Chapitre 68 : Face au pire (2/2)
Peu lui importait d’être ébranlée, son être retranché dans ses limites. Tant de mages la précédaient face à l’incarnation de toutes les terreurs qu’elle se blâmerait pour l’éternité si elle défilait. Je ne me fonds pas dans la masse, bien au contraire. Liée à Bennenike même si elle a brisé ce lien par-elle-même. Et si je me mesurais à elle comme il se doit ? Tirant ses manches partiellement déchirées, Oranne déglutit le peu de salive restante alors que son cœur cognait sa cage thoracique.
Progressivement, la marchande se délestait de la charge des frayeurs. Elle se hissa bientôt au cœur des ravages, par-delà un duel propageant des décharges de flux et des amas de décombres. Elle se dirigea là où des dizaines d’hommes et de femmes se heurtaient à l’opiniâtreté des dernières troupes impériales. Elle s’approcha de la confluence semblable à leur tempête.
Aucune obscurité n’entraverait sa claire vision des événements. Oranne se situait comme aux premières loges d’un âpre spectacle. Après chaque assaut revenait un nombre plus réduit de mages. Gisant en ces lieux brisés, beaucoup eurent d’ultimes soubresauts en crachant des gerbes de liquide vermeil. Le trépas était la paix, la survie constituait la géhenne. Car en s’élançant, furibonds et hurlants, leurs camarades ne gagnèrent qu’à endurer le courroux de la despote.
Ils s’efforcent, quand bien même ce serait perdu d’avance. D’innombrables combattants avaient déjà succombé au désespoir de Noki. Nonobstant les conditions désastreuses, la cheffe guidait des troupes forcenées de fantassins et de mages. Souvent s’érigeait-elle au-devant, parée à recevoir les coups à leur place. De nouvelles taillades striaient son équipement abimé au rythme de son souffle saccadé. Noki réussissait toujours à esquinter Bennenike, qu’un mur de miliciens persistait à protéger.
Elle s’appuyait parfois sur les flammes. Lorsque les lueurs brûlantes comblaient l’opacité, quelques espoirs se ravivaient en Oranne. Tout ce temps à suivre Médis et Sembi lui avait apprise que le kurta ne posait nul problème à leurs yeux. Guère cette fois, cependant. Des flammèches eurent beau se dissiper sur la cuirasse de l’impératrice, ses cimeterres réceptionnaient l’essentiel du feu capable de l’atteindre.
Médis et Sembi rassemblèrent du flux au bout de leurs bras suite à plusieurs échecs. Deux paires d’orbes enflammées en jaillirent, manquèrent d’impacter leur cible de plein fouet. Mais Bennenike avait brandi ses armes à temps et amoindrit nettement la puissance des sorts. Yeux dilatés, leur instinct se perdit face à la riposte de leur adversaire, laquelle les éjecta en frôlant leurs points vitaux.
Sans ces figures de référence, non contente de se sentir esseulée, des frissons vrillèrent l’échine d’Oranne.
Sous l’ombre de l’impératrice embrasèrent de douloureuses réminiscences. Jamais je ne rivaliserai avec sa carrure, son charisme, son aura… Je me tiens quand même là, proche d’être tranchée d’une minute à l’autre. Les bras relâchés, les traits distendus, Oranne dévisageait Bennenike comme si elle la rencontrait pour la première fois.
— Tu m’impressionnes quelque peu, complimenta Bennenike. Une kyrielle d’opportunités de t’esbigner se sont présentées à toi, pourtant tu es debout face à moi, à peine capable de refouler tes tremblements.
Jadis l’impératrice se serait gaussée de son interlocutrice. Mais la marchande soutenait tant son regard qu’elle fut forcée de la considérer. Chaque pas vers l’avant augmentait drastiquement la vulnérabilité d’Oranne qui manquait alors de se décomposer.
— Tu as accompli de considérables progrès, complimenta-t-elle. Je me souviens, lorsque tu étais recroquevillée sur le trône, poussant d’insoutenables cris aigus. Ce jour-là, si ma colère n’avait pas grondé, j’aurais eu beaucoup pitié de toi.
— J’ai toujours peur, admit Oranne. Mais ce n’est pas une peur qui m’incite à détaler.
— Cet aspect me surprend, tout comme l’absence de crâne attaché à ta ceinture.
— Je l’ai brisé. C’est derrière moi, désormais.
— Tu vas m’affirmer que tu ne revendiques plus le trône impérial ? Où sont tes ambitions d’antan ?
— Avec la mort de Phedeas, ce lien n’existe plus. Il m’a fallu longtemps pour le réaliser. Il m’a manipulée et j’en ai été détruire, bien que j’aie réussi à me relever. Le pouvoir corrompt, vous en êtes la preuve vivante. Je n’en veux plus.
Les sourcils de Bennenike s’arquèrent comme sa mine s’assombrit outre mesure. Des paroles que je risque de regretter très bientôt… Entre ses halètements se présenta un cimeterre qu’elle plaça à ras du cou de son ennemie, laquelle luttait pour ne pas s’évanouir.
La bataille n’avait ralentie qu’à proximité immédiate. Puisque ses subordonnés formaient un rempart autour d’elle, Bennenike disposait de temps et d’espace pour répliquer Oranne. Elle se maintint dans cette posture où l’acier pouvait cisailler la chair meurtrie d’un instant à l’autre. Quelques voix supplièrent à la marchande de se défiler, murmures d’alliés vaincus, mais elle s’opiniâtra dans sa décision. Je n’en ai pas encore fini.
— Le pouvoir ne corrompt pas, déclara l’impératrice. Il révèle. Je soutenais ces objectifs depuis d’innombrables années, il me fallait juste les moyens de les mettre à exécution. Je n’ai aucun regret.
— Vous assumez qui vous êtes jusqu’au bout, concéda Oranne. Même quand les ténèbres engloutissent la belle Amberadie. Même lorsque votre célèbre armée succombe sous nos assauts.
— Et quel assaut m’offres-tu, Oranne ? Tu pourrais au moins ramasser une arme, imiter tous ces perdants. Au lieu de quoi tu me fixes avec une once de méchanceté, camouflant tes frayeurs derrière une fausse assurance.
— Quelqu’un vous tuera, c’est une certitude. Si je me suis hissée jusqu’ici, c’était pour prouver ma valeur à moi-même. Que je cesse de me flageller, que le courage m’inspire enfin.
— Ha, je vois… Tu as cherché à me fuir pendant si longtemps suite à ton évasion. Maintenant que la bataille a emporté des dizaines de milliers d’âmes, tu souhaites montrer ta valeur. Oranne, malgré ma placidité, je n’ai pas oublié. Tu es la meurtrière de Koulad, n’est-ce pas ?
Même si ce fut ardu, la concernée opina du chef, comme si une étincelle l’avait vivifiée. Elle déglutit néanmoins par-devers le grondement de l’impératrice.
— Je me suis vengée, affirma-t-elle. Je me suis faufilée lâchement, et je l’ai poignardé jusqu’à que vous-même ne puissiez pas le reconnaître. Désolée, impératrice, mais vous ne partagerez plus jamais le lit de ce rebut.
— Les circonstances ne se prêtent pas à un déchaînement d’émotions, répliqua Bennenike. Désolée, Oranne, mais je ne t’offrirai pas une place du martyr.
Martyr ? Mais ce n’est pas ce que je cherchais… L’annonce fit vaciller la jeune femme qui faillit trébucher sur un cadavre derrière elle. Pendant qu’elle guettait sa stabilité, à portée de la tranchante lame, les murmures de Médis et Sembi continuèrent de se propager. Après surgirent des inspirations plus nettes, plus lourdes, plus graves.
Oranne s’autorisa un coup d’œil de biais et aperçut Noki. Elle eut beau clopiner, du sang avait beau exsuder d’une myriade de plaies, jamais sa lance ne glissa de ses mains souillées et humides. Elle appliquait un effort considérable à chacune de ses foulées lors desquelles elle dévisageait son adversaire de toujours. Quelques instants durant, le monde s’élargit, et la foudre des conflits fendit l’air opaque. Non, Noki devrait rester couchée. C’est dangereux, par ici…
— Merci…, souffla-t-elle. De nous avoir fait… gagner du temps. Tu n’es pas une lâche, Oranne, sois-en certaine.
— Gagner du temps pour quoi ? douta Bennenike. Pour que vous surviviez une poignée de minutes supplémentaires ?
— Peut-être que nous menons un combat désespéré… Mais vous aussi. Que vous l’admettiez ou non, impératrice, vous avez perdu cette bataille.
— Parce que mes effectifs se réduisent ? Tu n’as pas compris, Noki. J’ai encore un ultime atout.
— Tu n’auras pas le temps de le dévoiler.
— Ça suffit ! tonna Oranne. Noki, vous voyez bien que…
La cheffe était arrivée à hauteur de la marchande, qu’elle interrompit d’un geste de la main. Naguère figure de référence, Noki peinait à se dresser, suscitant l’inquiétude d’Oranne. Tous ses efforts pour la protéger se réduisirent hélas à néant.
— Nous avons chacun œuvré pour la victoire, affirma-t-elle. Toi y compris, Oranne. Tant de braves hommes et femmes ont sacrifié leur vie pour un lendemain meilleur… Et voilà que je sombre dans un discours niais. Je préfère les actions aux paroles.
— Et tu penses que cette tentative portera ses fruits ? demanda Bennenike. Là où chacune des précédentes a échoué ?
— J’aurais au moins essayé jusqu’au bout.
Un sourire en coin de figure, une détermination saillant de ses membres transpirants et de ses muscules contractés, une lance brandie d’un bras tressaillant. Noki s’élança nonobstant les protestations de ses alliés.
À l’esquive de l’estocade adverse s’imposa son arme. La lance commença à s’enfoncer dans la cuisse de Bennenike, lui extirpant un hurlement de douleur.
Noki, quant à elle, n’avait même plus la force de crier.
Chaque succès a un contrecoup… Un seul cimeterre traversait son torse, mais ce fut suffisant pour l’achever.
— Pardonne-moi, murmura Noki. Ségowé… Je n’ai pas su te venger. Quelqu’un le fera, oui… Quelqu’un le fera…
Noki s’effondra aussitôt, s’éteignit sous les sanglots de ses camarades survivants. Tout ce qui allégé Oranne, la scène s’imprimant dans son esprit, était que la souffrance s’était vite achevée.
Emiteffe, Dathom, et maintenant Noki… Tout est perdu.
Horis, Médis et Sembi pleurèrent chacun en l’honneur de la victime.
Mais Oranne ne put se joindre à eux. Car les griffes de la despote, manieuse d’implacables armes, planaient sur elle. Quand elle chuta à genoux, quand son énergie l’abandonnait, le glas la côtoya. Je suis incapable de me battre…
— Devrais-je poursuivre sur ma lancée ? proposa Bennenike. Je suis plutôt douée pour occire mes adversaires, exactement comme je l’avais annoncé. Cependant… Mon temps n’est consacré qu’à celles et ceux vaillant la peine. Que m’apporterait ta mort, sinon compléter un futile cycle de vengeance ? Tu ne représentes aucun danger à mes yeux, Oranne, aussi je t’assujettis à un autre destin. Assiste à la fin de l’insurrection.
Une distance se creusa entre la despote et la survivante. Bennenike ne daigna même plus accorder un coup d’œil à sa protégée de naguère. Un lourd vent faisait osciller sa cape derrière laquelle Oranne s’invisibilisait. Tremblante, affaiblie, les assauts d’échos et de chuchotements la heurtaient âprement.
— Et puisque je m’exprimais sur mon ultime atout…, enchaîna Bennenike. Tu as bien dû le remarquer, et je te rassure, tu n’as pas halluciné. La bête a survécu. Pas de corps, mais d’esprit. N’est-ce pas une technique si usitée par les mages ? Je les écraserai avec leurs propres capacités.
Le cauchemar ne prendra jamais fin… Alors qu’Oranne peinait à digérer les propos, un nouveau rugissement retentit. Puissant et glaçant comme jamais auparavant.
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