Chapitre 41 : L'alliance (1/2)
ORANNE
Regarde, Phedeas ! Tu es enfin vengé !
Pas vraiment, en réalité. Koulad a eu une contribution négligeable dans ta mort.
Pourquoi tu me juges ainsi ? Nafda est plus responsable et je l’ai libérée au lieu de la poignarder ? Il ne s’agissait pas seulement de rendre justice pour toi, mais pour mes parents aussi ! Et puis, tu as perçu les tremblements comme moi, non ? Il y a plus urgent que ta petite personne, et je suis persuadée qu’elle fera la différence !
Il suffisait de le répéter pour que les répercussions se sentissent. Plus Oranne s’attardait dans les profondeurs et plus elle redoutait le pire. Peut-être ensevelie, desséchée, et dans plusieurs siècles un pauvre squelette dont personne ne se remémorerait. Cela l’exhorta à se presser dans la brèche, après avoir transporté les dépouilles des miliciens loin de leur emplacement initial.
Non sans froncer les sourcils à l’intention du crâne persistant à s’accrocher à elle.
Par-delà la nuée de marches alternaient résonance et vrombissement. Bien que des pointes fendissent sa poitrine, Oranne s’efforça de presser de pas, de se diriger là où des voix la cornaquaient. Tout juste frottait-elle ses vêtements que le sang avait bariolé à l’excès. Elle était si emportée par son effervescence qu’aucune sueur glacée ne ruisselait sur sa tempe, au contraire de ses habitudes.
Suis-je véritablement en train de me précipiter vers le danger ? J’aurais pu rebrousser chemin, emprunter le portail dans l’autre sens. Et enfin retrouver mes alliés en demandant de changer mon accoutrement.
Cependant… Même si je ne me bats pas, je ne peux pas me défiler.
Deux autres cadavres ralentirent Oranne dans sa course. Elle s’y attarda quelques instants, les reconnut, et esquissa un faible sourire. Il n’était guère l’heure des réjouissances lorsque jaillissait un hurlement depuis des centaines des mètres. Si ses veines s’en glacèrent, si elle en était secouée des sanglots moites, la marchande ne se retourna pas.
À la place, elle émergea à l’extérieur, regagna le désert d’Erthenori, au milieu duquel se dressaient Horis et Nafda.
Ils étaient déjà entamés, pourtant un air résolu voilait leur faciès. Un vent ardent faisait ondoyer leur tenue pendant qu’une lueur smaragdine tourbillonnait autour d’eux. Quelques plaies se refermaient au plissement du front de Horis, qui fixa alors Nafda.
— Je ne suis pas un guérisseur, dit-il, mais j’espère que ça suffira pour nos objectifs.
— C’est déjà trop d’honneur que tu m’accordes, ironisa l’assassin.
— Quel autre choix avons-nous ?
Ce disant, puisant le flux de son environnement, le mage avisa la présence d’Oranne, vers qui il cilla. Je ne cherchais pas à être discrète, cette fois-ci.
— Tu n’avais pas dit être incapable de nous aider ? questionna-t-il.
— Les grandes formulations n’étaient pas exagérées, avança Oranne. C’est une force titanesque qui se dirige vers Amberadie ! Je me sens obligée d’y assister. Ne serait-ce pour le relater.
— Si des témoins en survivent, contrasta Nafda. Reste bien éloignée pour ta survie.
— J’en avais bien l’intention.
— Cette force titanesque continue de se rapprocher d’Amberadie pendant que nous palabrons. Partons maintenant, Horis. Sauvons des vies tant que nous le pouvons encore.
Au-delà des accrochages de jadis, au-delà du flux et de l’acier déversés, le mage et l’assassin opinèrent avant de s’exécuter.
Un précieux temps leur est compté…
Une masse informe se détaillait à l’horizon. Vers l’est où elle progressait, cinglant le sable de l’étendue dorée, une cité vibrait encore sans appréhender ce qui l’attendait. Pourtant les rugissements détonnaient vers distance incommensurable. Au hérissement de ses poils et de ses pointes, à l’impact de ses pattes sur le sol, la créature semblait tout déchiqueter son sillage.
En outre, elle avançait à une cadence soutenue.
Comment vont-ils la rattraper avant qu’il ne soit trop tard ?
Leurs paupières se plissèrent, leur vision s’étrécit pour se recentrer sur leur cible. Par son pelage, la bête aurait presque pu se fondre dans son environnement, n’étaient sa taille colossale doublée avec les retombées de son déplacement. Cactus, roches et buissons étaient morcelées sous la puissance de ses foulées. Chacals, fennecs et antilopes périssaient tels de malheureux obstacles. Une telle dégoulinade aidait les traqueurs à s’orienter, bien que son envergue effaçât toute discrétion.
Déjà les jambes d’Oranne peinaient à soutenir son rythme, déjà une sensation de brûlure enveloppait ses poumons. Quitte à s’exténuer, elle restait déterminée à ne pas être semée. Elle courait derrière l’assassin et le mage, lesquels rattrapaient la bête sans laisser transparaître le moindre signe d’épuisement. Parés à frapper, résolus à l’arrêter. Même de dos, Oranne apercevait la lueur dans laquelle elle baignait, par laquelle ils se motivaient.
Jusqu’à se mouvoir en plein cœur de l’ampleur.
— Ne va pas plus loin ! vociféra Horis.
Les propos se propagèrent inopinément. Aussitôt surgit une vingtaine de condors, comme répondant à un rappel, qui formaient un triangle dans le ciel. Leurs sifflements suffirent à perturber la créature, à la ralentir pour la première fois depuis qu’elle sillonnait dans le désert. Par-delà les ondulations dominaient des rapaces s’envolant au-dessus des dunes. Aucun ne se risqua à becqueter ses yeux exorbités, mais elles gratifièrent les traqueurs d’une opportunité, avant de se disperser hors des attaques de la créature.
Oranne et Nafda en eurent le souffle coupé.
— Ta magie se lie aux animaux ? s’étonna l’assassin.
— Depuis un moment, clarifia le mage, même si je l’ai souvent intériorisé. Malgré tous ses défauts, Khanir l’avait compris.
— Tu me perturbes. Soit ! Nous avons une opportunité, saisissons-la !
Ils y sont parvenus. Seulement maintenant débutent les choses sérieuses. Deux courbes dépassèrent des mains fermées de Nafda tandis qu’elle fonçait vers la créature. En parallèle, quelque peu en retrait, Horis soulevait des tourbillons de sable des environs qu’il déploya immodérément. Tels des cyclons ils l’encerclèrent, et bientôt se retrouva-elle sous un opaque et épais amoncellement.
Ce fut bref, toutefois. Son cri supplémentaire leur perça les tympans, et elle se retourna. Une bave écumante sourdait depuis sa gueule comme elle s’accroupit pour mieux prendre de l’élan. Il y eut un délai dont Nafda profita pour planter ses dagues sur ses pattes. De l’acier transperçant jaillit un liquide d’une teinte écarlate, ce qui rassura Oranne. Elle a beau avoir été conçue par la magie, elle a le même sang que nous.
Un sourire fendit la figure de Nafda : elle entreprit d’asséner une autre attaque. La créature répliqua cependant en l’éjectant. D’une parabole disgracieuse, à laquelle succéda une réception des plus maladroites, du sable s’infiltra sur sa capuche et ses protections en cuir. Elle se redressa en une poignée de secondes et foudroya Oranne des yeux sans raison apparente.
— Coriace, j’en suis certaine ! reconnut-elle. Mais tu ne t’attendais pas à avoir un point faible, hein ? Le kurta n’existait pas encore à l’époque où tes créateurs t’ont imaginée !
S’essuyant ses lèvres ensanglantées, secouant sa tenue, Nafda se rua derechef vers son adversaire. D’abord avait surgi Horis : de ses paumes surgirent de multiples rayons lumineux. Ils impactèrent la bête tant sur son dos que ses pattes, mais en dépit de sa souffrance, elle persistait à riposter.
— Kurta ou pas, contesta Horis, deux petites dagues auront peu d’effet ! Seule la magie pourra faire la différence !
— Alors qu’elle a été créée par la magie ? riposta Nafda. Des mages habitaient Amberadie, à l’époque ! Sachant que son but est de tout dévaster, même quelqu’un comme toi ne peut l’arrêter.
— Voilà pourquoi nous devons nous allier, je suppose.
L’assassin se contraignit à acquiescer. Quelques instants durant, elle reprit son souffle, avant de se synchroniser avec le mage. L’un générait des rayons incandescents pour que brûlât le pelage, l’autre ciselait ses pattes afin de la faire chuter. L’une bataillait sous l’ombre de la créature, l’autre luttait dans la lumière. Chaque fois que Horis et Nafda portaient des coups, ils escomptaient l’effondrement de leur adversaire. Chaque fois que Nafda et Horis se protégeaient, ils redoutaient de succomber comme tant d’êtres vivants avant eux.
Même à bonne distance, Oranne n’était guère à l’abri des impacts. Elle n’en avait pourtant cure, trop consacrée à contempler le moindre de leurs mouvements. Peut-être que l’ombre s’étirerait à une dangereuse proximité. Sans doute réaliserait-elle l’immensité de la bête lorsqu’il était trop tard. Elle demeurait la spectatrice inactive pour l’heure.
Ils finiront par l’abattre ! Aussi résistante soit-elle, elle a ses limites, et elles seront bientôt atteintes !
Oranne déchanta néanmoins bien vite.
Croisant ses lames pour parer l’attaque, Nafda fut de nouveau éjectée, et des pointes lui lacérèrent des pans entiers de chair.
Générant un bouclier pour absorber la puissance, Horis subit un sort identique, et fut projeté à quelques mètres de son alliée.
Tous deux percutèrent le sable avec brutalité. Couvert de plaies, étendus par leur géhenne, sous les yeux écarquillés d’Oranne. La créature renâcla avant de se retourner, sans même daigner achever son œuvre, en route vers son principal objectif.
Non, non ! Ils sont le seul espoir d’Amberadie ! Ils ne doivent pas renoncer si près du but.
Horis et Nafda restaient couchés en pantelant. Sur le lit doré, ils espéraient peut-être trouver l’épanouissement, et une paix après autant de lutte, fût-elle partagée ou opposée. Ils se rivaient vers la voûte bleutée dans une sérénité rarement égalée.
À mon tour de jouer un rôle, donc ?
Hésitante, ravalant sa salive, Oranne marcha à petits pas jusqu’à se placer entre le mage et l’assassin. Un air morose la contrit pendant qu’elle déplorait leur état.
— Ironique, souffla Horis. Quand nous nous sommes rencontrés, aujourd’hui, nous pensions qu’un parmi nous deux n’assisterait pas au prochain coucher de soleil. Nous aurions dû prédire qu’un destin semblable nous attendait.
Est-ce que le soleil qu’il mentionne lui tape sur la tête ? Oranne secoua vigoureusement le jeune homme, lequel cilla à peine face à ses sollicitations. Juste un rire sec de Nafda emplit les lieux vidés de leur substance.
— Debout, vous deux ! s’écria Oranne. Où est votre ténacité ? Vous affirmiez que rien ne vous arrêterait, alors relevez-vous !
— Facile à dire pour toi, murmura Nafda. Le seul sang qui te souille est celui des miliciens.
— Vous l’avez dit vous-mêmes. Si cette créature approche Amberadie, elle risquera de commettre des dégâts irréversibles. Peut-être même de détruire la ville entière. Je suis persuadée qu’une combinaison de magie et de kurta est l’unique moyen de l’arrêter. Avec les mages chassés, et la plupart des miliciens avec Bennenike, vous incarnez un espoir non négligeable ! Bien que le regard de la diplomate prolongeât ses intentions, ses interlocuteurs se limitèrent à sourciller, encore happés par l’uniformité du ciel. Une plénitude de laquelle ils s’inspiraient au mépris du bon sens. Oranne eut beau frapper du pied sur le sable, ce fut futile. Comment les persuader ? Il y a bien un moyen ! La bête risque d’atteindre la capitale d’un moment à l’autre !
— Nous avons été hissés sur un piédestal, critiqua Horis. Comme si nous étions des individus exceptionnels, et non des simples rouages d’un système bien plus fort que nous. Peu importe ce en quoi nous croyons, nous étions condamnés à être ensevelis.
— Eh bien, tu racontes des choses sensées ! reconnut Nafda. C’est peut-être le moment de la réalisation. Et celui des regrets ? Tous ces mages que j’ai tués… Est-ce qu’ils le méritaient vraiment ? Voilà que je doute encore alors que je ne suis plus sous l’emprise mental de Leid et Niel !
Pour deux soi-disant agonisants, ils sont capables de prononcer de longs discours ! Du sang montait au visage d’Oranne : poings plaqués contre ses hanches, elle flanqua un léger coup de pied, tant à Nafda qu’à Horis. Elle avait capté leur attention et en profita pour les dévisager.
— J’ai bien compris, dit-elle. Vous vous détestez. Vous êtes des ennemis naturels. Destinés à vous affronter, et à vous entretuer. À choisir, au vu de mon allégeance, je préfèrerai que Horis en sorte victorieux. Mais il ne s’agit pas de vous, là !
D’une forte inspiration, suivie d’une foulée vers l’avant, Oranne pointa un index déterminé en direction de l’est.
— Vous avez juré de défendre l’empire et ses habitants ! s’exclama-t-elle. Droit devant vous, l’incarnation de toutes les peurs sévit, et vous seuls êtes capables de l’arrêter ? Allez-vous laisser les âmes de l’empire périr ? Allez-vous laisser la volonté de Niel et Leid s’exaucer, vous qui les exécriez ? J’ignore encore pourquoi ils vous ont rassemblés pour l’invocation, ni même s’ils se sont défendus quand vous les avez tués. Une chose est certaine : tant que vous vivrez, vous combattrez !
Oranne crut s’étouffer tant elle avait débité. Oranne dut s’imprégner d’un bol d’air ardent. Pourvu qu’ils soient persuadés… Je me fie à vous, aussi fout que cela puisse paraître.
Un éclat apert l’illumina alors. Ils s’étaient synchronisés. Une onde de résolution les animait même. Circula de nouveau une lueur verdâtre grâce à laquelle leurs principales plaies se refermèrent. Mieux encore : saisissant une fiole, Nafda en déglutit son contenu. Aussitôt elle bondit, se remit debout, et des veines saillaient d’autant plus de son corps à l’inquiétude d’Oranne et Horis.
— Cette foutue potion avec laquelle tu te renforces, fit ce dernier. Tu ne crains pas des effets secondaires ? On n’a rien sans conséquence, en magie comme en alchimie.
— Je m’en cogne, répliqua Nafda. Il y a bien plus important que moi.
— Tu es honnête, au moins, et peut-être consciente. Prête pour un second affrontement ? Décisif, cette fois-ci.
— Je le suis. Ou cette créature succombe, ou nous mourons. Peut-être les deux.
Par la sévérité de leur condition, tout comme la superficialité des soins, Nafda et Horis dévoilèrent de persistants signes de faiblesse. Rien qui les empêchât de s’élancer de pleine détermination. Les dagues ou la magie comme ultime arme face à l’ineffable. Aucune transpiration glacée ne les entravait au moment de la course effrénée. Là où tout s’achèverait et quelque chose de nouveau s’entamerait.
Les ai-je précipités vers leur propre fin ?
Si tel est le cas, ils s’y sont résignés.
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