Chapitre 6 : Les Terres Désolées
FLIBERTH
Aux frontières des civilisations survivantes, là où peu s’aventurait, des nuages anthracites obscurcissaient le ciel. Dans l’inaccessible nord, au-delà de tout, la vie s’était éteinte. La désolation s’emplissait d’un lugubre gris, s’étendait partout. Si bien que tout explorateur pouvait seulement ressentir de la morosité en les parcourant.
Est-ce que je perds mon temps ? Est-ce que je poursuis l’inatteignable ? Il doit bien y avoir quelque chose. Impossible que l’ensemble des fondations aient été détruites !
Fliberth suivait la direction septentrionale d’un pas démotivé. Il ajusta sa ceinture gaufrée en cuir insérée entre son ample pantalon argenté à rayures bai et sa veste à rabat en laine feutrée. Sa longue chevelure châtaine s’était encore emmêlée et masquait une partie de sa figure pâle et ovale, sur laquelle sa barbe hirsute dévorait ses hautes fossettes sans dissimuler son nez aquilin et ses yeux bruns d’un éclat en perdition. Autrefois il était costaud, désormais sa carrure s’était asséchée, puisqu’il il avait troqué le combat pour d’autres objectifs.
Toute cette distance de sillonnée, et pourquoi ? Je refuse de croire que tout a été dit ! La magie n’est pas que destruction. Jawine me l’a prouvé.
Peu importait où il pivotait, seul le relief évoluait. Plus aucun oiseau ne pépiait. Aucun bétail ne paissait l’herbe. Pas le moindre arbre ne jalonnait les déclives. Des rochers massifs s’intercalaient entre les routes s’ondulant vers tout horizon, couronnant des terres devenues infertiles. Fliberth fendait un paysage de ruine et de mort, où le vent mordant s’infiltrait sous ses vêtements, où l’éternel silence le hantait. Il avait beau arpenter des coteaux et traverser des vallées, absolument rien ne comblait son vide intérieur.
Au sommet d’une colline atteinte sans gloire, l’ancien garde se dressait apathique. Personne ne témoignerait de ses actions quoi qu’il ferait : ignorant sa pointe à la poitrine, il éleva la voix :
— C’est donc tout ? Voici les Terres Désolées, fidèles à leur description ? Mes ennemis avaient-ils raison de brandir ces lieux comme exemple ultime de la vilenie des mages ? Je sais que c’est faux ! J’ai témoigné de leurs exploits, je les ai protégés, je me suis battu avec eux !
Fliberth se courba pour tousser, avant de reprendre de plus belle :
— Je suis insignifiant dans cette immensité. Et alors ? Kalhimon Steria, Vatuk Locthor, Godéra Mohild, Nerben Tioumen, est-ce que vous riez de la souffrance d’autrui ? Est-ce que vous vous amusez de ce jeu de pouvoir ayant mené à l’annihilation d’une patrie, et à l’exil massif des survivants ? Par vos actions, vous avez prouvé que n’importe quel être humain est capable de commettre les pires destructions !
Il s’était éreinté et peinait à tenir debout. Au moment où il chuta à genoux, des larmes salées coulaient déjà le long de ses joues. Fliberth chercha d’abord à les essuyer avant de s’apercevoir de la futilité de son geste. Que mes émotions s’expriment. Que puis-je faire d’autre, de toute manière ? Au lieu de quoi il dégaina son épée. Sur la lame couraient des motifs en spirales bien qu’il parvînt tout de même à entrevoir son reflet.
— Une arme destinée à défendre les personnes auxquelles je tiens, murmura-t-il. Oui, Thouktra a été sauvée… Mais à quel prix ? Tu me manques, mon amour. Sans toi, de quoi suis-je capable ? De bien peu, apparemment.
Il baissa les bras. Proche de s’écrouler, d’abandonner. Des échos répercutés en vain, au milieu de nulle part. Mû par un réflexe, Fliberth riva ses yeux vers le ciel d’où il aperçut un rayon de lumière dans la densité nuageuse. Ruminer pendant des heures ne fera que m’épuiser davantage. Je dois trouver un endroit où dormir.
Fliberth s’insuffla une once de volonté en reprenant sa marche. Toutefois gardait-il une cadence modérée, ralenti par ses pensées parasites. Il s’échinait à repérer un lieu de repos avant de chuter de fatigue. Sauf qu’aucune ombre ne répondait à ses supplications, aussi gémit-il à chacune de ses foulées.
Ce fut après d’interminables minutes qu’un miracle se produisit. Un renfoncement se manifesta devant son regard ébaubi. Ni une, ni deux, il se hâta vers la grotte où il s’y enfonça, déposant son sac sitôt entré. Quelques stalagmites ornaient le seuil par-dessus les parois rugueuses.
Je me doutais bien que le confort serait inexistant, par ici. Mais j’ai retrouvé de la chaleur et de l’obscurité en plus silence. Ça me conviendra pour le moment.
Le temps n’apaiserait guère les tourments. Cela, Fliberth en restait conscient au moment où il installa sa couchette. Il se rassasia avec des morceaux de porc séché et d’une pomme, puis s’allongea quelques heures durant. Tout ce qu’il souhaitait une nuit, une seule lors de laquelle aucun cauchemar ne le tarabusterait.
Que ces images disparaissent à jamais. Je sais que j’ai échoué. Que je suis loin de tous mes compagnons qui aujourd’hui encore accomplissent leur devoir. Je reviendrai… lorsque je serai prêt.
Une nuit pleine d’agitations s’écoula. Il lui fallut longtemps pour gagner le sommeil, mais quand il y parvint, il ne se réveilla pas en sursaut. Et la hallebarde ayant fauché son épouse n’apparut pas au milieu de ses rêves, alors que c’était si récurrent. Tout comme les paroles empoisonnées des miliciens et inquisiteurs chaque fois qu’ils commettaient l’impensable.
Des grincements retentirent peu après l’aube. À une telle proximité, Fliberth réalisa qu’il n’était plus immergé dans ses songes. Puis il sursauta en percevant des hennissements. Une voix inconnue succéda, d’une langue qu’il ne connaissait pas. L’ancien garde se releva, intrigué et circonspect, et ouvrit les paupières pour découvrir de qui il s’agissait.
Deux hongres grises tiraient une charrette en bois d’érable dont le plateau contenait de multiples sacs en chanvre. Au niveau des roues se trouvait un homme de grande taille et au teint noir. Un myrrhéen ? Non, sinon je comprendrais ce qu’il dit. Une barbe rasée courte surmontait son menton volontaire comme ses hautes fossettes s’inscrivaient sur ses traits carrés. Il avait attaché ses cheveux crépus vers l’arrière, dévoilant un large front traversé par un symbole de flèche peint en turquoise, tandis que des boucles d’oreille en forme de croissant oscillaient. Ses abdominaux saillaient presque sous l’épaisseur de sa redingote flavescente. Étrange tenue pour une expédition dans les Terres Désolées… Il était chaussé de guêtres en cuir et une ceinture à anneaux ceignait sa taille. Pas d’arme accrochée, même par précaution ? Il doit avoir confiance en lui…
L’homme flatta l’encolure de ses montures avant de s’intéresser à Fliberth. Lequel pencha la tête, fronça les sourcils, ignorant s’il devait enserrer la poignée de sa lame par précaution. D’une démarche soutenue, l’inconnu s’arrêta à quelques mètres devant l’ancien garde, à qui il tendit ses deux paumes avant de présenter le dos de ses mains. Fliberth en demeura dubitatif.
— Belurdois ? demanda alors l’homme.
— Je parle le belurdois, rectifia Fliberth, mais je suis enthelianais.
— Tant que nous nous comprenons, ça ira.
— Attendez, vous m’avez surpris ! Qui êtes-vous ? Est-ce que vous m’avez suivi ?
Les lèvres de l’homme se plissèrent comme il croisa ses bras derrière son dos. Il explora l’entrée de la caverne d’un regard circonspect, pour mieux fixer son interlocuteur lorsque ce dernier l’interpella.
— Muringa Nilaj, se présenta-t-il. Érudit et historien de l’Anomyr. Et toi, comment t’appelles-tu ?
Il m’a forcément suivi, pourtant il ne connait mon nom. J’essaie de bien comprendre. Fliberth examina Muringa de la tête aux pieds, s’assura de son bien-fondé, mais il était encore trop tôt pour le jauger complètement.
— Fliberth Ristag, répondit-il d’une voix plus faible qu’escompté. Garde de l’Enthelian… avant les événements de Thouktra.
— Des cernes creusent ton visage, nota Muringa. Tu as l’air d’avoir traversé de rudes épreuves. De garde à explorateur des Terres Désolées, donc. Ton nom m’est familier.
— Je me battais pour la sauvegarde des mages entre deux pays qui les persécutent. Ma femme en était une.
— Tu parles au passé… Inutile de m’en dire plus si c’est trop difficile pour toi. Nous venons à peine de nous rencontrer.
Son teint se plomba, sa bouche se tordit. La simple évocation de Jawine suffisait à ankyloser Fliberth, si bien que les souvenirs s’illuminaient au-delà de la réalité. Où est ma force d’antan ? Il cilla à l’excès, s’efforça de bien paraître par-devers Muringa.
— Je dois exiger plus de toi, admit Fliberth. Je ne m’attendais pas à rencontrer quelqu’un ici ! Je voulais mener cette quête seul.
— Nous sommes dans la même position, rétorqua Muringa. Je cherche quelque chose dans les Terres Désolées, et j’espère bien le trouver. J’étais aussi surpris que toi de te rencontrer. Cela fait des jours que je te talonne, sans savoir quand était le meilleur moment pour t’aborder. Me voici donc.
— Dans ces paysages aussi vastes et vides, comment je n’ai pas pu te remarquer avant ? Surtout avec un tel chargement !
— Je restais à bonne distance. Et je sais faire me discret.
— Pas très rassurant… Désolé de t’assaillir de questions, mais j’ai besoin de réponses. Que cherches-tu ici ?
Muringa se mordilla la lèvre inférieure. Peut-être qu’il est digne de confiance, mais comment le savoir ? Le dialogue reste la meilleure option. Il gambergea, tapota des pieds sur le sol, quitte à susciter l’impatience de l’ancien garde. Tant que le silence régna, seules les rafales s’exprimèrent, ce contre quoi Fliberth grelotta. Pas totalement à l’abri du froid, en fin de compte…
— Des détails inconnus sur la chute de l’Oughonia, révéla-t-il.
— Quels détails ? douta Fliberth. Isim et Iema se sont entretuées pour le pouvoir, et ont détruit leur pays par leur folie.
— Ce sont les grandes lignes, connues de tout un chacun. Mais il doit y avoir une partie de l’histoire qui nous a échappés. Et je compte bien le découvrir. N’en es-tu pas toi-même persuadé ? Bien peu se sont rendus dans les Terres Désolées… Tous avaient un objectif en tête.
Fliberth opina à contrecœur. Même si je ne m’épanche pas, impossible de lui dissimuler la vérité. Il continua à dévisager Muringa puisqu’il peinait encore à le cerner. Rarement ses traits se plissaient lorsqu’il parlait, et il ne bougeait presque pas.
— Je cherche à comprendre la magie, dévoila Fliberth. Pourtant je ne suis pas mage moi-même… Paradoxal, pour toi ?
— Pas du tout, contesta Muringa, car je suis dans le même cas. Oudamet Mheba, mon compagnon, s’est exilé de l’Empire Myrrhéen lors de la Grande Purge. Nous nous sommes rencontrés alors qu’il se cherchait une place dans la bibliothèque où je travaillais. Voilà sept ans que nous sommes mariés.
— Je suis heureux pour vous.
— Oh, du bonheur, nous en avons partagé, mais j’ai vite réalisé mon pire défaut. Dans un couple idéal, nous devons nous traiter en égaux… Or j’ai toujours considéré Oudamet comme supérieur à moi. Il me fascine par sa maîtrise de la magie, alors que je suis réduit à l’étudier théoriquement. Comprendra la nature de cette énergie, ses origines, son évolution et ses ramifications est la quête de mon existence.
— Tu l’idéalisais ?
— C’est ce que j’efforce de corriger. Cesser de me dévaluer, mieux vivre l’instant présent. Comment faire coexister mes objectifs avec ma vie amoureuse ? Nous avons failli nous séparer… Mais bon, je n’ai pas à me lamenter. Je l’ai moi-même cherché.
Une onde de détermination fendit la figure de Muringa. Il plongea son regard vers l’horizon, là où il décèlerait ce pourquoi il s’était écarté de la civilisation. Aussi Fliberth se plaça à sa hauteur, sans pour autant prendre la parole. Dans ces flots d’incertitudes s’abandonnaient deux âmes insatisfaites.
— Il m’a donné une chance, dit Muringa avec une pointe d’amertume. Une opportunité de mettre fin définitivement à mes obsessions. Bennenike l’Impitoyable a utilisé la destruction d’Oughonia comme prétexte pour massacrer les mages de son empire. D’autres ont utilisé ce même prétexte, même si c’était à plus petit échelle. C’est ici que nous trouverons la vérité.
— Un lieu commun pour les esprits errants, murmura sinistrement Fliberth.
— Tu ne crois pas si bien dire. Les dernières personnes connues à avoir exploré les Terres Désolées étaient Vilnira et Valroth Heolan, deux aventuriers, avec tout un groupe de volontaires. C’était il y a plus de quarante ans.
— Donc ils ont pu raconter leur périple ?
Muringa se rembrunit, et Fliberth comprit.
— Ils ne sont jamais revenus, déplora-t-il. Je tiens cette information d’Arda Laug, une vieille femme fort sympathique et ancienne capitaine qui les avait emmenés par le fleuve Nildar. J’ai suivi une autre route, évidemment.
— Si eux ont échoué, quel espoir avons-nous ? s’enquit Fliberth.
— Nous ne répèterons pas leurs erreurs. Beaucoup d’explorateurs se sont perdus dans la vastitude des Terres Désolées, sans être suffisamment préparés. À ton avis, pourquoi j’ai pris autant de provisions ? J’ai bien l’intention d’accorder tout le temps nécessaire. Pas d’offense mais… Je vais devoir t’en prêter un peu.
D’un coup d’œil de biais Fliberth observa son sac. Il haussa les épaules, forcé d’acquiescer à l’affirmation de Muringa. En transportant trop, je n’aurais pas pu avancer… Mais il n’a pas tort. Ce dernier l’exhorta à s’approcher d’un geste de la main, désigna le chemin à emprunter par-delà la grotte.
— Alors tu me fais assez confiance pour t’emmener avec moi ? questionna Fliberth.
— Tout être humain est bon jusqu’à preuve du contraire, affirma Muringa en souriant.
— Nous n’avons pas vécu la même chose, c’est une certitude.
Nulle réponse ne contredit son allégation. J’envie son optimisme. Dix ans plus tôt, j’aurais probablement pensé pareillement. L’érudit grimpa plutôt sur la charrette d’où il agrippa la bride. Tâtonnant quelques secondes, Fliberth sentit ses muscles se détendre à la perspective de ne plus marcher des journées entières. Il s’installa derrière et adressa un signe de tête à Muringa.
— Très bien ! s’exclama ce dernier. Le moment de vérité. J’ai quelques pistes sur les endroits où nous diriger avec les informations que j’ai glanées. Pourvu qu’elle nous mène à du concret.
— Espérons, souffla Fliberth.
Les sanglots s’estomperaient au gré d’une quête tout juste débutée. Les soupirs se relâcheraient lorsque les hongres les transporteraient vers la vérité. Fliberth et Muringa se consultèrent avec assurance, au nom de leur nouvelle alliance. Seuls quelques rochers sur le chemin menaceraient la stabilité de leur véhicule apte à fendre ces lieux dépourvus de vie.
Là où la magie avait autrefois régné, elle n’emplissait même plus les environs.
Je dois me fier à Muringa.
Sinon ma dernière flamme d’espoir risque de s’éteindre.
Annotations
Versions