Chapitre 34 : Puissante sollicitation (2/2)

9 minutes de lecture

Entre Kishdun et Nilaï contrastaient tant les panoramas et l’architecture qu’ils paraissaient appartenir à deux patries distinctes. Les mages avaient tant admiré les pavillons et temples de cette région qu’ils avaient oublié les monuments et bâtisses, s’érigeant de plâtre et de mosaïque, s’irisant d’ocre et d’opale. Seuls une faune et une flore adaptés survivaient aux conditions de sécheresse auxquels Erthenori les avait acclimatés. À la raréfaction des rivières et des forêts, au jaunissement de l’herbe, aux élévations des dunes miroitant sous l’éclat implacable de l’astre diurne, ils appréhendèrent les conditions de Nilaï.

C’eût été peu rude à leurs yeux si dans les ardents paysages ne s’accumulaient pas les cadavres et le sang séché. C’eût été supportable si les flammes ne s’élevaient pas au-dessus des villages et villes naguère paisibles. De quoi filer des nausées aux mages tandis qu’ils cheminaient sur les rugosités de la terre, déboulant à chaque fois après les hostilités.

Telle est la rétribution ? Ils luttent pour leur liberté et en riposte, le pouvoir se montre implacable.

De telles visions les exhortèrent à accélérer le pas. Horis, Médis et Sembi avaient beau éviter de se dévoiler au grand jour, ils étaient conscients que tôt ou tard ils devraient se manifester. Au cœur du conflit, ils sillonnaient dans les ombres, se préservaient de la chaleur de plomb et de l’aigreur de l’air.

Des jours se succédèrent, puis des semaines, sans qu’une quelconque rencontre n’eût lieu. Néanmoins gardaient-ils le contact avec Noki, laquelle les informait de l’avancée de ses propres troupes, ainsi que des escarmouches. Éclaireurs et autres soldats confirmèrent que les forces impériales sévissaient désormais au centre de la région de Nilaï, où ils avaient reçu du renfort. La région constituerait leur rempart protégeant Amberadie de tout assaut.

Leur périple s’entrecoupait de peu de repos. Mais quand l’occasion se présentait, Horis usait de ce temps pour méditer. Il s’asseyait à l’abri de la lumière, croisait les genoux, rassemblait ses doigts, et ses paupières se fermaient à l’obtention de sa plénitude. Du flux déferlait à l’intérieur de lui et lui promettait une sérénité par laquelle il se renforcerait.

Parfois, cependant, son environnement le domptait, et il se retrouvait précipité dans les affres de l’existence.

Ébranlé au-delà de ses songes. Téléporté là où nul ne capterait ses lamentations. De calmes vagues écumaient à la surface de l’eau, si foncée que ses profondeurs s’enténébraient vers de sinistres fonds. Elles ondulaient en harmonie, se massaient en tonitruants impacts sitôt que l’afflux se modérait.

C’était dans ce rythme paisible que le mage s’immergeait. Ici l’étendue paraissait infinie : une mer à perte de vue se découpait dans les courbures de l’horizon. Nulle vie ne prospérait sinon celle des tréfonds.

Et pourtant, un éclat brasillait entre le ciel et les flots.

Ardu à saisir, aisé à repérer. Il y avait de quoi éblouir le jeune homme dont la vue s’élargissait à chaque scintillation. À son plus grand étonnement, il lévitait au-dessus de l’eau. Parfois le reflux chatouillait ses chevilles, mais il le percevait à peine, tant il s’orientait au-delà. Vers ce lointain aux fuyantes perspectives. Peut-être que des terres émergeraient par-dessus les immensités de l’or bleu. Il s’en émerveillerait. Il en serait conquis.

Par moments s’imprégnait-il d’une voix familière. Une précieuse aide grâce à laquelle il se revigorerait.

Malheureusement, il s’agissait d’une illusion. D’un mirage dont l’émersion se voulait rassurante.

Tu es morte, Yuma. Mais sans tes importantes leçons, je ne vivrai plus, je n’agirai plus.

Horis tentait d’avancer. S’il s’efforçait de fendre la vastitude des mers, il atteindrait possiblement son salut. Sauf que l’horizon jamais ne se rapprochait. Il avait beau presser l’allure, sans craindre l’intensification des vagues, l’objectif demeurait hors d’atteinte. Même dans la quiétude il exsudait.

Il crut être éjecté au moment où d’intruses voix, hélas tangibles, jaillirent de plein fouet.

— À la poursuite de l’inatteignable, déclara Leid, tu finiras par te perdre.

Plaquant ses mains contre ses temps, Horis retint quelques injures comme ses nerfs se durcirent.

— Encore vous ? tonna-t-il. Quand allez-vous me laisser en paix ?

— Quand ton rôle sera accompli, répondit Leid.

— Au risque de me répéter, vos obscures réponses ne m’aident pas. Vous m’envahissez et vous en redemandez.

— Leid en fait un peu trop, critiqua Niel. Bientôt, rassure-toi, tout se concrétisera. Comprends-tu pourquoi les gens comme nous sommes supérieurs aux autres ?

— Ça y est, vous recommencez. Avant de vous rencontrer, je n’avais jamais entendu parler de mages qui se détestaient. Vous devez être sacrément ravagés pour développer des pensées pareilles.

— Encore jeune et naïf, ainsi. Horis Saiden, tes simples actions auront suffi à faire trembler un empire entier, mais qu’en est-il des autres mages ? Tout juste bon à périr sous le tranchant d’un métal spécial. S’ils étaient si puissants, pourquoi ont-ils été occis si facilement ? Un mage incapable de se défendre correctement ne mérite pas ses pouvoirs, mais le trépas.

— La ferme !

Des ondes circulaires se propagèrent avec célérité autour de Horis. À mesure que son énergie se déchargeait, des colonnes lumineuses émanaient de part et d’autre, pénétraient au plus profond de la mer. L’eau s’agitait tant que des vagues désordonnées se fracassaient. Malgré les éclaboussures se dressait fièrement le mage. Des plis distordaient sa figure, des crispations sous-tendaient ses doigts gorgés de flux, mais il ne flanchait guère.

— Vous n’êtes que des imposteurs ! vitupéra-t-il. Vous n’avez pas compris ce qu’est la magie.

— Parce que notre interprétation diffère de la tienne ? persiffla Leid. Au contraire, jeune homme. Notre domaine de connaissances te dépasse en dépit des enseignements que Yuma t’a prodigué. Voilà pourquoi nous avons réalisé la plus grande imposture de notre espèce.

— En effet, renchérit Niel. Notre arrogance d’humains nous a fait croire à notre supériorité sur notre environnement. Car dans nos civilisations, dont le cœur bat au travers de nos édifices et de nos outils, beaucoup sont persuadés que la magie nous particularise. Elle est contenue en chaque être vivant, imprègne le monde entier, mais seuls nous sommes capables de la manier. Mais jeter quelques vulgaires sorts ne signifie pas que nous en sommes dignes.

— Et que devrions-nous faire ? répliqua Horis. Admettons que le pire scénario se produise. Tous les mages sont tués, tous les livres de sort sont détruits. D’autres mages naîtront. Des interdits seront bravés, de nouveaux apprentissages naîtront, comme ce fut le cas historiquement. Votre quête est vaine.

— Formulons-le autrement. Tant que l’humanité existera, sans personne pour s’opposer à elle, les mages en feront partie. Mais la réalité recèle des complexités qu’aucun n’appréhende.

— Et qui s’y opposerait ? Qui ?

— Chaque chose en son temps, affirma Leid. La prochaine étape va se dévoiler à toi d’ici peu. Si pas immédiatement.

Des spirales d’incompréhension se démêlaient. Confus, bloqué sur place, Horis perdait le contrôle de ses sens. Aucun de ses réflexes ne pût s’ériger face au torrent. Par salves entières l’eau s’éloignait de ses pieds, l’enfonçant dans une crevasse, l’immergeant d’autant dans les profondeurs. Et lorsque les flots le dominèrent, ce fut une nuée de vagues qui se brisèrent sur lui.

L’opacité l’engloutit.

Horis pantela dès son éveil. D’épaisses gouttes de sueur plaquaient des mèches contre son front comme des engourdissements le tordaient. Une décharge de flux atteignit son cœur, le secoua jusque dans les abîmes de son être.

Surpuissants, omniprésents. Ils ne cesseront de s’introduire dans mon esprit tant qu’ils respireront. Leid, Niel, qui que vous soyez, quelles que soient vos intentions, vous n’êtes pas des alliés. Et vous me gênez trop dans ma quête. Si vous…

La réalité le happa tel un choc assourdissant. Sondant ses alentours, Horis se redressa d’un saut avant de se précipiter à la cadence de ses pulsations. Il s’arrêta juste en avisant Médis et Sembi, dont l’inquiétude traversait leurs traits.

— Où vas-tu ? s’enquit Médis. Encore un de ces cauchemars ?

— Il y avait quelque chose de palpable, songea Horis en inspirant lourdement. Je redoute le pire.

— Depuis hier, contesta Sembi, nous savons où aller. Quoi qu’ils te veuillent, Horis, c’est sans doute un piège.

— Tant pis. Seulement avec l’esprit apaisé, je combattrai avec mon plein potentiel.

Il se hâta au-delà des recommandations. Il sprinta nonobstant les protestations. Fendant les acacias, ses chaussures s’enfoncèrent parfois dans l’épaisseur du sable, toutefois inapte à l’entraver. Inconcevable de s’épanouir dans l’aridité environnante tant les affres l’engouffraient.

Toujours suivi par ses deux amies, lesquelles peinaient à soutenir le rythme, il se hissa au sommet des dunes. Entre les cactus sinuait alors une myriade de cactus dont les racines côtoyaient des roches rutilantes. S’ils n’y butèrent guère, ils furent contraints de ralentir, et ainsi aperçurent-ils mieux l’insondable et l’indicible.

Une vingtaine de dépouilles gisait plusieurs mètres devant eux. Vêtues de rustiques tenues, bras et visage striés de tatouages, ils appartenaient indubitablement à un des clans nomades. Ainsi qu’il avait été prédit, Erthenori a été leur tombeau. Je ne sais pas de quelle tribu il s’agit, mais… Quelque chose ne va pas.

De la nausée noua la gorge du trio. Ils s’efforcèrent de détourner le regard, mais les corps s’imposaient trop dans l’immensité du panorama. Malgré la douleur, malgré l’âpreté de l’action, Horis s’accroupit afin de mieux les examiner.

— Les miliciens ont encore frappé, marmonna Médis.

— Je n’en suis pas si certain, envisagea Horis.

Face à une camarade aux lèvres plissées, Horis se mit à examiner les cadavres. Brûlures et déchirure emplissaient torse et membres par d’implacables traces laissées sur leur sillage. Une odeur de suie et de chair calcinée montait jusqu’à ses narines, lui inspirait le plus intense des dégoûts.

Le jeune homme se redressa, poings fermés, trémulant jusqu’à l’os. De fines gouttes coulèrent de ses yeux à son menton. Ils ont osé et m’avaient déjà prévenu. Aucune morale, juste la volonté de répandre le chaos.

— Les coupables ne sont pas les miliciens, déclara Horis.

— Qui, alors ? s’inquiéta Sembi.

— D’autres mages. Et plus précisément Leid et Niel.

Médis plaqua sa main contre sa bouche tandis que du sang monta au visage de Sembi. Toutes deux dévisagèrent leur ami, se détournant des corps autant que possible, même si leur corps n’avait cessé de se crisper.

— À quoi rime un tel massacre ? s’écria Médis. Que cherchent-ils à atteindre ?

— C’est à moi de le découvrir, affirma Horis. Maintenant, avant qu’ils ne fassent d’autres victimes.

— Nous t’accompagnerons.

— Pas cette fois.

D’une foulée assurée Horis s’éloigna, mais Médis lui saisit son épaule avec brutalité.

— Hors de question que tu m’abandonnes encore ! s’époumona Médis. Tu es conscient ce qu’un excès de colère t’apporte. Plus de séparation, c’est ce que tu avais promis !

— Une parole déjà rompue avec le décès de Milak…, murmura Horis. Je ne veux pas vous mettre en danger alors que vous n’êtes pas concernées.

— Tes quêtes solitaires ne le sont pas ! Si je me sacrifie pour la cause, alors je ne regretterai rien ! Aucune peur ne m’habite, tu m’entends ?

— Mais tu l’as affirmé toi-même. Nous devons rejoindre Noki. Ce sera juste un petit détour, et puis je vous rattraperai, c’est d’accord ?

Ce disant Horis fixa longuement Médis, s’adoucit à mesure qu’il la détaillait. Face à face, silencieux, ils s’abandonnaient dans l’hésitation de l’instant, allaient jusqu’à ignorer Sembi. Pitié, Médis. Au cas où les choses tourneraient mal, je veux être le seul à trépasser. Pas une mort de plus ne pèsera sur ma conscience. Après quoi toutes deux commencèrent à reculer, observèrent leur compagnon d’un point plus éloigné.

— Borné jusqu’au bout, hein ? fit Médis. J’ai l’habitude, avec toi ! Méfie-toi, Horis. Ces deux individus me filent la frousse, pour être franche.

— À moi aussi, avoua Sembi. Qui sait ce dont ils sont capables ?

— Le pouvoir dépasse l’entendement, dit Horis. Peut-être est-ce l’heure de dévoiler les miens. Sans me plier à leur volonté.

— Combien de temps ça te prendra ? s’enquit Médis. Jusqu’où iras-tu ?

— Je n’ai pas la réponse. Ce que je sais, c’est que ça risque de déclencher une vague d’événements. Médis, Sembi, je vous retrouverai bien assez vite. Et à ce moment-là, le pouvoir impérial chutera.

Des secondes durant, immobile, Horis s’évertua à sourire. Persuadé que son humeur se transmettrait, il se heurta face à deux mages à la morosité palpable, encore capable de le retenir ici-bas.

Il dut retenir des sanglots au moment de se tourner. Pardonnez-moi, mais c’est pour votre bien. Il trotta au-delà de ses références, où des contours inconnus s’esquisseraient, où des réponses se matérialisaient parnde bien sinistres manières.

Et alors que sa silhouette se découpait dans les ondulations et le mirage du désert, un écho faible et profond s’immisça peu à peu.

— Tu es donc prêt pour cet ultime voyage. Vers la cité enfouie de Sanak.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0