Chapitre 15 : Au sommet des influences (2/2)
Un pas décidé, une allure modérée, une raideur excessive. Noki possédait cette étincelle qui la distinguait de la masse, la stature face à laquelle beaucoup se courbaient. Ses traits se marquaient d’une trentaine bien entamée. Elle compensait sa faible taille et son gabarit grêle par la force de son regard inscrit sur ses iris marrons et la fermeté de son expression. Un pourpoint noirâtre et étriqué la solidifiait, intensifiait son aura. Des bandes en cuir faisaient office de brassards comme ses bottines en daim sanglées remontaient jusqu’à ses chevilles. De courtes mèches s’emmêlaient sans grâce même si elle tentait de les peigner un peu. Et toujours les mêmes yeux et la même couleur de peau que ses deux sœurs.
Rien ne perturbait la sérénité de ses traits, ni la pertinacité avec laquelle elle jaugeait Horis. Elle cherche à se particulariser et m’effraierait presque si nous n’étions pas alliés. Quoique… Lequel tressaillit même quelques instants, au contraire de Milak et Médis, désormais accoutumés à sa présence.
— Vous avez dû prononcer mon nom à maintes reprises, dit-elle d’une voix grave parfois ponctuées d’inflexions aigues. Je ne commettrai donc pas l’affront de me présenter. Toi non plus, Horis Saiden, tant ton nom résonne partout. Surpris de ne pas avoir été repéré ici ?
— Un peu, admit le mage. Ma tête est mise à prix partout dans l’empire, et les miliciens rôdent. Vur-Gado est-il similaire à Doroniak ?
— Il y a des ressemblances, mais aussi et surtout de profondes différences. Pour achever la comparaison, Vur-Gado ne finira pas comme Doroniak. Tu seras un atout précieux pour nous.
— Pas qu’un atout. J’espère que vous me considérez dans toute mon humanité.
— Je comprends tes craintes, sur lesquelles je m’exprimerai après. D’abord, il nous faut terminer les formalités !
Ce disant, Noki s’écarta, et aussitôt émergea la silhouette autrefois piégée dans son ombre. L’homme en question la surpassait de taille, même s’il était d’une minceur comparable. Lui s’était attifé d’une simple veste en tissu à boutons boisés rabattu sur les côtés, et d’une ceinture gaufrée, loin des fioritures qu’adoptaient la population alentour. Teint brun, yeux étroits et longs cheveux noirs marquaient à la fois ses similarités et disparités. Un court sabre battait son flanc, le rendant plus menaçant que sa silhouette le suggérait.
— Mon autre conseiller, dit Noki. Reino Woyudin.
— Enchanté aussi ! lança le mentionné. Bien que je sois ravi de te rencontrer, Horis, j’aurais espéré que Sembi soit revenue.
— Pas encore, dit Milak. À vrai dire, nous n’avons pas eu de nouvelles d’elle depuis quelques jours, alors qu’elle approchait de son village natal, Shiphazu. Ça nous inquiète.
— Elle finira par revenir, nous la connaissons bien ! C’est vrai que vous partagez un point commun.
Reino acquiesça au plissement de son front. Sa figure s’assombrissait des suites de cette nouvelle même s’il ne commenta pas outre mesure. Un point commun avec Sembi ? Donc lui est né dans un corps de femme et a effectué sa transition par le biais de la magie ? Il n’a pas l’air d’un mage, pourtant… Quelqu’un d’autre l’aurait fait pour lui ? Pendant que s’accumulaient les interrogations, et le silence flottait au sein de l’assemblée, Noki claqua brusquement des doigts.
— Passons au cœur du sujet, décréta-t-elle. À présent que nous sommes tous réunis, mais que le temps imparti nous est limité, je dois m’exprimer sur mes intentions.
— J’ai déjà tenu Horis informé, rapporta Médis.
— Bien ! Toi qui as pénétré au sein du Palais Impérial, tu ne me trouveras pas trop ambitieuse. Renversons Bennenike Teos.
Horis connaissait la réponse. Se doutait des détails. S’imaginait les répercussions. Seulement ces mots vibraient puissamment en lui. Comme s’ils se firent l’écho d’idées atermoyées, à force de se focaliser sur d’autres ennemis, d’oublier le principal.
Est-ce que cela se concrétiserait enfin ? Une figure inaccessible, invincible. Bennenike sévit et réprime depuis bien trop longtemps, je peinais même à imaginer qu’une fin pourrait avoir lieu. Noki m’offre cette possibilité. Cela pourrait presque paraître trop beau.
De lentes inspirations le détendirent. D’une foulée vers l’avant le mage s’imposa, passant outre les interpellations de Ségowé, et n’examinait pas Noki d’authentique sympathie.
— Je souhaite le triomphe et le retour à une vie prospère, affirma-t-il. Si vous m’aviez rencontré juste après cette fameuse attaque, je vous aurais suivi sans hésiter. Puis j’ai rencontré Khanir Nédret, Jounabie Neit et Bakaden Yanoum. Tous trois m’ont fait miroiter la solution miracle pour bâtir un empire nouveau, sur les cendres de l’impératrice et de ses miliciens. Et ils sont morts, consumés par les flammes de leurs aspirations démesurées. Parce que deux d’entre eux nous ont trahis.
— Noki n’est pas comme Khanir et Jounabie ! rassura Médis en se harponnant à l’avant-bras de son ami. Je lui accorde toute ma confiance.
— Si facilement ? Tu as mentionné Bérédine, un peu plus tôt. Je culpabilise toujours. Si j’étais intervenu plus tôt, j’aurais pu la sauver. En me méfiant de Khanir… Mais il m’avait promis tant de choses, et j’ai succombé à cette tentation.
— Tu n’es pas responsable. Horis, je comprends tes inquiétudes, mais si nous rejetons tout allié potentiel, nous n’irons nulle part. N’as-tu pas envie que ce cauchemar s’achève ? Qu’un jour nous nous réveillions dans cet empire sans craindre pour notre propre vie ?
— Les objectifs doivent s’accorder aux méthodes. J’ai besoin d’espérer.
Médis cessa de s’accrocher à Horis. Le contact se transmettait plutôt à travers le temps, les longues secondes durant lesquelles ils se fixèrent. L’horizon à reconquérir au-delà des craintes, cette lueur à capturer. Les exhortations de Milak et Ségowé ne suffisaient pas à les réconcilier. Des plis se creusaient sur leur faciès tandis que leur corps s’affaissait doucement.
Seule Noki se risqua à les inspirer.
— La confiance se mérite ? relança-t-elle. Ainsi je ferai tout pour prouver ma valeur. Plus concrètement, nous connaissons nos principaux ennemis. Nous savons également qu’une autre faction nous gêne. Ruya zi Mudak n’a pas compris comment lutter contre le pouvoir… Une opportunité à saisir.
— Des innocents massacrés par centaines, et vous y voyez une opportunité ? fit Horis, médusé.
— De préférence, il faudrait les arrêter en même temps. Mon plan consiste donc à gagner la confiance de Bennenike en me joignant d’abord à elle. Nous voyageons jusqu’au champ de bataille pour affronter Ruya. Et au moment de nous débarrasser d’elle, nous lui plantons un poignard dans le dos ! Au sens propre ou figuré, comme vous voulez.
— Simple, décrit ainsi… Réalisable, je ne suis pas sûr. Ségowé nous a dit que vous n’avez jamais rencontré l’impératrice par le passé. Lorsqu’elle arrivera, ce sera votre unique occasion de gagner sa confiance. Vous serez obligée de mentir à notre propos. En êtes-vous capable ?
Relevant la tête, bandant les muscles, Noki s’imposa à l’amusement de ses sœurs. Elle adressa un clin d’œil à son interlocuteur comme s’il lui avait proposé un défi. Ni une, ni deux, elle fit demi-tour tout en proposant de lui emboîter le pas. D’accord, elle a une autre idée derrière la tête. Cette femme est décidément difficile à appréhender.
— Certaines machinations politiques m’échappent, soupira Veha. Nous sommes trois sœurs et je suis la seule à ne pas m’y intéresser… Et au combat non plus.
— Tu y assistes malgré tout à cause de moi, rétorqua Fuzado. Pour cette fois-ci, je vais rester à tes côtés.
— Comme vous voulez, consentit Noki. Pour les autres, je n’ai qu’une chose à dire à votre avis, pourquoi me suis-je absentée aussi longtemps ?
D’une cadence véloce doublée d’assurance, la cheffe marcha entre les extensions latérales, réduisant peu à peu la distance avec l’entrée. Par-delà la porte incurvée et entrebâillée se dressait une série de gardes à qui elle requit l’approche. Ce faisant ils bousculèrent quatre personnes qui se vautrèrent sur les marches, les mouvements entravés par de lourdes chaînes en fer.
Des prisonniers ? Horis se figea en plissant les yeux. Il ne reconnaissait pas trois d’entre eux, et à en juger par l’inclinaison de leur tête, Médis et Milak non plus. Deux femmes au teint ébène, amaigries et vêtues de haillons, se recroquevillaient à l’instar de l’homme de même carnation, au faciès dur mais ravagé et au nez arqué.
Il connaissait au contraire la quatrième captive. Les os ressortaient de sa peau mate sur chaque parcelle, y compris sur son visage émacié et couvert de premières rides. Enveloppée dans sa tunique loqueteuse, ses cheveux de jais démêlés envahis de poussière. Ghanima… Elle est encore en vie ? Sitôt plaquée contre le pavé qu’elle y planta ses ongles, sur lesquelles ils ripèrent. Dans ses yeux dilatés se perdait la volonté d’antan.
Noki faillit lui flanquer un coup de genou mais se contenta de la toiser avec hargne.
— Des esclavagistes, annonça-t-elle. Enfin, au vu de la manière dont vous observez Ghanima, vous connaissez au moins Ghanima. Je les ai capturés près de Nilaï !
— Nous avons un passé commun, confirma Médis.
— Je croyais qu’elle était notre alliée, renchérit Horis. Et puis j’ai découvert sa véritable nature. Peut-être aurais-je dû la tuer au lieu de l’assommer. Car si elle a continué à nuire…
— Rassure-toi, non ! reprit Noki. Gemout et elle auraient pu sévir s’ils n’avaient pas croisé la route de Mérid et Agnémonne, les deux autres femmes à nos pieds. D’esclavagistes à esclaves, ils ont goûté à une cruauté semblable qu’ils ont infligé à autrui. Ils sont aussi coupables que leurs tortionnaires.
Un instant durant, Horis crut qu’une certaine allégresse l’emplirait. Il ne ressentit toutefois rien. Nulle satisfaction ni compassion pour les coupables devenus victimes. Certes ils se pelotonnaient, geignaient, mais il se rappelait d’actes pour lesquels aucun pardon n’était envisageable. À quel moment justice a été rendue ? Noki ne souhaite pas juste les garder prisonniers… L’ambition s’inscrit dans son regard.
— Quel est votre plan ? questionna Milak. Pourquoi les avoir amenés ?
— C’est évident, non ? lança Ségowé. Ils serviront de monnaie d’échange, de gage de bonne volonté !
— Ma chère sœur m’a devancée, dit Noki sur un ton amusé. L’unique bonne mesure de Bennenike a été d’interdire l’esclavage une bonne fois pour toutes. Depuis que je suis dans cette position, j’ai participé activement à la lutte contre les réseaux esclavagistes. Ainsi vais-je pouvoir gagner la confiance de l’impératrice, sur notre unique convergence.
Sur ces mots elle se détourna des esclavagistes, sans cesser de les dédaigner, afin de mieux examiner les mages. Rester immobile si longtemps, penchée vers eux, accentua la portée de son regard.
— Quand la délégation pénétrera à Vur-Gado, poursuivit-elle, je devrai vous demander de vous cacher. Il ne faudrait pas ruiner ce plan si bien rôdé. Vous nous suivrez de loin lorsque nous marcherons vers la bataille. Et au moment décisif, vous surgirez pour porter le coup de grâce. Je peux te laisser le plaisir d’occire Bennenike Teos, Horis Saiden.
— La proposition est tentante, mais j’ai un problème. Maintenant que les esclavagistes nous ont vus, au moment de l’échange, ils risquent de nous dénoncer pour sauver leur peau !
— J’ai songé à cette éventualité. Écoute-les donc.
À chaque seconde ils se tassaient davantage. Étendus faiblement sur le sol, tout ce qu’ils furent capables d’émettre se résumaient à des gémissements. Ils s’évertuèrent à parler à plusieurs reprises, en vain, aussi un ample sourire fendit la figure de Noki.
— Je leur ai coupé la langue, se vanta-t-elle. Ils n’en avaient plus besoin donc à quoi bon la leur laisser ?
Et les instants s’égrenaient sans que son expression faiblît. Horis, Médis et Milak manquèrent de tressaillir, mais ils se refoulaient au nom de leur objectif commun. Ce que nous nous apprêtons à faire est du trafic d’êtres humains. Nous nous rabaissons aux méthodes de nos ennemis. Un mal nécessaire ? Ces gens-là sont vils et méritent la punition pour leurs actes passés, mais jusqu’où ? Je dois garder Noki à l’œil. Pas question que la situation nous échappe encore.
Cris et sanglots interrompirent la scène. Alarmés, les mages et politiciens se retournèrent, et aussitôt aperçurent-ils la source de ces tourments, face à laquelle Veha et Fuzado avaient à peine réagi. Cette grande femme de svelte carrure et coiffée de cadenettes noires n’était nul autre que Sembi. Pour son voyage, elle s’était habillée d’une tunique flavescente à amples emmanchures, sur laquelle dégoulinait sa transpiration à force de sprinter.
Elle s’arrêta juste devant ses compagnons, anhéla en se courbant. D’aussi près se voyaient et se ressentaient les larmes glissant sur ses joues. Le pire est à craindre…
— Mon village…, souffla-t-elle, peinant à articuler. Shiphazu… Il a été détruit par les forces de Ruya. Nous sommes arrivés trop tard. Mes parents, mes frères, mes sœurs… Tous morts.
L’annonce se propagea telle la foudre au sein de l’assemblée. Ils se pétrifièrent instantanément, et bientôt de nouveaux pleurs se joignirent au sien. Envahissait le sentiment d’impuissance chez tout un chacun.
— Trop occupée à chasser les esclavagistes, regretta Noki. J’aurais dû mieux préparer ma région. Je suis désolée. Tellement désolée.
— Nous nous rattraperons, s’affirma Ségowé.
— Ruya emploie des méthodes comparables à Bennenike, déplora Reino. Elle doit être éliminée elle aussi… L’empire mérite une meilleure rébellion pour renverser ce pouvoir tyrannique. Justice sera rendue, Sembi, sois-en assurée.
Horis ignorait comment s’exprimer, comment consoler. Il ne puisa même pas la force d’étreindre son amie au contraire de Médis qui se précipita vers elle.
Perdre toute sa famille… Je connais, malheureusement. Personne n’est censé vivre ça. Personne.
— Avant de revenir, reprit Sembi en déglutissant, j’ai aperçu quelques rebelles. Seule contre tous, je n’aurais pas pu…
— Ne culpabilise pas, conseilla Médis d’une voix attendrissante. Nous nous vengerons.
— Contre eux ? Mais, Médis, j’ai oublié de préciser… Onzou, qui appartenait à la même rébellion que nous… Il est avec eux.
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