Chapitre 36 : Fracassante rencontre (2/3)

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Comme toutes les batailles, chacun des belligérants imprimait un mouvement synchronisé, se déplaçait en une masse compacte où se dissolvait l’individualité.

Comme toutes les batailles, un concert de cliquetis tonnait à l’instar des hurlements de guerre, par lesquels femmes et hommes armés se motivaient.

Comme toutes les batailles, deux fronts implacables s’apprêtaient à se rencontrer dans une retentissante déflagration, où des litres d’hémoglobine jailliraient.

Déjà des traits sifflaient l’air, traçaient des paraboles de part et d’autre du paysage. S’y adjoignaient rayons incandescents, lumineux et vibratoires que les armes trempées de kurta absorbaient ou déviaient. Malgré les défenses, malgré les esquives, une nuée de cris vrilla les tympans des belligérants. Car les projectiles impactèrent plusieurs de ses camarades, car les épargnés se calèrent sous leur propre ardeur.

Parmi ces personnes se trouvèrent soldats, mages et inquisiteurs à proximité des premières lignes. Docini sentait la détresse s’accentuer à mesure que les victimes se multipliaient. Des cœurs à fendre au nom des disparus. Des larmes à étancher en l’honneur des tombés.

Tout ceci pour une vie de laquelle ils ne cessaient de se rapprocher. Le cercle des mercenaires s’élargissait de plus en plus : ils se dressaient en remparts, quitte à s’exposer face à leurs ennemis des deux camps. Seuls Honderu et Zolani restaient au centre, et guère pour d’honorables raisons. Le père assujettissait sa fille, gardant sa lame à ras de son cou, tandis que la mère s’apprêtait à couper la kurta, une once d’euphorie peinte sur son faciès.

— Fais ce pourquoi nous t’avons amenée ici ! exigea Zolani.

— Tu es notre fille et tu dois nous obéir ! insista Honderu en postillonnant dans sa nuque et ses cheveux. Jamais tu n’as autant haï quelqu’un d’autre que Godéra Mohild ! Tu n’as qu’une chose à faire, alors exécute-toi !

— C’est faux, contesta Taori d’une voix basse mais forte.

— Comment oses-tu être aussi impertinente ? Il suffit ! Zolani, débarrasse-la de ses liens !

La mercenaire s’exécuta à brûle-pourpoint.

En un clignement d’yeux, en un battement de cils, une incomparable salve de flux emplit l’environnement.

Taori s’était illuminée d’un éclat éblouissant. Auréolée d’une lumière opalescente, ses iris consumant d’une flamme si longtemps contenue, elle se libéra du plus dévastateur des cris. Tel un torrent embrasé déferlèrent des vagues de magie dont la puissance décuplait chaque fois qu’elles prenaient de la distance. Le sol se fracturait. Partout des grondements rugissaient, tempêtaient, tonitruaient. Prompts à déchirer les cieux, capables de rompre les sinuosités de la terre, aptes à lézarder la végétation.

D’un tort immense s’inscrivirent les combattants s’imaginant leur fin. Des ondes aux dégâts grandissants se propagèrent, et la lumière grandit, s’épaissit, s’éblouit.

Puis le panorama se teinta d’un rideau irisé enveloppant l’ensemble des personnes présentes en ces lieux.

Isolée, égarée, Docini avait perdu ses repères. Des bourdonnements l’assaillirent comme la lumière blanche diminuait à peine d’intensité. Se déplacer lui filait des éclairs de douleur qui la plaquèrent sur la terre disloquée. Non seulement elle échouait à se redresser, tant les plaies sillonnaient, mais son organe vital se nouait à l’idée de glisser au fond d’une faille élargie.

La bataille vient tout juste de débuter ! Je dois me remettre debout, guider les miens vers la victoire ! Où êtes-vous ? Appelez-moi, que je vienne à votre secours !

Des formes s’esquissèrent à la diffusion de plus sombres nuances. Les pupilles de l’inquisitrice se dilatèrent alors, ses oreilles bouchées des sons stridents et discordants. Pour cause tourbillonnèrent des spirales de flux que la fureur de l’acier manquait à apaiser.

D’épais piliers lumineux joignaient ciel et terre. Ainsi bariolait une myriade de teintes, sur des contours fendus d’arcs perçants, là où de lointaines et malheureuses silhouettes finissaient englouties. Opaques et brunâtres étaient les nuages accumulés, desquels chutèrent des gouttes violacées. De prime abord, Docini se couvrit en levant les bras tant elle craignait qu’il s’agît d’une pluie acide. Toutefois l’eau colorée se limita à glisser sur sa peau et elle en soupira d’apaisement.

Mais elle demeurait égarée. Peu à peu elle se redressait en dépit de la souffrance la foudroyant toute entière. Bien que son corps vacillât, elle atteignit l’équilibre nécessaire, ignora les tressaillements de ses jambes.

Face à elle apparaissait Hatris. La mage avait écarté les bras, et de ses paumes déployées montaient des torsades de flux. Elle n’était qu’un esprit dépourvu de corps, pourtant paraissait-elle plus tangible que nature. C’est exactement comme… Docini en fut tant sidérée qu’elle faillit chuter.

— Où sommes-nous ? s’inquiéta-t-elle. Des phénomènes inexplicables se produisent…

— Pas de panique ! rassura Hatris. Hu hu, ma chère Docini, ton chemin est moins nébuleux que tu l’imagines.

Autant d’assurance dans des circonstances aussi horribles ? Comment peut-elle… Docini eut envie de se frotter les paupières même si rien n’entachait sa vue, sinon l’obscurité de son environnement qu’elle sonda jusque dans ses limbes. Quelques cadavres, alliés comme ennemis, jonchaient la terre privée de sa flore et striée de sillons.

La plupart des belligérants vivaient encore. Comme l’illustraient l’entrechoquement du métal, comme le prouvaient les coruscations alentour. Ils se fichaient d’avoir été dispersé, ils bataillaient en une cohorte désorganisée, dans une succession de duels dont l’issue restait sanglante. Ils étaient à la fois proches et hors d’atteinte de Docini, ce pourquoi elle se courba et dut refouler des sanglots. Ils ont besoin de moi, mais ils semblent si éloignés… Est-ce que mes jambes suivront ?

Alors que l’inquisitrice menaçait de s’effondrer, Hatris lui glissa un sourire réconfortant.

— N’aie pas peur, souffla-t-elle. Tout se passera bien. J’ai utilisé ma magie pour limiter les dégâts, et j’ai dû me matérialiser en conséquence. Temporaire, évidemment !

— Limiter les dégâts ? fit Docini en manquant de s’étouffer. Quelle puissance a déployé Taori ?

— Au-delà de toutes les prédictions. Ses parents l’ont poussée à bout et les répercussions sont bien visibles.

Hatris relâcha ses bras qui retombèrent parallèles à son corps. Quelques instants durant, s’immisçant dans le lugubre mutisme, ses réflexions détonnèrent d’autant plus.

— Sans être capable de lire dans tes pensées, reprit-elle, je pressens une vive inquiétude. Pour tes amis, cela va de soi, mais aussi pour l’état des lieux. Inévitablement, tu remémores tes visions.

— Comment il pourrait en être autrement ? rétorqua Docini, au bord de la panique. La confrontation venait de commencer, puis soudain, nous sommes écrasés par un paysage apocalyptique !

— Pas une lueur d’hésitation ne brille dans ton regard. Taori a eu beau provoquer ceci, tu es toujours déterminée à la secourir.

— Bien sûr ! Tout est de la faute de ses parents. Elle n’a jamais voulu cette destruction.

— Tu vises juste. Aurais-je pu prévoir que cette dévastation serait le résultat d’une magie incontrôlée ? Une preuve supplémentaire que les mages ont les capacités de produire les belles choses, mais qu’on se sert de leurs pouvoirs pour commettre le pire.

— Et maintenant ? Où sont les coupables ?

— Je serai incapable de te guider plus loin. Zech est affaibli et il doit se reposer. Moi aussi, je le crains, et au mauvais moment. Suis la lueur et tu retrouveras Emiteffe.

Quelle lueur ? Confuse, Docini n’eut pas le temps d’appréhender ces paroles que Hatris disparut. Non qu’elle s’éteignît dans le néant, elle se réfugiait plutôt dans l’esprit de Zech, se nichait dans cette confortable demeure. Ainsi cédait-elle sa place et le corps du jeune homme qui apparut face à une inquisitrice ébaubie.

Et s’écroula ce faisant.

Non, pas ça ! Docini le rattrapa de justesse. Ses bras s’enroulèrent autour de la taille de l’inquisiteur, plus léger qu’elle ne l’eût estimé.. D’une lividité extrême se pavait son visage tandis que des soupirs s’échappaient de lui. Mais il restait inconscient, inapte à se mouvoir. Elle avait beau le secouer vigoureusement, à peine la cheffe percevait des cillements chez cet homme meurtri. Même les murmures de Hatris s’affadirent en échos et se révélèrent inintelligibles.

La cheffe inspira une âcre goulée d’air avant se préparer à son déplacement. Elle avisa les cendres accrochées aux rêches mèches de Zech. Sa bouche se pinça, ses yeux s’écarquillèrent. Il a perdu son casque ? Comment est-ce arrivé ? Gambergeant quelques instants, Docini s’aperçut de la futilité de son geste, et coiffa l’évanoui avec son propre heaume.

Après quoi elle se mit en marche.

Docini et Zech cheminèrent d’abord dans la plus pure des sérénités. Si le déchirement des cieux et l’ébranlement de la terre avait de quoi perturber leur équilibre, la cheffe avançait sans y prêter d’attention, vers une destination encore inconnue.

À force de se diriger vers le nord s’intensifièrent les grondements. La fureur des uns, le désespoir des autres.

Détourner le regard et faire abstraction du danger lui étaient devenus impossibles.

Contrainte de dégainer, Docini batailla à une seule main contre une douzaine d’inquisiteurs et soldats belurdois, lesquels tonnèrent des invectives à chacun de leurs assauts. Des cadavres lacérés de part en part bientôt s’accumulèrent aux pieds de l’inquisitrice. Pas une seconde ne s’attarda-t-elle sur eux tant un mouvement permanent lui était requis. Parer avant de reprendre la route. Riposter avant de fendre le sentier. Guère de duel épique n’animait les mornes environs, puisqu’elle se contentait de croiser brièvement le métal, puis enfonçait sa lame dans la chair. Des cris distordus vibraient jusqu’à ses tympans. Elle était affectée, transie de frissons. Elle souhaita s’arrêter à plus d’une reprise. Toutefois la fragile silhouette de son subordonné, dont l’énergie dormait encore, l’incitait à se hâter.

Où êtes-vous ? Édelle, j’ai besoin de ta chaleur, de ton optimisme, de ton soutien. Taarek, je requiers ton intervention, ton aide pour sauver ton meilleur ami. Janya, je réclame ta force et ta ténacité ! Saulen, il me faut tes pouvoirs, ta sagesse et ta volonté ! Quelque part, je le sais, vous menez la plus importante des batailles. Ici nous sommes séparés, piégés dans des méandres indicibles, au milieu d’une atmosphère saturée de magie. Pitié, que l’ombre ne vous emporte pas. Nous étions censés lutter ensemble, en rangées parfaitement ordonnées, et s’épauler quand le désespoir nous gagnerait. Notre isolation doit prendre fin au plus vite.

Jizo, puisses-tu retrouver Taori saine et sauve.

Nwelli, puisses-tu leur apporter ton indispensable soutien.

Une autre quête m’entraîne vers une destination mystérieuse.

Des volutes d’escarbille dansaient autour des deux individus. D’ocre et de marron se maintenait le panorama tandis qu’ils approchaient des arbres dénudés. Quelques branches pointues craquelèrent sous l’impact de leurs chaussures à défaut de s’accrocher au liquide vermeil séchant sur les feuilles mortes. Docini s’orientait péniblement, progressait au rythme des gémissements de Zech.

Pourtant il existait de plus concrets repères.

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