Chapitre 11 : Le rôle

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NAFDA


Tel l’émeraude luisait le champ d’orge en-deçà d’une rangée de palmiers. Clôtures et chiens protégeaient l’élevage de moutons à proximité. À l’ouest du désert d’Erthenori, aux limites de l’étendue dorée, le village de Gashra se présentait modestement. Des maisons en plâtre, au toit courbé et aux murs délavés, abritaient ces âmes consacrées à la simplicité même de l’existence.

Nul ne s’était attendu à recevoir une visite de l’impératrice en personne.

Sitôt avaient-ils discerné la délégation qu’ils avaient cessé toute activité. Que valait la récolte des céréales et la surveillance du bétail face à l’arrivée de la suprême dirigeante ? Beaucoup ôtèrent leur foulard, quitte à endurer les mornifles de l’astre diurne, et le secouèrent en guise de salut. Enfants et vieillards, hommes et femmes vigoureux, ils furent nombreux à scander le même nom. Des larmes montaient à leurs yeux tandis qu’ils se rassemblaient à la bordure du patelin.

Ils se considèrent récompensés, voire bénis ? Bennenike possède l’art de susciter des réactions extrêmes. C’est ce qu’il faut, non ? Un peuple qui le soutienne quelles que soient les circonstances.

Les villageois ne prêtèrent aucune attention à Koulad, nonobstant ses grommellements, tant il était inconnu à leurs yeux. Ils ne mesurèrent guère non plus les miliciens, sinon la solidité de leur équipement. Pas même Oranne, tarabustée comme à l’accoutumée par Djerna et Xeniak, ne trouvait grâce à leurs yeux. De quoi plaire à l’assassin.

Enfin je ne suis pas le centre des regards. Voilà comment les gens sont supposés réagir. Louanger Bennenike et non sa plus fidèle alliée qui reste dans son ombre. Seuls certains exploits méritent d’apparaître à la lumière.

Nafda avait pris ses aises, si bien qu’elle put circuler un peu autour des maisons, même si son devoir lui exigeait de flanquer son impératrice. De l’hésitation fendit néanmoins ses traits quand les habitants se montrèrent trop insistants. D’aucuns s’agenouillèrent, et leurs filles et fils, juchés les épaules, offrirent statuettes et poteries à Bennenike. Tant de cadeaux déstabilisèrent d’abord cette dernière, mais elle gratifia les villageois de son plus éclatant sourire et certains étaient proches de défaillir. D’un claquement de doigts l’impératrice appela ses servants, lesquels collectèrent les présents à la hâte afin de les déposer dans les attelages.

Des minutes défilèrent sans que l’effervescence faiblît. Nafda en étrécit les yeux, s’exprima au travers d’un discret coup d’œil, mais la dirigeante se contenta d’opiner avec assurance.

Mais alors… Elle en est ravie ? Bennenike a si souvent affirmé qu’elle se fichait de sa réputation. Qu’elle l’avait sacrifié pour l’avenir de sa patrie. L’observation est toute autre ici. À l’écart de toute grande ville, où les nouvelles de l’empire se transmettent sûrement avec lenteur, leur vision de l’impératrice est différente. Ils l’adorent. Ils la vénèrent. Exactement ce que Bennenike affirmait ne pas vouloir. D’autres impératrices et empereurs ont subi un traitement similaire, mais sans doute de moindre intensité.

Rassembler des alliés pour contrer une forte et inévitable opposition. Une loyauté sans faille, dénuée de toute profonde réflexion. Tel est son plan depuis le début ? La raison de la création de sa milice bien avant qu’elle ne monte sur le trône ?

Nafda balaya les habitants du regard de la même manière que son impératrice. D’un geste de la main, où qu’elle se rendît, Bennenike exerçait un contrôle sur ses soutiens. Celui grâce auquel tous se turent lorsqu’elle exigea. Plus d’éloge n’emplissait les allées, plus d’ovations ne se répercutait par-delà les champs. Seule s’entendait la voix dont tout un chacun se berça.

— Tant de reconnaissance me flatte ! admit-elle. Au départ, j’estimais que Gashra ne constituait qu’une étape de notre trajet, une simple croix sur nos cartes. Il s’y trouve en réalité une population chaleureuse que j’aurais bien envie de côtoyer plus longtemps. Hélas nous ne pouvons pas nous attarder ici. Aussi ai-je une proposition à émettre.

Bennenike se racla la gorge, assurée de l’écoute des villageois, avant de reprendre à plus haute voix encore :

— Je connais vos pires frayeurs. Même depuis ce patelin reculé, vous n’êtes pas sans savoir qu’une insurrection ravage les régions de Nilaï, de Kishdun et d’Ordubie. Vous ne seriez pas la première bourgade à être engloutie par de cruelles flammes. Et je déplore le faible nombre de gardes alors que vous pourriez être source de convoitises. Que diriez-vous donc d’un échange ? Quelques provisions pour le restant de notre voyage, tout comme un logis pour la fraîche nuit à venir, contre le déploiement d’une poignée de miliciens à Gashra. Qu’en pensez-vous ?

D’emblée Bennenike recueillit une kyrielle d’approbations. Des instants durant, immobile, comblée, elle se méprenait à une statue dont la localité se serait bien pourvue.

L’heure n’était plus aux révérences à la distribution des tâches. Parmi les villageois, les uns se ruèrent vers les réserves d’où ils prirent des récoltes, les autres abattirent des moutons avant de les dépecer. Contrastait la suite de la dirigeante qui s’installa en quête de repos avec une lenteur toute relative. Au milieu de cette multitude restait Nafda, celle que personne ne considérait, à qui nulle responsabilité ne fut confiée. Ainsi disposait-elle du temps nécessaire en tant qu’observatrice. Chaque sac charrié, chaque pièce de viande transportée, chaque personne progressant d’un point à un autre passait sous son propre jugement.

Et cette tranquillité durerait ? La stabilité est un concept dépassé. Peut-être existe-t-il des lieux reculés au sein desquels la paix est permanente. Ici, par contre, des renforts miliciens suffiraient-ils à arrêter une armée déchaînée ? J’ai comme l’impression que Ruya est plus tenace que Phedeas, tant cet imbécile a commis les pires erreurs stratégiques. Mais ces villageois vivent heureux. Ils ne devaient pas se soucier le moins du monde de ces dangers avant que Bennenike n’en parle. Elle réalise surtout une action symbolique, cherche des alliés au nombre grandissant de ses ennemis, parce que beaucoup commencent à douter d’elle.

Beaucoup doutent d’elle, oui…

Le cœur de l’assassin rata un bond lorsque Dénou la sollicita.

— Ne reste pas là ! suggéra-t-elle. Tu devrais un peu aider, non ?

— J’imagine que ça m’occupera un peu l’esprit, concéda Nafda.

Nafda roula des épaules face au sourire trop appuyé de la jeune fille. Voilà qu’elle me dit quoi faire, maintenant. Les temps changent inévitablement. Sur les pas de Dénou, puis de toute l’affluence, elle se dirigea vers les demeures où elle aida à agencer de l’espace pour eux.

La lassitude apparut avant l’épuisement. L’assassin chérissait davantage ces moments où elle se dressait sans bouger, muette, inspectant scrupuleusement ses alentours. En cette fin de journée, elle avait jeté son dévolu sur Oranne, qui clopinait encore sous les invectives du duo de tortionnaires. Pas un villageois n’avait demandé pourquoi elle était captive et tous en détournaient le regard. Guère Nafda, admirant au contraire chacun de ses gémissements.

Les choix ne viennent pas sans conséquence. Oranne a voulu affronter plus fort qu’elle et elle s’est misérablement vautrée. Même si elle l’a bien fait souffrir, pourquoi Bennenike compte la rendre à ses parents ? Ce n’est pas une discussion dans une tente, certes enrichissante, qui me convaincra.

Même cette vue finit par l’ennuyer, aussi Nafda s’éloigna de la foule, aussi revint-elle aux fondamentaux. L’absence de futile interaction sociale. Le désir de patrouiller tout autour de Gashra où tout péril risquait de poindre. Marcher au clair de lune au rythme du pépiement des oiseaux. S’imprégner de l’obscurité dont elle était la partenaire, lorsque les astres illuminaient la voûte céleste.

Éloignée de tout. Telle est ma place. M’intégrer dans des tâches physiques ou dans des discussions est forcé. Mes dagues et mon instinct pour unique compagnies.

Ce soir-là, Nafda avait l’appétit pour autre chose que de la nourriture. Pendant que les autres se repaissaient sous la mélodie de luths, timbales et flûtes en roseau, Nafda s’était perchée au milieu des palmiers, où elle recevait le baiser du vent. Plusieurs miliciens effectuaient déjà le guet autour des champs mais l’assassin sondait une autre profondeur. Un endroit où elle dénicherait une potentielle adversité dès que ses yeux s’étaient accoutumés aux ténèbres.

Subitement, ses dagues se mirent à vibrer. Moult frissons l’excitèrent alors qu’elle se retournait. Mais sitôt aperçut-elle les silhouettes infiltrées entre deux palmiers que du sang monta à son visage.

— Encore vous ? grogna-t-elle. Je n’ai pas le temps d’écouter vos sornettes !

Nafda plongea, dégaina ses lames, assaillit Niel et Leid. Remuant à peine les doigts, ils se téléportèrent dès la première attaque. Ils étaient sur ses flancs depuis lesquels ils la narguèrent, bras derrière le dos. L’assassin s’acharna après un bougonnement pour un résultat identique. Elle eut beau mouliner, pivoter, anticiper où ils se déplaçaient, ses ennemis se soustrayaient à chaque fois.

Exténuée à force de s’opiniâtrer, glissant plus qu’elle ne se mouvait, l’assassin s’échina sur une ultime tentative. Un sort de projection, si rapide qu’elle ne put le dévier, l’envoya valser jusqu’au tronc d’un palmier. De la douleur la vrilla toute entière tandis qu’elle retombait lamentablement sur le sol.

Ils sont faibles. Obligés d’être furtifs tant la confrontation directe les tuerait. Forcés de me surprendre pour me battre. Une grimace distordit les traits de Nafda comme elle échouait à se relever. Assise au pied de l’arbre, ses dagues hors de sa portée, il lui suffirait d’une roulade pour les récupérer. Pourtant était-elle happée par le regard azur de Niel et Leid qui la toisaient intensément.

— Un peu de patience et de maturité, suggéra Niel. Ne nous abaissons pas à la violence.

— Épargnez-moi votre condescendance, lâcha Nafda. Je n’ai pas oublié tout ce temps où vous m’avez torturée. Vos visions de supplice restent enracinées dans mon crâne. Quelle en était la finalité ? Pourquoi m’avoir abandonnée là ? Vous n’avez jamais répondu.

— Ta souffrance est un bien nécessaire pour notre plan ultime.

— Mais de quoi parlez-vous ? Vous n’avez toujours pas compris que parler par énigmes m’énerve ?

— Voilà pourquoi nous le faisons.

Nafda fulmina intérieurement. Se réduire en injures ou en menaces l’éreinterait davantage. Au lieu de quoi résista-t-elle à la persistante douleur afin de ramasser ses dagues et de se relever. Leid et Niel l’observèrent sans ciller, s’époussetant même leur veste. Patience, patience… Je suis habituée à agir plus subtilement. Mais comment les vaincre ? Je crains qu’une fois encore, je vais devoir les écouter…

— Pourriez-vous au moins dévoiler les raisons de votre présence ? demanda-t-elle. Je suis à peine éloignée des miens. Ils pourraient rappliquer à tout moment, surtout avec le bruit.

— Tu supposes donc que nous sommes terrifiés par les forces de l’impératrice, dit Niel. Ce qui n’est évidemment pas le cas, sinon nous ne serions pas ici. Quoique ta position nous arrange.

— Quant aux raisons de notre présence, enchaîna Leid, elles sont triviales. Il y a certaines choses dont nous devons t’informer. Figure-toi que nous sommes venus à la rencontre de Horis Saiden, il y a peu. Et lui aussi a d’abord réagi par la rage et l’incompréhension. Sûrement nous blâme-t-il encore pour le décès de Yuma.

Lui. Encore et toujours lui. Il lui suffisait de clore les paupières et une image nette du mage émergeait. Malgré leurs rares rencontres, Horis Saiden ne cessait de le hanter dans ses visions. Et l’horrible flux se déployait massivement, inépuisable, incoercible, prêt à l’ensevelir toute entière. Je peux le vaincre. Il a beau être l’un des mages les plus doués de sa génération, il possède ses faiblesses. Un jour, je les découvrirai, et j’arrêterai de tressaillir.

Nafda cligna d’excès. Je dois reprendre mes esprits. Vivre cet instant où d’autres ennemis me dédaignent. Secouant la tête, elle fixa hargneusement les mages.

— Que lui avez-vous raconté ? interrogea-t-elle.

— Le rôle qu’il aura, déclara Leid.

— Le rôle que tu auras, ajouta Niel.

— Râle de frustration si cela t’enchante, mais c’est la vérité. Horis et toi êtes liés pour une destinée dont vous ne saurez appréhender les ramifications. Nous avons vu ton avenir, Nafda. Et par extension celui de l’Empire Myrrhéen.

Les mots impactèrent plus qu’ils n’auraient dû. Nafda sentit son estomac se nouer, toutefois choisit-elle de l’ignorer, pointant alors ses dagues en direction de ses adversaires. Lesquelles ne bougèrent pas bien qu’ils collectassent du flux au sein de leur paume. Ils me forcent à agir ainsi. Tout ceci fait partie de leur plan. Et ils s’amusent du fait que je ne le comprenne pas.

— Je connais mon but, affirma l’assassin. Purifier l’empire de ses ennemis, mages ou non, jusqu’au dernier. Cela inclut Horis, et vous aussi.

— Tu te vois comme une héroïne ? fit Leid. N’oublie pas que nous l’avons voulu. Mon double et moi t’avons guidée vers ces cibles à assassiner. Nous t’avons certes maintenue prisonnière, mais c’était parce que ces visions devaient t’apporter quelque chose. Et c’est bien vrai : tu as contribué à mater la rébellion de Phedeas Teos. Maintenant, tu t’apprêtes à faire de même pour celle de Ruya zi Mudak.

— Merci d’énoncer des évidences. Rien d’autre à ajouter ?

— Nous n’avons nul besoin de détailler comment ce combat-là se déroulera. Mais il y en aura un autre, bien plus important. Aux irréversibles conséquences.

— Vous agissez tels des prophètes ? Certaines sociétés en vénèrent. J’ai toujours rejeté ce point de vue.

— Ton for intérieur est cohérent avec tes propos. Ta dévotion en Bennenike, en revanche… Nous sommes enchantés de savoir qu’elle faiblit.

— C’est de votre faute ! Vous m’avez empoisonné l’esprit. Vos intentions sont sûrement loin de la victoire de mon impératrice, voilà pourquoi je dois vous empêcher de nuire.

— Et que peux-tu faire contre toi-même ? L’éveil était inévitable.

Des tremblements la paralysaient. Des gouttes de transpiration perlaient le long de ses tempes. De la moiteur envahissait ses paumes avec lesquelles elle peinait à garder ses dagues. Qu’est-ce qu’ils entendent par-là ? Rah, si je pouvais les égorger là, immédiatement, tout serait réglé ! Nafda restait ankylosée par-devers un duo que rien n’ébranlait.

— Vous parlez d’une rupture ? fit-elle. Je suis prête à donner ma vie pour elle ! Constatez donc combien je me suis dévouée en son nom !

— Nous aussi, rétorqua Leid, nous lui avions juré fidélité.

— Vous aviez prévu de la trahir dès le départ !

— C’était l’idée, mais les projets évoluent avec le temps, tout comme l’esprit. Comme nous l’avions dit à Horis Saiden, nous sommes des agents du chaos.

— Quel est l’intérêt de provoquer le chaos ?

— Former une société nouvelle. Aucune société, fût-elle millénaire, ne peut être éternelle. À l’échelle de l’existence, de l’univers et du temps, c’est une durée somme toute insignifiante.

Quelle folie les habite ? Ils veulent détruire l’une des plus brillantes civilisations ! Fulminant, tressaillant, Nafda porta un autre coup, ce contre quoi le duo généra un bouclier magique. D’ordinaire ses dagues le brisaient aisément, mais même en y exerçant une grande pression, elle échoua. Elle fléchit les genoux, serra les poings et les dents, en vain encore.

Victime du sempiternel mépris de ses ennemis.

— Je ne vous laisserai pas détruire l’empire ! s’écria-t-elle. C’était donc votre intention depuis le début ?

— Nous parlions de ton rôle, rappela Niel. Tu es une assassin efficace, Nafda, tout comme Horis est un mage de talent. Vous vous illustrerez à votre manière. À la fin, souvenez-vous que vous demeurerez la poussière qui enveloppe ce monde.

— Des forces se matérialiseront très bientôt, dit Leid. Une entité en particulier.

— Laquelle ?

— Oh, nous n’allons pas gâcher la surprise. Nous reviendrons en temps voulu. En attendant, assassin, poursuis ta quête. Car si le chemin est important… L’aboutissement l’est encore plus.

Qu’était la jeune femme face à l’énergie que le duo domptait ? Certes l’acier luisait, vibrait, mais il n’avait pénétré la chair comme il le faisait si souvent. Et dans l’obscurité s’éteignit la seule lumière dans les environs. Leid et Niel laissèrent une assassin saturée d’interrogations et de frustrations.

Forcée de se retrancher, témoin de la tenace adversité, Nafda n’aperçut personne autour d’elle. Elle rengaina ses dagues dans un soupir avant de faire volte-face. Sur sa route, baillant à hauteur du champ d’orge, elle entendit derechef la musique ayant couvert ces mages assurés dans leur vanité. Elle privilégiait désormais la passivité. S’allonger impuissante, essuyant une défaite supplémentaire, pendant que les anciens espions restaient libres d’agir.

Il est tard, oui. À tête reposée, j’effacerai ces regrets. Viendra le jour où il faudra les éliminer… S’ils sont des ennemis communs, aurais-je besoin de Horis Saiden ?

Non, non. C’est insensé.

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