Chapitre 58 : La cité envahie (1/2)

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ORANNE


Une paire d’iris smaragdins scintillait dans l’obscurité de la chambre. Si la figure s’était arc-boutée, cette vérité demeurait, aussi longtemps qu’elle privilégierait le statisme.

Ça y est, ils sont partis ? Il est inenvisageable que j’enferme ici tout du long ! Même s’il est probablement déjà trop tard…

Penchée, Oranne manquait de glisser, mais se rattrapa sur les bordures du guéridon. Un œil scrupuleux lui fit réaliser que la porte demeurait intacte derrière les meubles entassés. Elle persistait pourtant à glapir, ses phalanges blanchissant à force de crisser sur le dallage.

Un battement vibra tant dans sa poitrine qu’elle crut que son cœur allait déchirer ses côtes. Son souffle se hachait au rythme des secousses à cause desquelles l’auberge menaçait de se morceler. Des craquelures s’épaississaient entre les lambris du plafond, des failles soudaines échancraient les murs, si bien que la marchande s’en décomposait.

Elle se releva à l’affadissement de la brillance extérieure même si ses pieds la maintenaient à peine à l’équilibre.

Encore un autre tremblement ? Ils paraissent issus de loin tout en frappant de plein fouet ! Se pourrait-il que… Ce bruit, cette sensation. Identiques au jour où la créature a créé une brèche au sein des murailles !

Je dois en avoir le cœur net.

Par-delà l’interstice se révéla un fragment de ce qui se déroulait. Dès qu’elle aperçut des rangées de soldats et de miliciens, Oranne prit soin d’à peine pointer son nez au niveau de la vitre. Les combattants accouraient par centaines, dégorgeaient à travers de nombreuses rues de la capitale, soulevaient leur arme en bramant. Quelques onces d’hésitation se lisaient dans l’expression de certains mais ils se ruaient malgré tout. Ils fonçaient où se propageaient les échauffourées. La sombreur de leur tenue égalait celle du ciel sur lequel se raréfiaient les parcelles bleutées.

Oranne faillit encore riper mais se rattrapa aux rebords de la fenêtre. Le flageolement de ses jambes la prémunissait d’un équilibre total.

Ils sont partout ! Mais peut-être est-ce mon aubaine… Je ne suis plus leur priorité. À quoi bon fouiller chaque bâtiment d’Amberadie lorsqu’une vaste armée franchit leurs murailles ? Je n’ai plus qu’à me tapir ici et…

Quoi ? C’est ainsi que l’histoire me retiendra ? Une pauvre couarde, tremblant dans l’ombre d’autrui, incapable d’avoir mené ses ambitions à bien ? C’était déjà déshonorable de tirer avantage du chaos ambiant pour me cacher à l’endroit le plus évident !

Il ne s’agit pas de lâcheté. Des dizaines, voire des centaines de milliers de citoyens s’abritent dans la cave de leur demeure, attendant que l’orage s’arrête ! En quoi suis-je différente d’eux ? Je ne suis pas une guerrière, et je ne le serai jamais !

Des excuses, toujours des excuses. Il est temps de faire face à mon destin. Même si je dois périr dans le processus !

Dans cet enchevêtrement de réflexions s’annihilait la paralysie. Inspirant longuement, rabattant ses manches, Oranne fixa la porte derrière laquelle tout pouvait l’accueillir. Ce fut mobilisée par une force nouvelle qu’elle déplaça les meubles censés garantir sa survie. Non qu’aucun frisson ne la submergeât à ce moment précis, mais elle passa outre ses tressaillements afin de s’engager dans le couloir.

Pas le moindre hourvari n’émergeait de la salle principale au contraire de sa dernière descente.

Bien que la nausée l’assaillît, Oranne osa y retourner et contempler les dégâts qui y avaient été engendrés. Abondantes étaient les dépouilles dispersées çà et là entre les tables et les colonnades. Elle était presque pétrifiée à force de remarquer toutes ces dilacérations et démembrements, quel que fût l’alignement des victimes. Quelques-unes respiraient encore même si leurs borborygmes firent déglutir la marchande à l’excès.

Aussitôt avisa-t-elle deux personnes debout et une à genoux. Une femme et un homme, le visage courroucé, pointaient un cimeterre constellé de fluide vital à l’intention de Symona, laquelle les implorait en trémulant. Son regard se voila d’autant plus quand elle aperçut Oranne au niveau du seuil. Tant s’est déroulé depuis ma fuite… Est-ce que j’arrive au pire moment ?

— Toi ! maronna-t-elle moins sévèrement qu’elle ne l’eut escompté. Tout est de ta faute ! Tu fais la fière, tu provoques la violence, et puis tu te sauves comme si de rien n’était ? Les froussardes de ton genre devraient décorer les jardins de notre grande impératrice. La tête séparée du corps, évidemment !

Mon poing dans sa figure a donc été la moindre de ses douleurs. L’estomac d’Oranne se noua au moment d’enjamber les cadavres. L’homme et la femme la dévisagèrent en la découvrant, et un sourire allégea même leurs traits plissés.

— Merci de nous avoir inspirés ! s’exclama l’homme. Sans vous, jamais je n’aurai osé lever les armes contre ce régime tyrannique !

— Je suis perdue, là ! s’écria Oranne. Que s’est-il passé ici ?

— Une rixe entre clients selon leur loyauté, clarifia la femme. Des miliciens ont dû intervenir et en ont massacré la plupart. Pas nous, car ils avaient des affaires plus urgentes. La bataille va s’étendre au sein même de la cité, contrairement à la dernière !

Naguère, peut-être qu’Oranne aurait vacillé à cette mention. Désormais elle se dressait à hauteur des deux individus armés et toisait même Symona. Ils confirment ce que je savais déjà, mais c’est bien de le savoir. Succédèrent des instants de cogitation où elle se demanda ce qu’il adviendrait de la ménestrelle. Poser sa main sur son épaule suffit à la faire sursauter, mais ce fut bien ses agresseurs qu’elle foudroya du regard.

— Donc vous voulez la tuer ? fit-elle.

— Bien sûr ! confirma la femme. Symona est une partisane de Bennenike, c’est tout ce qu’elle mérite !

— Elle va passer d’ici peu au fil de notre lame ! rajouta l’homme. Admirez donc cette propre exécution, Oranne !

Un sentiment de malaise enveloppa la marchande. Plus le ton de ces deux personnes s’élevait et plus le teint de leur victime devenait blafard. Proche de se répandre en implorations, Symona chercha refuge auprès d’Oranne. Ils veulent tuer une personne sans défense ? Quand une vague d’empathie déplissa son front, les deux agresseurs furent frappés d’incompréhension.

— Laissez-moi vous poser une question, lança-t-elle. D’après vous, est-ce que cette ménestrelle représente un danger imminent ?

— Elle soutient l’impératrice ! rappela l’homme.

— Vous avez changé d’avis ? demanda la femme. C’est vous qui l’avez frappée en premier !

— Parce que je voulais la faire taire, justifia Oranne. Parce que ses chansons avaient de l’influence sur des esprits égarés en temps de paix. Mérite-t-elle de mourir pour autant ? La menace la plus urgente se trouve ailleurs ! D’ici nous apercevons les rues de la ville. J’ignore combien ils sont exactement, mais une puissante armée s’est rassemblée pour maintenir ce système despotique au péril de leur existence même ! Ne pensez-vous pas que la priorité serait de les affronter eux, et non cette pathétique ménestrelle ?

Les concernés se consultèrent brièvement avant d’opiner, au soulagement d’une musicienne exsudant d’abondance.

— Se mesurer à des gens armés au lieu de personnes sans défense ! affirma la femme. Nous aurions dû y penser plus tôt !

— Vous nous avez éclairé la voie, remercia l’homme. À nous de nous diriger vers nos véritables ennemis, maintenant.

Des protestations se désarticulèrent dans la gorge d’Oranne. Elle eut beau lever une main, rien ne fut en mesure de réfréner l’ardeur des deux individus. Ils s’élancèrent à pleine vitesse hors de l’auberge sur un cri détonnant, comme si leur ambition était de se dévoiler aux miliciens. Ils se murent au-delà de leur vision, disparurent au gré de leur motivation.

Bouche bée, les bras d’Oranne tombèrent le long de son corps. Plusieurs secondes lui furent nécessaires pour s’en remettre tandis que Symona osait enfin se remettre debout. Des intentions opposées semblaient tourbillonner en elle. Je dois encore me confronter à elle ?

— Ça me ferait mal de te remercier, grogna-t-elle, mais il le faut bien. Sauf si tu souhaites me coller une autre droite.

— Tout dépend de la manière dont tu vas réagir, répondit Oranne. Où est Néranou ? Ne me dis pas qu’elle est morte !

— Elle s’est réfugiée dans sa cave avec quelques clients de ton côté. La chanceuse.

— Va donc là-bas, à moins que tu veuilles tenter ta chance dehors. Tu as intérêt à bien t’excuser pour être bien accueillie.

— À quoi rime ton comportement, Oranne ? Pourquoi tu ne t’es pas contentée de te claquemurer dans ta chambre ? Tu y aurais été en sécurité, tout se déroule à l’extérieur, maintenant !

— Précisément là où j’aimerais me rendre.

— Tu as perdu la raison ? De la part de quelqu’un qui parlait au crâne de son défunt fiancé, ça ne devrait pas m’étonner.

Oranne foudroya Symona du regard. Pourtant, à peine quelques instants plus tard, une lueur d’une teneur bien distincte brilla intensément. Il n’y a aucun demi-tour possible. Ses yeux se rivèrent vers l’entrée de l’auberge et ses poings craquèrent à hauteur de sa taille.

— Acte de désespoir ? songea-t-elle. Si ces deux-là m’ont précédé, pourquoi je ne les rejoindrais pas ? Ils font partie de ces nombreuses personnes m’inspirant à donner le meilleur de moi-même.

— Voilà ta solution ? se moqua Symona. Affronter les forces impériales au sommet de leur efficacité ? Te jeter à corps perdu dans le plus impitoyable des champs de bataille ? Ton prestige d’antan n’est plus, tu ne seras qu’une anonyme, entassée parmi les milliers de victimes d’aujourd’hui !

— Tu te soucies de mon sort ? Comme c’est touchant.

— Eh bien, tu m’as sauvé la vie, j’imagine que je dois te rendre la pareille.

— Tu dois survivre car trop de gens vont mourir en ce jour. Moi, en revanche… Je m’en voudrais de rester en arrière. Chacun fait son choix et l’assume jusqu’au bout. Je serai présente en ce jour historique, même si je dois être une poussière propulsée dans une épaisse bourrasque ensablée !

Pas une seconde de plus Oranne ne resta sclérosée. Coulant un ultime coup d’œil à la ménestrelle, laquelle se rua en sens opposé, elle entama sa voie vers la sortie. Sur son chemin elle ramassa un cimeterre et d’un coup de pied fracassa la porte.

Un air sec et aride la lancina sitôt avait-elle émergé dans la rue contigüe.

Combien de temps survivrai-je ? Assez pour faire la différence, j’espère bien ! Où que vous soyez, j’arrive, et je ne faiblirai pas !

Oranne courut jusqu’à la première intersection dans laquelle elle s’engouffra.

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