Chapitre 68 : Face au pire (1/2)
ORANNE
Si même une aussi célèbre mage a péri, quelles sont mes chances de survie ?
C’est déjà un miracle d’avoir tenu jusque-là. J’ai beau être entourée par des personnes puissantes, un sort fatidique les côtoie d’un instant à l’autre, alors moi…
Larmoiements et lamentations marquèrent une rupture. De nombreuses secondes de silence furent dédiées à la mémoire d’Emiteffe. Déjà son absence pesait, même si sa disparition paraissait peu manifeste, éteinte dans l’esprit d’une inquisitrice évanouie. Une fraîche brise ondulait les vêtements souillés d’un groupe déchiré. Oranne, malheureusement, ne se joignit pas à ce concert de sanglots. Au flageolement de ses jambes, au claquement de ses dents, elle était proche de défaillir. Peut-être que son corps s’allongerait alors auprès de celui de Docini, mais son inutilité risquait d’en décevoir plus d’un.
La jeune fille avisa les raisons de ses tressaillements. Même de loin, Bennenike pétrifiait quiconque se mesurait à elle.
Revenue au point de départ… Extirpée de ses griffes pour mieux s’y retrouver coincée. Si je détale, je suis une couarde. Si je reste, mon corps déchiqueté maculera les marches de cette belle place.
Je ne dois pas reculer. Je ne peux pas.
Bien qu’elle eût accordé quelques pleurs à la défunte, Édelle s’orientait davantage vers sa fiancée. Un teint blême et des lèvres retroussées l’accompagnaient pendant qu’elle la tirait hors de portée du danger, sous l’œil circonspect de ses compagnons. Après quoi elle déposa Docini vers une bifurcation, interpellant ses homologues avec l’épée au poing.
— Tant que la vie règne, elle doit être préservée ! se justifia-t-elle. Mes sentiments m’aveuglent certainement, mais je veux rester auprès de Docini. Nous prendrons soin des autres blessés également, et tenterons d’évacuer des personnes si nécessaire. Mes excuses, je ne peux achever cette bataille avec vous.
— Ta décision est compréhensible, jugea Médis. Il faut être déraisonnable pour s’engager contre l’impératrice ! Nous y allons.
Déraisonnable, hein ? Eh bien, puisque j’ai parlé au crâne de mon fiancé mort durant plusieurs mois, cela ne parait pas plus insensé. Des chemins se séparèrent au crépuscule des luttes. Ce fut avec un serrement de cœur que Horis, Médis et Sembi s’éloignèrent des inquisiteurs, lesquels traçaient la route dans les vestiges d’où ils venaient. À tout moment, Oranne pouvait négocier une volte-face, sans que les mages l’en eussent blâmé. Un appel l’exhortait néanmoins à les talonner. Tel un écho se propageant par-dessus l’amoncellement de cendres et de gravats. Pieds nus sur un pavé morcelé, s’exténuant par longues foulées, la jeune femme se rapprochait des lames délétères au mépris des entraves.
Tous s’arrêtèrent cependant dès qu’ils aperçurent Dathom. Il était étalé à l’écart du champ de bataille. Des brisures striaient sa cuirasse tandis que ses halètements émettaient un son ronflant. Une main sur sa plaie, il luttait pour rester conscient, toutefois son regard pesait vers les renforts convergeant trop tard.
Sembi tendit sa main pour le soigner, mais Dathom déclina avant la projection du sort, aussi Oranne hoqueta de stupeur. Dans son état, il n’a aucune raison de refuser !
— Non ! lança-t-il en glaviotant. Pas de cette humiliation… Par pitié.
— Humiliation ? s’étonna Sembi. C’est pour vous sauver la vie !
— Et qui a dit… que je voulais ça ?
L’agonie lui fait perdre la tête, je ne vois pas d’autre explication. Proche de mordiller ses ongles, Oranne se déroba pour s’effacer une fois encore. Même ainsi n’était-elle pas épargnée par le regard d’acier que le militaire assenait. Il prêta plus attention à Horis une fois que ce dernier posa un genou à terre, et une main sur son épaule.
— Vous ne tenez plus à la vie ? s’enquit-il.
— Vous vous attendiez à quoi ? répliqua Dathom. Que je finisse vieux et ridé… Incapable de marcher et de parler… Mes souvenirs disparaissant, mon corps déclinant lentement jusqu’à sa fin inéluctable. Non ! Mieux vaut partir avec dignité.
— On vous abreuve de ça, à l’armée ? vitupéra Médis. La mort au combat sinon rien ? Avez-vous fait exprès de perdre contre Bennenike ?
D’abord Dathom coula un coup d’œil malveillant à son interlocutrice, puis un rire gras surgit, ponctué d’un crachat de sang.
— Je ne suis pas… un imbécile pareil ! se défendit-il. Même à deux, Bennenike nous a surpassés… Elle n’a pas volé sa réputation, l’enfoirée. Bon courage contre elle.
— Vous nous abandonnez donc là, conclut Horis.
— Ouais… Tant qu’il me reste… un peu de force pour causer… je vais être franc avec vous. Je ne m’attendais pas à survivre.
— Et vous vous êtes quand même engagé à affronter l’impératrice.
— Voilà. Quitte à mourir… Autant le faire de la meilleure manière possible, quitte à déplaire à certains. Je veux rentrer dans l’histoire… Dans la légende. Qu’on répète mon nom chaque fois qu’on mentionnera la bataille à Amberadie. Il y aura besoin de quelques survivants, pour ça. L’autre, là-bas, Docini, elle est morte aussi ?
— Non, elle s’est juste évanouie. Emiteffe, en revanche…
— L’esprit a été plus honorable que le corps.
Cette fois-ci, ce fut Médis qui foudroya le soldat du regard. Sembi et Horis ont beau se modérer, ils n’en pensent sûrement pas moins. Dathom ne flancha guère, mais grinça des dents face à la douleur de sa plaie.
— Comment osez-vous ? assena Médis. Avez-vous assisté à sa dernière action ?
— Elle sera vivante pour le raconter, déplora le chef. Et elle se fichera bien de moi. L’inquisitrice qui s’est prise pour une soldate… Et moi, malgré tous mes efforts, j’attire les foudres de mes propres alliés…
— L’illumination des ultimes instants…, tança Horis. Se préoccuper de sa réputation. De ce que des inconnus penseront de nous quand nous ne pourrons plus les entendre. Vos priorités sont particulières, Dathom.
— Vous me jugez… alors que nous sommes alliés. Ayez un peu de respect pour un vétéran à l’agonie.
— J’en ai, en quelque sorte. J’aimerais juste savoir : pouvons-nous triompher de Bennenike ?
— Vous le saurez bien vite… Moi, je vais fuir cette désolation. Toute cette noirceur me ferait presque regretter d’avoir combattu pour les mages… Mais l’Enthelian devait rester libre et indépendant. Je veux… qu’il y ait quelque chose après la mort…. Que je puisse boire au moins un dernier verre… avec tous mes confrères et consœurs disparus.
Bientôt ses tremblements et impulsions cessèrent. Lorsque son bras ripa hors de sa blessure, et que sa lourde respiration s’arrêta, une page brûlante venait de se tourner.
Un surplus de fierté rend-il imbécile ? Nul ne versa une larme en l’hommage, sinon quelques homologues bataillant autour des marches. Mais un silence supplante quelconque commentaire. Face à cette massive silhouette immobile, incarnation d’un triomphe adverse, Oranne ne put brider ses vacillements. Il lui suffirait de se détourner et enfin effleurerait la quiétude. Malheureusement, un esprit chamboulé vibrait en elle et la happait vers l’impératrice.
Bennenike gardait de la distance avec ses opposants qu’elle toisa ardemment.
— Tant de minutes perdues lors desquelles vous auriez pu le sauver, se gaussa-t-elle. Juste car vous souhaitiez respecter son choix ? Vous avez perdu une puissante épée. En dépit de ses défauts, Dathom constituait un adversaire redoutable.
— Il n’était pas le meilleur d’entre nous, concéda Noki. Sa perte reste une tragédie.
— Encore plus pour toi. Sans lui, je t’aurais supprimée bien plus tôt.
— Mon cœur bat vite mais ne s’est pas arrêté. Ma lance glisse de mes mains mais y reste.
— Une brave guerrière prête à venger sa jeune sœur ? Que c’est adorable. N’avons-nous pas un duel à conclure ?
Un rugissement s’échappa de Noki comme ses doigts s’enroulèrent autour de sa hampe. Pas un instant ne lâcha-t-elle la despote des yeux, même lors des sollicitations de Reino.
— Elle vous provoque ! avertit-il.
— J’en ai conscience, rassura Noki. Je serai prudente et avisée. Toi, par contre, tu es exposé. Replie-toi avant qu’il ne soit trop tard.
— Je ne vais pas vous abandonner !
— Reino… Ce conflit emporte tout sur son passage. Combien de rescapés y’aura-t-il d’ici la fin ? Très peu, je le crains. Il faut qu’au moins une poignée de personnes survive. Qu’elles narrent ce conflit aux générations futures, que les erreurs du passé ne soient jamais reproduites.
— Noki… Je n’aime pas la façon dont vous vous exprimez. Souvenez-vous de mon serment ! Vous m’avez aidé, depuis c’est à mon tour de vous protégez !
— Tu as accompli ce rôle à merveille. Tu n’as plus besoin de tenir ce rôle. Je suis bien accompagnée, désormais. Pars, maintenant, je t’en supplie.
Derrière la cheffe s’alignèrent des dizaines de mages rassemblés pour un but identique et sous une même égide. Chacun se référé à Horis, Médis et Sembi, en tête du groupe, dont l’accumulation de flux faisait voleter des éboulis alentour. Un tel pouvoir laissa leurs équivalents bouche bée, geste auquel s’adjoignit Oranne.
Un instant d’hésitation exposa Reino durant de précieuses secondes. Des larmes roulèrent sur ses joues pendant qu’il fixait Noki. Avisant l’ampleur des renforts, il essuya ses joues avant de détaler sous les moqueries de ses adversaires. Il se retourna à plusieurs reprises sans jamais effectuer un demi-tour complet. Il s’effaça entre les épaisses ombres, se préservant du sang mais pas des sanglots.
Un autre chanceux… Aussi intruse que je suis, je ne l’imite même pas ? Tout ce temps à observer sa fuite, Oranne dut sentir ses dents claquer afin de remarquer la présence grandissante. Une discrète silhouette se glissant dans les ténèbres, une paire de dagues qui scintillait en sus de vibrer à l’excès. Peut-être que les réflexes de la marchande lui dictaient de trembler. Toutefois, à la scruter de plus près, des souvenirs la rassérénèrent. Elle se dresse devant nous, arme vivante de son impératrice jusqu’au bout ! Mais, après tout, nous avons collaboré ensemble ! Bennenike ne doit pas savoir qu’elle m’a aidée à tuer Koulad.
Nafda croisa ses bras, et les pointes de ses dagues miroitèrent de plus belle.
— Impératrice, dit-elle. Au besoin, je peux me débarrasser d’eux.
Retroussant ses manches, Horis lança un coup d’œil de défi à l’assassin. Plusieurs orbes lumineuses dansèrent autour de son aura à la naissance d’un fier sourire, ce qui ne manqua pas d’agacer son opposante. Ils vont encore s’affronter ? Leur alliance n’était donc que temporaire ?
— Tu ne toucheras pas à un seul de mes alliés, trancha Horis. N’as-tu pas tué assez de mages ? Même si tu n’y arrives plus, dernièrement.
— Plus rien ne me retiendra ! tonna Nafda. Nous avons un combat à terminer. Il s’est étalé sur des mois entiers, mais prendra fin aujourd’hui même !
Des vibrations sinuaient déjà dans l’air au moment où ils se rapprochèrent. D’ordinaire le kurta repoussait le flux, or les éléments s’attiraient l’un l’autre sous l’élan de leur porteur respectif. Tout un chacun retint son souffle à mesure que le ciel s’ouvrait.
Dagues et poings se collisionnèrent à travers un tonitruant impact. Bien des mages s’étaient rués au-delà du mage et de l’assassin quand des vagues d’énergie soulevèrent des tonnes de poussière éjectèrent des gravats. Grâce à l’aide d’autrui, Oranne en fut protégée, mais la projection fut si puissante qu’elle bascula en arrière.
Le choc subséquent manqua de l’assommer. Laissée derrière autrui, sa résistance était sollicitée, et l’appel ne cessait de la tourmenter.
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