Chapitre 61 : Une autre voie

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JIZO


— Arrête d’hésiter ! insista Taori. Ça ne peut s’achever que d’une manière, et tu le sais très bien !

Des frissons glacés ankylosèrent Jizo. Tandis que sa compagne et ses parents se raidissaient, une assurance soutenue débordant à chaque seconde, lui s’avérait incapable de trancher. Une âpre remontrance l’attendait où qu’il se dirigeât. Dans l’étroitesse de l’allée, où l’absence de renforts ennemis paraissait éphémère, il ressentait l’inconfortable sensation que tout reposait sur lui. Vouma ne s’est pas manifestée une seule fois depuis le début de la bataille. Je pensais qu’il me suffirait alors d’accomplir ce pourquoi nous sommes là ! Mais non, il faut que d’autres tourments submerger.

Les jugements se poursuivaient puisque nul ne pipait mot. Au règne du sang et de l’obscurité s’abîmaient des âmes anhélant au lieu de respirer. Et quand la mort avait déjà frappé, quand les volontés s’entremêlaient dans une lutte acharnée, rien ne rassérénait les combattants dans un semblant de répit. De quoi faire déglutir Jizo, lequel peinait déjà à garder son sabre entre ses mains tremblantes. Que suis-je censé faire ? Tant de temps s’est écoulé depuis, mais je me vois mal occire celle qui nous a sauvés la vie, à Nwelli et moi. Même Vouma s’abstient de commentaire.

C’était au centre de la conversation que tout se jouait. Jizo et Nafda se fixaient avec intensité, revivaient quelques lointains souvenirs. Une once de lien subsistait entre eux mais menaçait d’atteindre son point de rupture.

— Fais donc plaisir à ta chère et tendre, ironisa l’assassin. Après tout, je ne suis qu’une tueuse impitoyable au cœur sec, je mérite mon sort.

— Alors tu te résignes ? demanda Jizo.

— Ou bien c’est un piège ! contesta Taori. De ce que je connais d’elle, elle ne renonce pas aussi facilement. Jizo, tu as toujours eu les mots justes. Ne te laisse pas berner car tu as un passif commun avec elle.

Pourquoi Taori a raison à chaque fois ? Pourtant… Jizo imprimait les propos de son esprit, se maudissait de demeurer paralysé si longtemps. Tout le contraire de Taori qui amoncelait de colossales quantités de flux autour d’elle. Des fils versicolores se développaient en happant l’énergie des environs. Un éclat pernicieux fulgurait jusqu’au fond de la prunelle de Nafda, laquelle ne put réprimer ses palpitations.

Mais elle broya ses chaînes d’un geste fort, ses dagues vibrant avec une véhémence inouïe. À l’ébahissement de ses adversaires, l’assassin absorba la première moitié de la vague lumineuse et dissipa la seconde. Un sourire outrecuidant éclaircit son faciès.

— Ce serait trop stupide mourir maintenant ! s’écria-t-elle. Vous vous êtes décidés, moi aussi !

Ce disant, l’assassin s’empara d’une fiole dans sa ceinture qu’elle déglutit en une goulée. Aussitôt ses muscles s’épaissirent et une vigueur nouvelle semblait la revigorer. Peu importaient les assauts, peu importaient les dédains, Nafda s’imposait contre les vents et les marées magiques, si bien que Jizo en gardait la bouche béante.

— Nous combattrons séparément ! déclara-t-elle. Je ne vais pas vous affronter, allez donc ailleurs, et je partirai aussi loin !

Nafda détala loin de la menace immédiate. Tréham eut beau décocher plusieurs flèches dans sa direction, Taori eut beau projeter des véloces et coruscants jets, rien ne ralentit la fuite de l’assassin. Elle bondit d’un rebord à l’autre, s’accrocha aux corniches, se hissa vers les toits des édifices circonvoisins. Une fois hors d’atteinte, même des plus étendus sorts de la mage, elle disparut aisément vers de nouveaux affrontements.

C’est réglé, en quelque sorte. Je ne m’attendais pas à cette issue… L’exténuation endiguait Jizo alors qu’il n’avait pas porté le moindre coup de sabre. Il se sentit en revanche assailli tant par ses parents que sa compagne, seulement soutenu par Nwelli. Un rire gras se glissa subtilement dans son esprit.

— Décevant, souffla Wenzina. Je m’attendais à mieux de toi. Ta compassion est grande, mon enfant, mais tu ne dois pas la donner aux mauvaises personnes.

— Fiston…, reprocha Tréham. Tu n’aurais pas dû.

Leur mine acerbe exhortait Jizo à se détourner. C’était toutefois Taori, en face d’eux, qui le jugeait le plus. Une once de compréhension s’enfouissait derrière son expression bien que Jizo trimât à la saisir. Taori, j’espère que tu trouveras la force de me pardonner.

— J’aurais pu l’avoir ! s’emporta-t-elle. Si seulement nous n’avions pas autant tergiversé ! Pourquoi, Jizo, pourquoi ?

— Il s’est déjà expliqué ! défendit Nwelli. Nafda est capable de bonnes actions !

— Je suis reconnaissante qu’elle vous ait sauvés, mais vous avez bien vu que ses raisons étaient tout sauf nobles ! Je suis sa cible privilégiée !

— Et si tu ne l’étais pas ? suggéra Jizo.

— Tu… Je suis perdue. Explique-moi, je t’en supplie.

Toute colère, si persistante fût-elle, s’était éparpillé de Taori, au contraire de ses parents. Au lieu de quoi elle lui saisit le poignet, et d’un œil insistant brûlait de lui arracher quelque propos salvateur. Déglutissant, Jizo y gambergea plutôt deux fois qu’une, mais une illumination le fendit.

— J’ai lu quelque chose dans les yeux de Nafda, dévoila-t-il. Elle a assassiné de nombreux mages, oui, mais vous connaissez les rumeurs à son égard. Sur ses derniers agissements, je veux dire.

— Qu’elle est devenue hésitante à tuer des mages ? fit Taori. Peut-être, mais ça ne rattrape pas ses massacres précédents !

— Elle sera jugée pour ça plus tard.

— Quand ? Et donc, en attendant, tu as décidé de lui laisser une chance !

— Tu vas me croire fou, Taori. Vous aussi, papa, maman. Mais voilà… J’ai ressenti un certain instinct.

— Quel type d’instinct ?

— Nafda a encore un rôle à jouer lors de la bataille. J’ignore ce qui est précisément, mais si les hésitations la rongent, alors elle ne s’alignera pas avec tous ces soldats et miliciens. Ce qui veut dire qu’elle sera peut-être notre alliée.

— Et si tu te trompes ?

— Dans ce cas, j’aurai le poids de ses assassinats sur la conscience.

Un instant de tâtonnement fila au moment où des grondements et déflagrations jusqu’à dangereuse proximité. Par réflexe, Wenzina et Tréham s’armèrent et filèrent à l’embouchure de l’allée, comme s’ils avaient omis de réprouver leur fils, et leur adressèrent un signe ce faisant. Si Taori s’attarda plus longtemps, les secousses l’incitèrent à couper court à la discussion. Jizo et Nwelli la talonnèrent afin de se rapprocher des ravages alentours. Les anciens esclaves lisaient dans le visage de la mage que la conversation avait tout juste effleuré son point final.

Nous avons d’autres priorités. Un spectre rôde encore dans la cité, désormais. Une seule âme parmi des centaines de milliers, peut-être, mais pas des moindres ! Concentration requise maintenant. Se battre, oui, mais jusque quand ?

— Nous n’aurions pas dû nous séparer de Noki, décréta Tréham.

— Je désapprouve, fit Wenzina. Notre rôle, c’était de couvrir Taori pendant qu’elle se débarrasse d’un maximum d’ennemis ! Doit-on vraiment se joindre au front principal ?

— Nous sommes exposés si nous restons trop à l’écart ! C’est imprudent. Bien sûr, Taori est forte, mais il y a des limites à ses pouvoirs !

— J’aurais voulu que tu aies raison pour d’autres choses. Ne lambinons pas, alors !

Jizo acquiesça amèrement comme Taori ne pipa mot. Ils ne lui laissent pas vraiment le choix… Ils devraient se souvenir de notre précédente discussion ! Sur leur élan, cheminant là où les confrontations étaient mises en exergue, Tréham et Wenzina cornaquèrent les jeunes au mépris du danger. Métal usé et flux survolté circulaient comme à l’accoutumée, presque inlassablement. Au milieu d’un succession de demeures fragilisées par tant de sollicitations, de restreints et opaques chemins accueillaient une horde de belligérants. Désespérés, ils ahanaient au cœur des entrechocs destructeurs. Désemparés, ils se ruaient vers une succession de duels désorganisés, étendus des places aux venelles.

Tout va s’enchaîner, à peine entrecoupé d’interruptions ? Après le faisceau lumineux et la brèche, la guerre va se poursuivre jusqu’aux crépuscules ? Jusqu’aux premières lueurs de l’aurore, si jamais elles réussissent à percer ? Ou ça ira plus loin encore ?

Impossible à savoir. Mais que faisons-nous ici, au final ? Avons-nous seulement notre place ?

Des questions jaillirent en continu, mais jamais Jizo n’obtint de claire réponse. On exigeait de lui qu’il participât autant à la bataille que chaque homme et femmes rassemblé ici-bas. Le sabre élevé, la volonté acérée, pour balayer une incoercible adversité.

Rallier Noki impliquait de rejoindre la mêlée. D’être cinq parmi des milliers, confondus parmi tous ces combattants, quel que fût leur rôle. Quelques heures plus tôt, lorsque les murailles tenaient encore pleinement debout, les troupes avançaient de manière plus organisée. Des projectiles fusaient des rangées arrière, des armes se heurtaient à l’avant, et la magie accomplissait son œuvre. Beaucoup avaient escompté que la bataille se poursuivrait de similaire façon à l’intérieur, sauf que le constat s’avérait différent. Des troupes entières se disloquaient sous les impulsions adverses, bataillaient dans tous les sens. Peut-être qu’un objectif clair émergeait dans leur esprit, mais les assauts se matérialisaient en un profond chaos.

Rallier Noki impliquait d’explorer au cœur même de la cité. Là où temples, bibliothèques, théâtres, auberges et magasins se différenciaient à peine, tant les structures se désagrégeaient sans distinction. Au-delà des destructions matérielles, d’innombrables cœurs se serraient à la vue des citadins. Une kyrielle d’entre eux avaient tenté leur chance, persuadés que le salut les accueillerait hors des fortifications. Si des miraculés existaient, Jizo en apercevait très peu, au contraire de tous ces innocents. Ensevelis sous des décombres ou fauchés par quelques combattants. Que la vie eût encore beaucoup à leur offrir ou que le grand voyage fût déjà proche. Les disparités s’évanouissaient, la vision tenaillait.

Rallier Noki impliquait de côtoyer la magie depuis sa source. À une telle proximité d’autant de ses détenteurs, l’on ne savait rester indifférent face à leurs déploiements. Les éléments convergeaient dans un amalgame de création et de destruction. Des cris de ralliement se répercutaient de chaque côté des allées. Ils exprimaient l’opiniâtre appel de liberté. C’était le moment où tous s’unissaient, où naissait le désir d’aller plus loin que les insurrections précédentes. Mais la rougeâtre nitescence du début de l’assaut cédait à un ennuagement plus sombre encore que les épais des orages. L’on chuchotait même, parmi des miliciens, que les mages pouvaient seulement s’accompagner des ténèbres.

Ils s’étaient déjà particularisés, ils s’étaient déjà séparés. Aux côtés du groupe principal, ils bataillaient comme autrui, sous des instructions à peine intelligibles du fait de l’imbroglio ambiant. Jizo et Nwelli moulinaient du sabre avec de fluides mouvements. Tréham envoyaient des flèches à en vider son carquois. Wenzina fendaient des crânes d’une violence accentuée. Au milieu de ces protecteurs, puisant encore dans son environnement, Taori déchargeaient des sorts dévastateurs. Tous apprirent alors qu’elle luttait de nouveau parmi eux.

Et surtout, Noki les aperçut.

Est-ce qu’elle tient encore ? Son état ? Des traits assurés ne masquaient guère ses innombrables blessures. Taillades et meurtrissures couvraient sa brigandine, et son bouclier en cuir était aussi parcouru de lacérations. Plusieurs estafilades striaient son visage par surcroît bien qu’elle les eût maladroitement essuyés. Une respiration hachée et des douleurs saillant de partout ne l’empêchait pas d’abattre soldats et miliciens l’un après l’autre. Quand côtoyait le danger, cimeterres et lances traversant sa défense, elle ripostait de plus belle en rugissant. Reino intervenait souvent, endiguait par ses ordres et ses mouvements les assauts ennemis, indiquait aux mages où ils devaient diriger leurs sorts. Lui aussi souffrait de nombreuses blessures. Lui aussi accumulait les victimes malgré tout.

Noki se retourna malgré sa position délicate. Fixa le groupe émergeant avec détermination.

— Vous revoilà ! fit-elle. Je me demandais où vous étiez !

— Ce serait trop long à raconter, déplora Jizo.

— Pas grave, tant que vous êtes en un seul morceau ! Taori, tu tiens le coup ?

Un rictus tremblant ternit la figure de la concernée. Forcément, elle a compris mon opinion, mais elle n’a ni oublié, ni pardonné. Elle projeta un orbe ivoirin contre une assaillante de Noki, laquelle succomba sur le coup, avant d’opiner en direction de sa meneuse. Rechargeant son flux, elle priva un olivier à proximité de son vert caractéristique.

— Cheffe…, murmura-t-elle. Je suis fatiguée. Je sais que ce que je dois faire, et je m’y applique, mais je n’en peux plus. Je ne suis bonne qu’à tuer.

— C’est faux ! contredit Nwelli.

— Ton amie a raison, affirma Noki. Hé, pas trop le moment de palabrer, mais vous en aviez débattu, non ? Tu t’es bien illustrée, Taori. Il y a bien d’autres mages pour accomplir ton rôle, en plus !

Ses traits se durcirent quand elle désarma un milicien imprudent. Son corps s’élança au moment où elle l’occit avec brutalité. Noki interpella ses subordonnés à qui elle désigna l’est, levant subtilement l’index, un horizon d’apparence inaccessible. C’est par là que nous devrions aller ? Resserrant ses mains autour de la poignée de son sabre, Jizo demeurait dubitatif, mais s’accorda aux directives à l’instar d’autrui.

— Le Palais Impérial ! s’écria-t-elle. Fut un temps où j’étais aussi jeune que Ségowé… Je me baladais volontairement dans le centre d’Amberadie. Bennenike y est-elle terrée ? Peut-être que non, mais elle doit se battre assez près !

— Nous devons la tuer en priorité ? questionna Reino. Si elle meurt, la bataille s’arrête ?

— Pas sûre, mais c’est elle notre cible principale.

Reino hocha du chef avant de s’efforcer de libérer un passage. Nombreux étaient ses alliés lui prodiguant un support, hélas aussi nombreux à calancher sous le poids de tels assauts. Une succession d’agonie les exhortait à réaliser cette volonté, quitte à ce que d’autres sacrifices jalonnassent leur passage. Jizo, Nwelli, Wenzina et Tréham suivirent le mouvement, mais Taori ne les imita. Elle était comme ralentie, sa magie prisonnière à l’intérieur d’elle-même. Ce pourquoi Noki la sollicita tout en gardant un œil sur les lignes adverses.

— Tu as peur de l’impératrice, n’est-ce pas ? devina-t-elle.

— Comment il pourrait en être autrement ? admit Taori. C’est à Bennenike qu’on souhaitait me livrer. Elle me réserve un traitement encore pire que les inquisiteurs radicaux.

— Donc tu préfères éviter de l’affronter ?

— Oui. Si possible…

— Taori, personne ici ne t’imposera quoi que ce soit. Et la magie peut avoir d’autres rôles que de tuer, y compris sur le champ de bataille. Tu l’as réalisé avant moi. Tout ce que tu as à faire, c’est de nous aider à frayer un passage.

La mage fut traversée par une illumination supplémentaire. De quoi écarquiller les yeux de ses compagnons qui restaient subjugués par son impérissable aura. Un rayonnement smaragdin la submergea toute entière, si bien que même ses iris s’enlumina de ce vert intense. Bientôt rejoignit-elle la pléthore de ses homologues convergeant vers le même unique but. Ensemble, ils soignèrent lacérations et blessures. Régénèrent des guerriers de tout type, fussent-ils constellés de quelques égratignures ou au bord de la mort. Leurs ennemis eurent beau dévier d’atténuer une myriade de sorts, peu de ce qu’ils évertuaient parvenaient à atténuer l’efficacité de la guérison.

La riposte ne se fit pas attendre. D’un beuglement sourd, Noki se déchaîna alors, et les siens la talonnèrent jusqu’à l’anéantissement. Les armes se frappèrent encore et toujours, des sorts flamboyèrent en impacts tonitruants. Quand les zones de sûreté se raréfiaient, l’on réalisait derechef que nul n’était épargné. Que la nitescence de la guérison, aussi brillante fût-elle, s’éclipsait face à la sombreur alentour.

En plein milieu du combat, Jizo s’en détendit pourtant.

Ça y est. Taori a trouvé sa voie. Puisse-t-elle s’épanouir, car sa victoire sera la nôtre.

Le jeune homme évita cependant de s’ébaudir trop vite. Car il suffisait de lever les yeux, à hauteur de Taori, pour apercevoir explosions et fracas sourdre quelques rues plus loin. De délétères ondes grimpaient jusqu’au firmament. Des pylônes lumineux ou incandescents illuminaient le déclinant joyau du désert.

Toutes ses anciennes questions peinèrent à trouver une réponse.

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