Perfect Day (*)
Quelque part dans la montagne, Lech, 9 février 2012
Vivi n'avait pas touché son téléphone ni sa console. Elle préférait observer son entourage, malgré l'enfermement au chalet. Finalement, le climat de la montagne avait exercé un effet apaisant. Des idées jaillissaient de son esprit, des questions sur le propriétaire. Les quelques détails dans la décoration pouvaient lui fournir des indices, du moins, c'est ce qu'elle croyait. Aucune révélation ne lui parut évidente, alors elle se consacra à observer son père. Elle se demandait quelle était la cause de cet air tendu qu'il affichait. Que cachait-il derrière ce rendez-vous important, la raison principale pour laquelle il s'obstinait à rester et ne pas rentrer tout de suite à Vienne. Il lui avait expliqué : un engagement prévu de longue date, un service à rendre. Après tout, elle n'était censée le rejoindre que le lendemain. Une manière dissimulée de lui faire comprendre que son maudit accident avait bouleversé les plans de son paternel.
Il lui avait promis qu'ils repartiraient aussitôt qu'il serait revenu de ce fameux engagement. Malgré tout, Vivi ne pouvait pas se plaindre. Elle était censée passer du temps avec son père. Et ils avaient réussi tant bien que mal à renouer quelques liens détériorés par la vie.
Avant cela, les jours qu'elle passait avec lui, elle les voyait comme une obligation, une corvée. Ils n'avaient rien à se dire. Elle se sentait comme une balle de jeu, disputée entre deux équipes adverses. Comme si le défi était de garder le ballon le plus longtemps possible, au lieu de mettre un but. De ce fait, elle se retrouvait avec l'un ou l'autre, haïssant ces moments.
À son père, Vivi reprochait son attitude vis-à-vis de sa mère. Pourquoi n'avait-il rien fait pour la retenir ? Pourquoi avait-il fait en sorte de détériorer la situation ? Sa mère, elle la traitait de tous les noms d'oiseaux ; car, à ses yeux, c'était elle la fautive. Celle qui était partie avec un autre, comme une traînée. Aux deux, elle reprochait de l'avoir mise de côté, comme un fardeau, comme un boulet. Depuis quelques années, elle étudiait en pension, mais ce n'était que dernièrement que ses repères étaient tombés en pièces. Elle avait commencé l'année scolaire avec des parents en couple, pour découvrir, à son premier retour de vacances, que désormais elle devrait se partager entre deux foyers.
« Au moins, ils sont toujours vivants, les tiens. » lui avait balancé la psychologue de l'école.
Comme si c'était mieux ! pensait Vivi. Non seulement elle devait faire face aux repères brisés, mais aussi elle devait se coltiner des séances de thérapie auprès de cette dinde à lunettes.
Vivi n'avait pas envie d'en parler. Ni avec elle ni avec personne. À quoi bon, puisque cela ne changerait rien ?
*
Au chalet, le fait de se retrouver seule avec son père, diminuée par sa jambe plâtrée, lui avait ouvert de nouvelles perspectives. Au lieu de s'isoler dans ses appareils électroniques, elle préféra l'observer lui aussi. Elle décelait un visage soucieux, qu'il cherchait constamment à dissimuler. D'autres fois, il paraissait trop pensif, concentré ; le regard rivé vers la porte de la cuisine - lorsqu'ils étaient en haut -, comme si quelque chose se cachait en bas des escaliers. Elle détectait le même air absorbé, front plissé, quand ils se retrouvaient en bas. Il fixait la porte fermée au fond du couloir, et montrait un intérêt soudain pour sa trousse à outils. Enfin, elle vit la moue qu'il affichait lorsqu'elle manifesta sa préférence pour s'installer dans la pièce du sous-sol. Elle argumenta que, de toute façon, elle n'avait pas d'autre divertissement, et ce serait le seul endroit où elle ne s'ennuyerait pas pendant son absence prévue le lendemain. En décodant ses gestes, elle comprit que son choix avait frustré ses plans. Elle comprit qu'il attendait qu'elle s'endorme pour tenter d'ouvrir la porte.
Finalement, il dut faire avec. Il installa les affaires de la jeune fille dans la pièce au sous-sol et prépara le canapé-lit. Puis lui demanda de choisir un film qu'ils regarderaient ensemble dès qu'il aurait fini de faire quelque chose. Ses quelque chose, elle les connaissait bien. Cela voulait dire qu'elle était trop jeune et trop stupide pour comprendre. Cette fois-ci, d'après elle, il s'agissait d'une activité pas nette.
Elle le laissa se débrouiller pour ouvrir la porte. Entretemps, elle reprit son portable uniquement pour effacer les nombreux messages de sa génitrice, sans les avoir lus. Vivi lança à voix haute que sa mère avait appelé, dans le seul but de provoquer son père. Elle voulait qu'il se détourne de cette maudite porte et vienne avec elle. Ou du moins, qu'il lui laisse tenter sa chance. Comme une invocation, avant qu'elle n'ait pu ouvrir la bouche, elle entendit un cliquetis suivi d'un grincement.
— Vivi, ne viens pas, lança-t-il.
Bien évidemment, elle perçut cela comme une invitation. Elle attrapa ses béquilles, sortit de la chambre et avança dans le couloir. Le bruit de ses pas claudicants fut couvert par ceux de l'ouverture et de la fermeture des portes et des tiroirs. La pièce ressemblait à une buanderie, équipée d'un congélateur, d'une machine à laver et d'un sèche-linge, le tout entouré par des étagères et des placards. Lorsqu'elle découvrit son père au milieu, le regard rivé vers le congélateur, Vivi ne put cacher un mince sourire.
— Tu t'attendais à quoi ? Retrouver les restes d'une famille assassinée ? lança-t-elle, moqueuse.
Son père sortit de ses pensées, il la dévisagea, l'air moins grave.
— T'es sûr qu'ils ne sont pas dans le congélateur ? ajouta-t-elle en s'avançant.
Il soupira, un léger apaisement apparut sur son visage, mais un rictus au coin de la bouche révélait sa perplexité. La jeune fille prit appui sur un meuble où étaient entreposés plusieurs cadres photo. Karl les avait remarqués et s'approcha pour les observer un peu plus attentivement. Tandis que la jeune fille s'interrogeait sur cette famille qu'elle venait d'apercevoir furtivement, lui, semblait les connaître. Il susurra même un nom Paulus.
— Tu les connais ? demanda-t-elle.
De manière hésitante, il braqua ses yeux sur ceux de la jeune fille, d'un bleu limpide. Il esquissa enfin un sourire, leva les bras et attrapa un objet en haut de l'étagère. Une luge.
— Demain, on va faire une petite balade, annonça-t-il.
*
Vivi pouvait se sentir satisfaite, elle avait passé une agréable soirée à se vider la tête et à regarder un énième film d'extra-terrestres envahissant la planète. La mystérieuse inquiétude de son père n'avait pas disparu, mais il affichait un air plus serein. En regardant le film, elle eut un sentiment qu'elle n'avait pas eu depuis un moment : près de lui, elle se sentait protégée, en sécurité. Elle aurait aimé envoyer un mot à sa mère. Lui confirmer qu'elle allait bien, car elle était avec lui et pas elle. Mais, fatiguée, elle laissa cette pique pour plus tard.
Le lendemain, la sortie en luge fut pour elle une bouffée d'oxygène, car elle put enfin respirer l'air de la montagne et jouer avec la neige comme l'enfant qu'elle n'était plus. Pendant ce temps, il lui parlait d'une vue magnifique sur le pic de Mehlsack, non loin de là. L'endroit où il devait se rendre cet après-midi. Il lui affirma qu'il ne tarderait pas.
— Il est louche ton ami, pourquoi il ne vient pas au chalet ? demanda-t-elle en lui balançant une boule de neige qu'il esquiva sans difficulté.
— Oui, il est louche, répondit-il laconiquement, reprenant cet air pensif, soucieux.
*
« Je n'en aurai pas pour longtemps, regarde un film, je serai de retour avant la fin » lui avait-il promis.
Malgré la longueur du film, il n'était pas rentré. Elle ne s'étonna pas, il lui avait déjà fait le même coup la veille. Entre deux soupirs d'ennui, Vivi prit la télécommande pour éteindre l'appareil ; en se penchant vers la table basse, son attention fut attirée par sa console et son téléphone portable. C'était la première fois qu'elle s'était déconnectée depuis si longtemps. Avant d'allonger son bras pour s'en saisir, elle songea à la buanderie. Pourquoi n'avait-elle pas pensé à aller y fouiner plus tôt ? Elle laissa la télé allumée avec la musique des crédits de fin lui faire un fond sonore, attrapa ses béquilles et traversa le couloir. Lorsqu'elle poussa la porte, elle perçut du bruit venant d'en haut. Voilà une occasion ratée.
— Papa ? cria-t-elle, espérant qu'il puisse l'entendre.
Le mouvement et le piétinement se poursuivirent à l'étage supérieur. Vivi supposa qu'il se délestait de son équipement. Elle l'appela à nouveau, sans obtenir de réponse. Mais cela ne l'étonna pas plus que ça. En revanche, elle hésitait à pénétrer dans la buanderie, elle n'aurait pas le temps de fouiller, mais elle voulait revoir les images. Rapidement, elle les saisit et observa les photos d'une famille, des plus ordinaires. Même les clichés des adolescents ne l'intéressèrent pas. « Tête de crétin » se dit-elle en contemplant celle d'un beau blondinet de son âge.
Le bruit des pas descendant les marches la sortit de ses pensées.
— Papa ?
Vivi déposa les cadres photo sur l'étagère et décida de revenir dans sa chambre de fortune, étonnée qu'il ne lui réponde pas. « Il doit être de mauvais poil » songea-t-elle en fermant la porte. Dès qu'elle fit demi-tour, elle sursauta.
— Tu dois être Vivi.
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