Chapitre 40 : L'inévitable (2/2)

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Un filet de sang gicla de la gorge de Xeniak. Alors qu’il sombra, figé dans une expression de stupeur, le hurlement de Djerna se mua en sinistre échos. Jaillirent les lames à une vitesse insoupçonnée, transperçant sa poitrine, au moment où la silhouette se matérialisa devant trois paires d’yeux dilatés.

Oranne Abdi ?

Il était pétrifié. Inondé de transpiration. Aux flageolements de ses jambes, aux tressaillements de ses bras, Koulad se courbait peu à peu tandis que sa hallebarde s’inclinait vers sa déliquescence. Devant lui s’étendaient deux dépouilles tendues sur un lit de fluide vital, dont une partie dégoulinait jusqu’à ses propres pieds. Son visage se tordait à force de poser leurs yeux sur ses subordonnés fauchés. L’agonie s’avéra courte mais l’acte sanglant.

Ce fut encore pire quand il croisa le regard de la meurtrière.

Nul n’aurait imaginé que Koulad tremblerait face à Oranne. Les rôles ont l’air d’être inversés. Tant mieux ! Il ne me reste plus qu’à savourer ce moment.

S’imprimait l’image de la marchande, naguère prisonnière, qui brandissait une paire de lames ruisselant d’écarlate. Des taches de sang maculaient ses vêtements froissés. Ses traits s’étaient plissés en une mine méconnaissable. Progressivement, un sourire étendit ses lèvres, si large que Nafda se fendit d’un rire nerveux. Même Horis en déglutit.

— Oranne ! interpella-t-il. Noki aurait donc eu tort de sous-estimer tes capacités combattives ? Comment tu es arrivée jusqu’ici ?

— J’ai proposé à Noki d’être éclaireuse, expliqua Oranne. Au début, elle a un peu rechigné, mais elle a fini par accepter. Même avec ma réserve d’eau, j’ai failli mourir de soif sur le chemin ! Enfin, je suis là, maintenant. J’ai quelque chose à accomplir. Et je dois te sauver, accessoirement.

Combien de personnes nous ont suivis ? C’en devient insolite ! Je ne vais pas me plaindre de sa présence… Quoique. Les lames tournoyèrent sans grâce ni fluidité. Nafda grinça des dents en avisant comment Oranne maniait ses armes, toutefois se garda-t-elle de tout commentaire. Au contraire de Koulad qui braqua sa hallebarde sitôt la marchande se trouva trop près à son goût.

— Recule ! avertit-il. Qui crois-tu impressionner ? Ses dagues ne sont pas les tiennes !

— Bonjour, Koulad ! s’écria Oranne. Vous aviez beaucoup moins peur lorsque vous avez contribué à l’assassinat de mes parents.

— Peur ? Non, je suis en colère. Xeniak et Djerna étaient parmi les meilleurs miliciens !

— Permettez-moi d’en douter. C’était à eux de surveiller les alentours, et ils ne m’ont même pas vue venir ! Au moins, ils ne pourront pas regretter leur erreur.

Oranne persista à se rapprocher tout en restant hors de portée de la hallebarde. Il suffisait à Koulad de riposter, pourtant il échoua à en mobiliser la volonté, et garda plutôt une distance de sécurité avec son ennemie. Dévisagé, il manquait de broncher. Toisé, il était proche de chanceler. Il adore baratiner, mais quand vient l’air de croiser le fer, il se dérobe. Pourquoi était-ce si prévisible ?

— Eh bien, qu’attendez-vous ? provoqua Oranne. Vous me dites incapable de me servir de ces lames. Vous qui êtes un si grand guerrier, l’ancien chef de la milice même, vous devriez être capable de m’abattre en moins de deux.

— Silence ! beugla Koulad. Je vais te pourfendre !

— Il était plus facile pour vous de m’attaquer quand j’étais enchaînée. Toujours décidée à me vendre comme esclave ? Même les plus obstinés renoncent à leurs pires idées, normalement.

D’un cri rauque, les mains moites sur sa hampe, Koulad entreprit de charger.

Mais Nafda s’interposa, se mut autant qu’elle en fût apte. De ses pieds, elle balaya les chevilles du milicien, lequel chuta à son tour sur la flaque vermeille. À la domination de l’ombre adverse s’écarquillèrent ses yeux. Hors d’atteinte était l’hallebarde qui eût été son salut.

Oranne exposa les dagues avant de les plonger. Elle éventra Koulad d’un coup net et précis auquel succéda un borborygme étouffé. Suivit un moment de rupture, lors duquel la marchande contempla son œuvre. Des gerbes de sang jaillissait de la bouche de Koulad, ses jambes frétillaient et son corps entier était ébranlé de spasmes.

Lassitude n’avait guère été atteinte. Après une lente inspiration, Oranne perfora Koulad de plus belle. À maintes reprises la dague taillada sa chair, ce même après qu’il eût expiré son ultime souffle. Parfois elle ponctuait ses attaques d’une jubilation, parfois elle se contentait de ricaner. Puis l’épuisement la força à ralentir, et à finalement s’arrêter.

— Je crois qu’il est mort, murmura Horis, choqué.

Un voile écarlate s’était étendu à proximité. Il avait souillé chaque pan des vêtements d’Oranne, jusqu’à s’égoutter depuis ses ourlets. Essoufflée, elle dut s’essuyer le visage du revers de la main tant elle en fut aspergée. De légers plis se dévoilèrent alors, prompts à paralyser Nafda déjà ligoté, dont le regard s’attarda sur la dépouille de Koulad. Oranne l’avait tant dilacérée que ses organes internes saillaient et diffusaient une odeur méphitique.

L’assassinat le moins subtil possible. Mes dagues avaient soif de sang, mais elles préfèrent s’en repaître autrement.

J’ai donc contribué à la mort du mari de l’impératrice. Comment vais-je expliquer cela ? Bah, nous ne sommes pas obligés de retrouver son corps. Koulad l’avait affirmé lui-même et ne saura donc pas apprécier l’ironie de la situation.

Nafda ne pouvait éviter Oranne indéfiniment. D’ordinaire elle la dédaignait, là elle tâtonnait même à l’idée de croiser son regard.

Le trancha frappa en l’espace d’un cillement.

Et avant que l’assassin pût réaliser, elle et le mage étaient libérés. De nouveau ses dagues se situaient à sa portée.

— Tu ne me tues pas ? fit Nafda, estomaquée.

— J’ai assez exécuté pour aujourd’hui, se justifia Oranne, bras suspendus le long du corps. Et puis, même si Phedeas est mort aussi à cause de toi, tu m’as aidé pour ma vengeance principale. J’ignore si j’aurais pu me débarrasser de Koulad sans toi. Je… suis déboussolée. Cette scène paraît si irréelle, pourtant nous sommes bien là, dans des souterrains insoupçonnés, au milieu d’une ancienne cité.

— Je n’ai pas oublié les raisons de ma présence, intervint Horis. Sans toi, Oranne, le pire serait survenu. Merci.

— Quoique se trouve devant vous, je serais bien incapable de faire davantage…

Un grondement, plus retentissant encore que le précédent, rappela les priorités. Des murs se lézardèrent sous l’impulsion, et le sol menaçait de se dérober sous leurs pieds.

Tu nous auras fait perdre beaucoup de temps, Koulad. Leid et Niel en ont profité. C’en est assez !

Sang et cadavres se devaient d’être ignorés. Nafda et Horis s’échangèrent un coup d’œil de quelques secondes seulement, après quoi ils s’orientèrent vers la scintillante glyphe. L’assassin la détailla sur toute sa surface, le mage projeta un sort dont l’impact se répercuta en ondes concentriques.

Il avait créé une brèche dans laquelle ils s’enfoncèrent.

Alliance temporaire mais inévitable. Plus jamais ces félons ne nous surprendront.

— La fracture disloquera le monde, déclara sentencieusement Leid.

— Lequel du néant ou du chaos triomphera après cette fin ? questionna Niel.

S’ils sont proches, pourquoi leur voix sonne comme un lointain écho. Horis et Nafda bondirent par-dessus des fragments de roches. Ils atteignirent une nouvelle volée d’escaliers s’insérant entre des parois parcourues de glyphes identiques. Ni une, ni deux, ils coururent sans s’arrêter, sprintèrent à s’en consumer les poumons.

— Amberadie n’a vécu que trop longtemps, enchaîna Niel.

— Lorsque tout sera achevé, elle enviera le sort de l’Oughonia ! affirma Leid.

Nafda agrippa pleinement ses lames, Horis canalisa du flux sur ses paumes. Tous deux atteignirent bientôt la fin des marches. Un arceau disjoint leur ouvrit l’accès à une salle ovoïde, dont les murs voûtés encerclaient un gouffre central. Il baignait autant dans les ténèbres que celui de la salle du portail.

— Réveille-toi, force ancestrale ! ordonna Leid.

— Accomplis ce pourquoi tu as été conçu ! somma Niel.

Deux silhouettes contre lesquelles se focalisait le ressentiment. Les anciens espions s’étaient déployés, une magie atavique émanant d’eux comme si elle était naturelle. Entre leurs formules se propageaient d’inintelligibles incantations.

Horis et Nafda surgirent aussi vite qu’ils pussent. L’un transperça Leid de son poing chargé de flux, l’autre empala Niel de ses dagues déjà ensanglantées.

Les victimes se figèrent quelques secondes durant. Une sinistre absence d’expression pavait leur faciès tandis qu’ils s’extirpèrent eux-mêmes des armes adverses. Une foulée vers l’avant, leur torse troué, et ils se fixèrent longuement.

— Nous avons accompli notre rôle, certifia Niel.

— Tout s’est déroulé à merveille, confirma Leid. La suite ne dépend plus de nous.

— Allons-nous nous reposer, maintenant ?

— Oui. Ce fut une belle vie. Dommage que la tienne fut plus courte.

Leid et Niel s’écroulèrent en même temps et s’éteignirent au même moment. Deux nouvelles dépouilles ornèrent les souterrains sous un mage et une assassin perplexes, pas même certains qu’ils eussent trépassé pour de bon.

Étranges jusqu’au bout, et surtout détestables. Heureusement, nous nous sommes débarrassés avant que…

Le cœur de Nafda rata un bond comme ses membres se crispèrent.

Pour cause, des fissures jaillirent des bords du gouffre, au fond duquel un effroyable rugissement détonna.

Les survivants reculèrent à temps, évitèrent d’être écrasés sous un amoncellement de roche et de sable, et surtout sous le poids et la vélocité de la créature.

D’une vingtaine de mètres de taille, et de moitié d’envergure, elle se hissait de ses quatre pattes griffues par l’accès à l’extérieur qu’elle venait de s’offrir. Un pelage ocre et rayée d’orange couvrait sa peau solide, jusqu’à sa gueule percée d’yeux ambrés et globuleux tout comme d’une bouche striée de dents épaisses et pointues. Des proéminences couraient le long de son dos et des pointes vermiculaient de ses jambes à l’avenant.

Et elle parvint au milieu du désert. Sous le soleil de plomb hurlait une bête dont les proportions achevèrent d’horrifier Nafda et Horis. Une force gigantesque dont le proche objectif menaçait stabilité et sécurité.

L’indicible et l’incoercible se mit en marche.

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