicé en provenance du four. Ce soir, elle lui avait préparé des lasagnes, un plat goûteux et surtout digeste, idéal pour lui faire l’annonce. Car elle s’était enfin décidée à franchir le pas.
Mue par l’émotion, parcourant comme une décharge électrique tous ses pores, elle préféra se distraire en observant la cuisson ; le fromage commençait à gratiner tandis qu’elle sentait une force pulser de son cœur ou de son ventre. Étaient-ce les fameux papillons dont parlaient les romans d’amour ?
Elle était heureuse, cependant une pointe d’amertume venait la tourmenter. Quel serait le prix de son bonheur ? Elle n’envisageait pas de faire marche arrière. Il était temps d’être honnête et de lui faire part de ses envies, ses intentions. Quel serait le meilleur moment ? Au cours du dîner ? Avant ? Après ?
L’alarme du four tintinnabula. C’était prêt. Elle aussi. Il ne lui restait plus qu’à attendre. Elle était amoureuse. Et pourtant, à présent, des images vinrent frapper son esprit, des sensations lui rappelant les émotions éprouvées. Ce souvenir-là.
Dix-sept ans plus tôt, Innsbruck. Un soir du mois de mai.
Kirsten, jeune étudiante en histoire de l’art, s’échappait enfin des griffes de son amie. À l’origine, elle était venue récupérer du matériel de peinture, mais l’avait retrouvée décomposée, pleurant comme une Madeleine sur sa dernière rupture amoureuse. En bonne copine, elle s’était dévouée pour lui tenir compagnie et écouter ses peines de cœur.
La nuit était bien avancée lorsqu’elle put s’en extirper, chargée comme une mule. Tant bien que mal, elle avait pu trouver un tramway et une âme altruiste pour l’aider à monter ses affaires. Un jeune homme souriant et plutôt mignon avait surgi à son secours, tel un chevalier servant. Cet élan de générosité s’était poursuivi par une agréable conversation, à leur descente. Kirsten pensait que c’était son jour de chance, le garçon prenait la même direction qu’elle.
Romantique, subjuguée par son charme, elle se demandait si les belles histoires démarraient aussi banalement. Elle voulait se convaincre qu’il s’agissait du début d’une idylle. Pourtant, elle ignorait le prénom de ce bel inconnu.
Lorsqu'elle avait mentionné sa rue, il avait affirmé que c’était sur sa route, qu’il connaissait un raccourci. Comme elle le voyait chargé à cause d’elle, elle ne s’offusqua pas du chemin emprunté. Toute seule, elle n’aurait jamais mis le pied dans cette sombre et triste allée, on aurait dit un gouffre. Elle en fut doublement reconnaissante de se trouver en compagnie de son Apollon.
Tandis qu’ils marchaient, leur conversation continuait. Ils refaisaient le monde, comme de bons amis. Dans sa tête, elle visualisait déjà ses colocataires s’attrouper autour du combiné si jamais elle lui filait son numéro de téléphone. Voulait-elle le revoir ?
Alors qu’elle voyageait dans ses rêves, son compagnon s’arrêta soudainement et posa sa cargaison par terre. Avant qu’elle n’ait à piper mot, il lui sauta dessus comme un sauvage. Ébahie, réveillée abruptement de ses divagations à l’eau de rose, Kirsten avait cru, l’espace d’un court instant, à un baiser volé.
Il n’en était rien. Ce n’était même pas un, c’était une agression aussi violente qu’inattendue. Comment avait-elle pu être si naïve ? Elle qui s’imaginait le début d’une relation, cette ordure n’avait que cette envie lâche d’assouvir sa bestialité.
Elle se détestait, seule fautive à ses yeux. Pétrifiée, en larmes, elle ne pouvait que subir. La brute la plaqua contre un mur, main sur sa bouche pour étouffer des cris qui peinaient à s’échapper. De l’autre main, il souleva sa jupe et s’immisça dans sa culotte.
Sous l’impulsion de cette atteinte contre son intimité, son instinct de survie l’obligea à le repousser et crier à l’aide. Or, seul un gémissement put jaillir avant que le prédateur ne sorte un couteau à cran d’arrêt et la menace. Terrifiée, elle regrettait encore sa stupidité, elle qui n’avait rien vu venir.
Il continua de la violenter, sifflant comme un serpent des « Tais-toi, salope ! ». Elle pleurait, subissait, se blâmait. C’était de sa faute.
Soudain, elle fut relâchée des griffes de son bourreau. Une fois libérée, ses jambes flageolantes ne furent plus capables de la maintenir. Ses genoux cognèrent contre le pavé. Son cerveau ramolli ne comprenait toujours pas la situation. Malgré les larmes qui submergeaient ses yeux, elle remarqua le couteau à quelques centimètres d’elle. Hébétée, elle n’avait pas pensé à s’en emparer ; tout comme elle avait oublié de refermer son chemisier ou de remettre ses sous-vêtements.
Des bruits d’agitation parvinrent enfin à ses oreilles, et elle aperçut deux silhouettes se battre. L’un d’entre eux était son agresseur. Elle espérait que c’était celui qui s'était fait projeter contre le mur ; puis une fois à terre, avait encaissé d’autres coups et des insultes. Son sauveur vint la voir et, de sa voix apaisante, s’enquit d'elle. Elle ne put répondre que par une nouvelle crise de larmes, exprimant son désir de disparaître. Une main amicale l’aida à se relever, mais une fois debout elle se sentit défaillir. Alors, des bras providentiels l’avaient rattrapée. Sa conscience ne s’était pas enfuie avec sa dignité. Refusant de se faire de nouveaux films, elle n’avait cependant qu’une seul voeux : rester à jamais dans ses bras.
— Ne me lâche pas, avait-elle clamé en sanglots, hors d’elle.
Il ne l’avait pas lâché.
Dix-sept ans plus tard, d’autres bras viendraient remplacer ce grand gaillard au regard bleu ozone.
Ce soir, Kirsten avait une annonce importante.
Elle quittait Karl.
Elle était amoureuse.
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