Chapitre 45 : Perdue (1/2)

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NAFDA


J’ai combattu aux côtés de Horis Saiden. Comme si nous étions des alliés de longue date, et les rivalités d’antan n’importaient plus.

Les jours défilaient sans que Nafda fût autorisée à s’extirper de son lit. Guérisseuses et guérisseurs lui prodiguèrent les premiers soins nécessaires, lui apportèrent oreillers, lingettes et solides bandages. D’opiniâtres efforts étaient consacrés pour un résultat mitigé. Parfois, plongée dans la nuit sereine, des pointes de douleur la réveillaient brusquement. Elle en était ébranlée. Ankylosée.

Les survivants ont dû répandre cette histoire bien au-delà des limites brisées d’Amberadie. Et ils décriront tout jusque dans les plus infimes détails… L’assassin et le mage face à une indescriptible créature. De quoi filer des cauchemars à plus d’un quidam.

Quand Nafda espérait la fin de sa géhenne, son intensité s’amplifiait. Quand elle guettait juste un repos réparateur, elle ne gagnait que des insomnies, lors desquelles des mèches se plaquaient sur son front dégoulinant de transpiration. À chaque aurore frappait la fatigue. Puis s’étiraient d’interminables et redondantes journées où son aperçu du monde extérieur se limitait aux contours safranés de cette chambre. Où tout ce qu’elle percevait se réduisait aux bavardages des hommes et femmes allant et venant dans la pièce. Pleuvaient des nouvelles de la guerre, et guère positives. Tantôt l’on évoquait l’avancée des troupes de Noki Gondiana au-delà de Nilaï, tantôt l’on décrivait comment Douneï Kliosis avait repoussé le siège de Danja, tantôt l’on mentionnait le retrait des forces belurdoises le long d’Erthenori et de Souniera. Mais ce qui glaçait surtout les veines de Nafda était d’apprendre que des combattants issus de moult pays approchaient la frontière ouest de l’empire.

Tu es fier de toi, Koulad ? Si tu avais accompli ton rôle de chef militaire, dont tu te vantais tant, au lieu d’accomplir une vengeance personnelle, nous n’en serions pas là aujourd’hui ! Un seul événement et tout peut basculer. Même si la bête est morte, la capitale est plus vulnérable que jamais, et nos ennemis gagnent du terrain…

Aussi ennuyeux paraissaient les moments d’éveil, le sommeil lancinait davantage. Bientôt les cauchemars gagnèrent en netteté et les scènes en dangerosité. Pas des souvenirs, sinon oubliés, lorsque Nafda errait dans un bassin d’obscurité. Elle avait appris à se fondre dans n’importe quel décor, donc cet environnement lui facilitait la tâche. Seuls son sourire et ses yeux s’illuminaient alentour, lueur à laquelle ses lames contribuèrent une fois défouraillées.

D’invisibles ennemis engendraient la souffrance.

Si, au départ, le sang suivait juste le sillage de l’assassin, il éclaboussait désormais l’entièreté de sa tenue. Il était écarlate, poisseux, et sourdait des plaies promptes à la mettre à genoux. Quitte à hurler, quitte à choir, elle ferait preuve de ténacité à l’approche de l’agonie. Et la sombre silhouette, tant réputée pour faucher, marchait sinistrement vers son étiolement. Plus de tournoiement, plus de vélocité. Ni de bond, ni de vélocité. Ses gémissements ne parvenaient nulle part, se perdaient dans ces espaces obscurs et infinis, là où l’abîme l’accueillerait en se gaussant.

Qu’on me libère ! Là n’est pas ma place ! Je suis censée tout surmonter, mes proies gisant à mes pieds ! Cette faiblesse n’est pas mienne.

Ou bien… Ça l’est peut-être. Toute victoire a un prix. Toute défaite est humiliante. Fragilisée ainsi, quel sera mon destin ?

Ses pensées se fermèrent au moment où elle essaya d’imaginer le pire. L’aube subséquent, pendant qu’un vacarme lui bassinait déjà les oreilles, son cœur rata un bond. Elle aurait reconnu cette blouse écrue, ce nez aquilin et ces yeux amandes même depuis l’opaque horizon. Sitôt arrivée que Amenis s’appliqua à poursuivre les soins de ses collègues. De prime abord, au vu de l’état de sa patiente, elle s’affaira sans piper mot, quoiqu’elle sifflotât régulièrement. Un sourire embellit chacun de leur visage à mesure que les plaies se fermèrent. Du soulagement, fût-ce temporaire, aidait Nafda à mieux endurer les épreuves du moment.

Amenis se posa le lendemain. Depuis une chaise à côté du lit, elle se penchait vers l’assassin, qu’elle détaillait d’un intérêt presque intrusif. Nafda gardait sa nuque enfoncée sur son oreiller bien qu’elle inclinât légèrement la tête. Déplacer ses membres ne lui arrachait enfin plus des grincements de douleur, ce qui la motiva à acquiescer vers la guérisseuse. Elle m’a bien réparée, pour ainsi dire.

— Encore…, souffla Nafda. Combien de fois tu m’as soignée ?

— Voyons, Nafda, nous avons déjà eu cette discussion ! s’ébaudit Amenis. Tel est mon rôle. La raison pour laquelle j’ai suivi de longues et pénibles études de médecine. La raison pour laquelle je foule ces terres ! Ça devient même plus facile avec toi, force de l’habitude !

— Mais quand même. Je devrais éviter de me retrouver autant entamée… Si ça continue ainsi, mon corps ne supportera plus. Et tu n’auras plus besoin de me rétablir.

— Pas de pessimisme ! Tu as vaillamment combattu !

Nafda ne pouvait se réjouir ni opiner. Au lieu de cela, elle se riva vers le plafond, son front se plissant sous l’effort. J’ai l’air parfois ingrate, mais nos relations doivent rester professionnelles. Quoique nouer des amitiés changerait la donne… Ses ongles se plantèrent sur son matelas avant qu’elle se détendît sous l’affable regard de son médecin.

— De temps en temps, évoqua l’assassin, on mentionne ces hommes et ces femmes se sacrifiant pour leur cause. Dans combien de temps je les rejoindrai ? Aucune histoire ne parle d’assassins morts de vieillesse.

— Tu seras l’exception ! espéra Amenis. Nafda, tu étais dans un état si grave que tu n’as pas compris ? Nous sommes revenus en Amberadie hier, mais ton nom résonne dans toutes les rues ! On te considère sauveuse de la cité !

— Vraiment ? Et qu’en est-il de Horis ? Nous luttions ensemble contre la créature, après tout.

— Il croupit dans les geôles du palais. Quant à savoir s’il mérite de s’y trouver, je l’ignore, je ne pose pas de questions.

— Un traitement différent… Comme depuis le début.

— Pour être franche, Nafda, tu es la source d’admiration mais aussi d’interrogation. D’aucuns prétendent que tu aurais dû égorger Horis plutôt que de t’allier avec lui. Je perçois les murmures des miliciens.

— Ha, Amenis ! Tu traînes tes oreilles partout, il semblerait.

— Même si je n’implique dans le domaine de guérison, j’essaie de me tenir informée ! Il y a encore tant de choses à dire, mais ce n’est pas à moi de le faire. D’ailleurs…

Badeni ouvrit la porte avec brutalité.

D’ordinaire, lorsque la lance miroitait dans l’éclat des pièces, la garde échangeait un garde assuré avec l’assassin. Nafda se risqua en vain de fuir son âpre regard tandis qu’elle s’avança d’une paire de foulées. Difficile de la reconnaître… et ce doit être réciproque.

— Elle est en état de marcher ? interrogea crûment Badeni.

— Mes confrères et consœurs n’ont pas essayé ! dit Amenis. Je comptais m’y prendre aujourd’hui, pour la réhabituer petit à petit, et…

— Pas le temps. La patience de Bennenike a ses limites, surtout maintenant. Nafda, relève-toi, ou je serais ravie de te traîner jusqu’à la salle du trône.

Le timbre de sa voix s’accordait avec la profondeur de son rictus. Quelque chose que l’assassin pouvait défier, quoiqu’elle s’abstînt. Ha oui, elle ne plaisante pas. Ne sommes-nous plus amies ? Pas même confidentes ? Nonobstant le désaccord d’Amenis, dont l’unique effort se réduisait au plissement de ses lèvres, Nafda se plia à la sommation. S’extraire lui éveillait déjà des saillies de douleur. Elle en grinça des dents mais se mut malgré tout, ralentie dans ses mouvements. Pas après pas, sous le jugement de la garde, elle chemina vers sa destinée. Je marcherai normalement. Peu importe ce que Bennenike souhaite de moi, je dois me dresser la tête haute et non claudiquer.

Il n’y avait rien d’anormal à longer les couloirs du palais, encore moins derrière Badeni. Existait même un temps où Nafda se targuait des murmures dispersés au gré de son avancée. Mais la réputation évoluait et avec elle la manière dont on la lorgnait. De nombreux servants et gardes s’inclinaient devant elle tandis que d’autres la regardaient avec défiance. Elle percevait même parfois des invectives lorsqu’elle passait à proximité.

On me reconnait, on me salue, mais on ne me pardonne pas. C’est trop tard, ainsi ? Pour espérer me glisser dans la plus proche ombre. Toujours exposée, jusqu’à périr dans les flammes.

Une lumière d’apparence bénigne s’ouvrit bientôt à elle.

Arrivée à la salle du trône, Nafda s’arrêta juste au-delà du seuil de la porte, à hauteur de Badeni. Toutes deux observèrent Bennenike installée sur son trône, les mains crispées sur les accoudoirs, les pieds glissant doucettement le long de la tapisserie. Ainsi s’érigeait l’impératrice en dépit de l’immensité de la pièce.

De l’autre bout, pourtant, Nafda décelait une faiblesse. Elle la sentait diminuée.

Et se courba tout de même face à l’intensité de son regard.

— Sors, Badeni ! ordonna-t-elle.

— Vous êtes sûre, votre grandeur ? douta la garde.

— Sans une once d’hésitation. Nafda et moi devons nous entretenir seule à seule. Il ne peut en être autrement.

Badeni acquiesça sans insister davantage, abandonnant l’assassin à son sort.

Laquelle déglutit par-devers l’hostilité de la suprême dirigeante.

Depuis quand elle me dévisage de la sorte, alors que nous nous vouons un respect mutuel ? Me blâme-t-elle pour m’être alliée à Horis ? Ou bien...

Des mystères s’affinèrent quand la puissante silhouette gagna en netteté. D’un réflexe mal placé, Nafda effleura sa ceinture et nota l’absence de ses dagues, avant de fixer son impératrice. Elle était vêtue de son plus simple attirail, une chemise en soie terne, dépourvue de ses habituels bracelets et colliers, bien qu’elle eût gardé sa cape écarlate. Des cernes violacés cerclaient ses yeux malgré le fard. Des frissons se transmettaient de ses doigts à sa nuque. Quelques nœuds ternissaient ses mèches si délicatement coiffées. Mais ce qui impactait le plus était la fragilité qui l’enveloppait, comme si son aura s’était dissoute dans le néant.

Sitôt que Nafda voulut s’agenouiller, la voix de Bennenike la paralysa :

— Non.

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