Chapitre 74 : Importantes responsabilités

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ORANNE

Parfois l’ennui côtoyait la paix.

Une lumière tamisée oscillait dans le large bureau qui avait été octroyée à Oranne. Bien que son statut lui conférait la possibilité de fréquenter une pléthore de personnalités, elle s’était claquemurée dans cette pièce, alternait entre lectures et écritures. Rapports, extraits de compte et lettres s’entassaient sur une surface si réduite que sa quantité de travail lui paraissait d’autant plus insurmontable.

D’un front dégoulinant de sueur se déversèrent quelques gouttes, ratant de peu sa tasse de thé fumante de thé à l’orange. Oranne écarta le contenant vers une zone sécurisée, où elle ne risquait pas d’imbiber l’amoncellement de papiers. Elle était même tentée de déboutonner une partie de son chemisier carminé tant la soie accentuait sa sensation de chaleur. Pourtant les rideaux derrière endiguaient la pénétration d’étouffants rayons. Quelques-uns à peine éclairaient la bibliothèque sur laquelle des dizaines d’ouvrages ravissaient les nuits d’Oranne.

Des spasmes parcouraient ses poignets alors qu’elle lâchait sa plume. Plusieurs taches d’encre maculèrent la table sans toucher les coins. Soupirant, Oranne recula de sa chaise afin d’étendre bras et jambes.

D’aucuns affirmeraient que mon métier n’a rien de palpitant. D’accord, c’est parfois ennuyeux, mais je préfère la stabilité après autant de chaos ! Et puis, quelqu’un doit bien s’occuper de toute cette paperasse !

Cependant… Ne m’affaiblirais-je pas à force de m’enfermer ? Les températures de Gisde n’ont rien à envier à Amberadie, alors pourquoi je transpire si souvent ?

Suite à ce regain d’impulsion bondit la jeune femme. Tirer les rideaux lui octroya une vue panoramique de la cité, quoique certains détails échappaient à sa vision depuis une telle hauteur. Demeures et édifices s’érigeaient du mieux qu’ils pouvaient : par centaines ils avaient été détruits lors de la bataille. Moult débris s’accumulaient encore par endroits malgré l’opiniâtreté de milliers de personnes pour les réparations. Des citoyens qu’Oranne entrevoyait à peine depuis sa pièce. Certes, elle disposait d’une idée de leur parcours, de leur épreuve, de leurs souffrances, mais en aucun cas ne prétendrait-elle les connaître véritablement.

Amberadie sera-t-elle de nouveau elle-même ? Les efforts ont porté les fruits, mais les stigmates restent présents. Une génération entière a été traumatisée, dans un puits miraculeux où elle a survécu. Y compris moi, et c’est sans doute la plus grande des surprises.

Des mois durant, Oranne avait aperçu le monde évoluer de son point de vue. Quand l’ambre et l’ocre rayonnaient derechef, et que le surplus de lumière engloutissait les ténèbres d’autrefois, Amberadie revêtait une apparence imprenable et indestructible. Il suffisait de scruter davantage de détails pour dénoter les changements au sein même de ses fondations. La cité s’était relevée sans se révéler identique.

Visuellement, Amberadie est la même, mais il réside une différence de taille. Elle n’est plus le centre de l’Empire Myrrhéen, car l’empire n’existe plus.

Oranne devait répéter cette affirmation à maintes reprises pour y croire. Le temps avait beau s’écouler, les symboles d’autrefois avaient beau se disloquer, une existence au sein d’un régime ne se défaisait pas en plusieurs mois. Se frotter les yeux était futile, tout comme songer à d’autres circonstances. Tout ce qui était concret s’étalait derrière elle. Même si son rôle dans la construction de l’avenir était minime, s’y détourner trahirait ce pourquoi elle s’était engagée.

Impulsée par cette pensée, la jeune femme se retourna, prête à mettre fin son répit.

Palabres et foulées l’extirpèrent cependant de sa torpeur. Elle choisit de les ignorer, de prime abord. Mais le volume augmentait tant qu’Oranne échouait à se concentrer, aussi se précipita-t-elle directement à la source.

Une nuée de gardes s’aligna comme obstacles temporaires. Avec leur plastron scintillant, ainsi que leur hallebarde, ils s’imposèrent face à la silhouette désespérément grêle de la jeune femme. Heureusement, l’idéologie et le système ont plus changé que l’esthétique. Ces femmes et hommes la toisèrent, enserrant leur main sur leur hampe, puis se détendirent sitôt qu’ils la reconnurent. Guère d’excuse, mais au moins des sourires dignes de caudataires. Oranne devina immédiatement que se baroud d’honneur n’était pas consacrée à sa personne.

Quelle longue réunion, tout de même ! Par-delà la porte incurvée et aux battants incrustés d’émeraudes émergeait une demi-douzaine de représentants. Aussitôt le seuil franchi, la jeune femme reconnut cette coalition de pouvoir. Un vieil homme de teint ébène et à la chevelure ivoirine aussi pendante que sa barbe, une expression stoïque inscrite sur son visage parcheminé. Une femme aussi expérimentée, de carnation similaire, dont la robe flamboyante s’accordait à sa sveltesse. Un homme jeune, à la démarche assurée, un pourpoint pourpre en net contraste avec la brillance de ses mèches bouclée et dorées et la blancheur de sa peau. Une femme d’âge moyen, dont les nuances brunes de sa peau s’accordaient à la finesse de sa redingote en velours. Le dernier homme, en revanche, était d’âge indiscernable. Avec la noirceur de son teint, seuls son absence de cheveux l’accumulation de ses colliers en argent le distinguaient parmi ses homologues.

Erhiné Moposis, représentant de Unbo. Vizoru Neïum, représentante de Kisona. Bartol Usen, représentant de Ilhazaos. Soldani Sheyed, représentante de Dielu-Seles. Kounga Tchiri, représentant de Leïdosil. Autant de personnes qui se sont illustrées après la guerre. Où étaient-ils par le passé ? Tout le monde ne pouvait pas participer à la guerre, bien sûr. Mais je me demande s’ils feront preuve de compétence en tant que politiciens, vu que mon aperçu est encore trop faible…

Chacun d’entre eux s’attarda un peu sur Oranne, avant de disparaître dans le couloir contigu, leurs gardes du corps sur leurs talons. Bientôt la salle se vida, l’abandonnant au milieu de ses tergiversations. Au moins se soulageait-elle que son immobilisme ne s’accompagnait plus de tressaillements.

Une ultime représentante se dressa par-devers Oranne. Peu importait le statut, peu importaient les circonstances, elle favoriserait toujours son ample tunique carminée avec laquelle elle avait combattu les forces impériales. Et bien qu’elle n’eût plus quasiment plus employé son flux depuis son jour fatidique, elle baignait encore dans son aura.

Médis Oned, représentante d’Amberadie.

— Oranne ! interpella-t-elle, presque ébaudie. Que me vaut le plaisir de ta visite ?

— Eh bien…, bredouilla son interlocutrice. Je désirais juste m’offrir une pause et puis je vous ai entendus. J’ai saisi la parfaite opportunité pour retarder mon travail, honte à moi.

Puisque la mage se fendit d’un rire gras, le faciès d’Oranne faillit devenir érubescent, toutefois l’éclat se révéla éphémère. Médis croisa les bras et s’adossa contre le mur derrière elle, jaugeant son amie d’un coup d’œil amène.

— Ne te tue pas à la tâche, surtout ! dit-elle. Nous avons des lois pour protéger travailleuses et travailleurs, pour éviter surplus et abus. Bien sûr, les métiers manuels sont les premiers concernés, mais si ça peut t’aider aussi…

— Je me sens bien ! rassura Oranne. C’est juste que… Peut-être que m’abandonner à la tâche me permet de mieux oublier tout ce que nous avons vécu.

Médis se rembrunit tant qu’Oranne voulut lui tapoter l’épaule. Elle s’arrêta cependant à la moitié de son geste, trop crispée que pour s’y risquer. Enfin, elle serait la dernière personne à me faire du mal !

— Comment se passent ses réunions ? éluda la secrétaire.

— Aussi paradoxal que ça puisse paraître, expliqua la représentante, c’est à la fois palpitant et ennuyeux. Même si ces réunions n’ont lieu que quatre fois par an, sommes-nous vraiment obligés d’y passer des heures entières, voire toute une après-midi ? D’un autre côté, Vizoru et Erhiné sont capables de disserter pendant des dizaines de minutes sur le débat du jour !

— Quels types de débats ?

— L’agriculture, les relations commerciales avec les pays voisins, le prix des réparations… Aujourd’hui, c’était sur le flux de population, que ce soit vers ou en dehors d’Amberadie. Source de débats houleux, n’est-ce pas ?

— Ce nom me perturbe encore. Choisir comme nom d’un pays celui de sa ville principale risque de la rendre plus importante que les autres.

— Je suis mitigée sur cette décision… Nilaï a pris la même, et la seule raison pour laquelle notre voisin du sud s’appelle Ghisjan est parce que Doroniak n’a toujours pas achevé sa reconstruction, malgré les fonds envoyés. Au fond, c’est l’héritage des régions de l’empire. Souniera, Gisde, Kishdun, Ordubie… Quoique les frontières entre les pays ne correspondent pas toujours avec celles des régions d’origine, le désert d’Erthenori étant notamment partagé entre Amberadie, Ghisjan et Nilaï. Les leçons de géographie vont devenir plus difficiles !

— Un mal pour un bien. D’ailleurs, puisque tu parlais des déplacements de populations… Les registres de population indiquent une augmentation nette de la population d’Amberadie. À ce rythme, d’ici un an ou eux, Amberadie aura retrouvé le nombre d’avant la guerre, et il faudra agrandir la cité !

— En même temps, malgré tous les dégâts subis, les cités de nos pays restent des centres de richesse et de développements qui attireront forcément beaucoup de personnes. J’espère juste que tout ces charmants villages, eux aussi victimes de la guerre, ne finiront pas dépeuplés et délaissés… Moi-même, je ne suis pas native de la capitale, je suis une fille du désert, et regarde où je suis aujourd’hui !

— D’autant plus impressionnant ! Tu peux être fière de toi, Médis. Non seulement tu as survécu, mais en plus, ton parcours est exemplaire.

Médis garda les mains jointes, mais ses doigts commencèrent à trembloter. Maladroite, encore ? Un sourire acheva cette succession de regards lors duquel paupières et lèvres se plissèrent.

— S’il avait été si exemplaire, déclara-t-elle, je n’aurais pas dû enterrer bon nombre de mes amis. Je suis heureuse que tu sois là, et Sembi me donne régulièrement de ses nouvelles, mais qui reste-t-il d’autres ?

— Pardonne-moi, s’excusa Oranne. Je ne souhaitais pas raviver des souvenirs douloureux, juste te complimenter. Tu m’as impressionnée chaque fois que tu t’es hissée face à l’adversité ! La tyrane ne t’a pas effrayée, alors que je manquais de m’évanouir devant elle.

— Tu as vaincu tes peurs à la fin de la bataille !

— L’occasion de me rattraper après mes multiples erreurs, et c’est grâce à vous, parce que je vous ai rencontrés ! Que j’étais stupide et naïves aux côtés de Phedeas…

— J’ai aussi beaucoup de regrets. J’essaie d’en tirer le meilleur.

Cette simple déclaration laissa Oranne bouche bée. Pourtant, à détailler son amie de plus près, un malaise régnait encore, sur lequel elle ne pouvait pleinement s’épancher. Elle n’a nul besoin de mentionner son nom pour que je comprenne de qui elle parle…

— De guerrière à politicienne, louangea Oranne, je me maintiens, ton parcours est hors du commun !

— La vérité, confessa Médis, c’est que je ne me sentais pas à la hauteur de la tâche. Au départ, du moins. Mais je me suis obligée à le faire.

— Pour quelle raison ?

— Quand on a contribué à libérer un territoire d’un régime despotique, on a généralement peu envie qu’il sombre de nouveau. Peut-être qu’élire des représentants des plus grandes cités n’est pas le meilleur de système. Peut-être que toute cette bureaucratie a ses défauts, qu’elle ne répare pas tous les problèmes, qu’elle favorise la corruption. Au moins le peuple a des droits et des pouvoirs. J’œuvrerai toute ma vie l’améliorer, donner à chaque citoyen une vie juste et digne. Pour qu’aucun d’entre eux ne pense que leur existence était meilleure sous l’empire.

— J’aimerais avoir autant de principes… Mais j’ai toujours été une suiveuse, pas une décisionnaire.

— Et tu te débrouilles très bien. Comme je l’ai déjà évoqué, je suis contente de t’avoir à mes côtés, Oranne. Mais Horis… Je m’étais à peine habituée à l’absence de Bérédine que j’ai dû faire face à la sienne. Il a accompli l’ultime sacrifice, et a créé un vide que rien ne saura combler.

Des larmes naquirent et se propagèrent au-delà de sa seule personne. Voilà, c’était inévitable… Médis chercha d’abord à les cacher en se détournant de son interlocutrice. Mais quand Oranne caressa son épaule, elle sut qu’elle pouvait laisser libre court à ses sanglots.

— J’ai reçu quelque chose, rapporta Médis, son articulation diminuée par les pleurs. Une petite fille m’a envoyé un poème de sa plume, si bien écrit pour quelqu’un de son âge. C’était un hommage à Horis Saiden. Elle souhaitait que je le partage, j’ignore juste comment faire. Ha… Horis a eu une cérémonie funéraire ordinaire. Pas de statue, rien qui puisse le mettre au-dessus des autres victimes de cette guerre. Exactement ce qu’il souhaitait. Ne pas recevoir un culte de la personnalité, se différencier en tout point de Bennenike Teos. Malgré tout, son nom résonne au-delà même de nos frontières, sinon je n’aurais pas reçu ce poème. Tout le monde lui rend honneur, et il est considéré comme l’un des principaux héros de cette guerre. Là où il avait raison, c’est que seul, il n’aurait rien pu accomplir. Le jour où il a attaqué le Palais Impérial, défiant la plus puissante armée du monde à lui seul, j’ai décelé quelque chose en lui. Aujourd’hui plus que jamais, je suis ravie que mon intuition me disait juste.

Un sourire germa au sein d’un visage constellé de larmes, prodiguant du baume au cœur d’Oranne.

— J’apprécie Bartol, dit-elle, mais Horis aurait dû être représentant d’Ilhazaos à sa place. Il était un grand combattant. Je suis certaine qu’il aurait pu être un excellent politicien aussi, quoi qu’il en pense. En tout cas… Ça reste injuste. Il est mort alors que Nafda a survécu.

— Je l’avais oubliée ! se rappela Oranne. Étonnant, au vu de ne passif commun, je sais… Mais comment savoir si c’est bien le cas ? Après tout, nous ne l’avons jamais revue.

— Justement ! Tant qu’aucun cadavre n’a été aperçu, je ne peux que la supposer vivante !

— Est-elle encore une ennemie ? Je t’ai racontée qu’elle m’a aidée à tuer Koulad. Tu as vu qu’elle a refusé d’achever Horis. Et les marques sur le corps de Bennenike ne laissent aucun doute… Elle est l’assassin de l’impératrice.

Soudain les poings de Médis se contractèrent à hauteur de ses hanches. Souain son front se plissa davantage que le reste de son visage. Soudain ses nerfs se durcirent. Ma faute, encore… Tant mieux qu’elle ait le dos tourné, je préfère éviter son regard…

— Sais-tu combien de mages elle a tué ? s’emporta-t-elle. Beaucoup trop ! Elle a été la loyale agente de l’impératrice bien trop longtemps ! Quelques bons gestes ne rattrapent pas un passé aussi meurtrier ! Elle n’a peut-être pas tué Horis, mais elle l’a blessée suffisamment pour qu’il soit affaibli face à la despote et à la créature !

— Créature qu’elle a affronté avec Horis sous sa forme physique !

— Et alors ? À moins que toutes ses victimes ne ressuscitent, elle doit payer pour ses crimes ! N’essaie pas de lui trouver des excuses, Oranne. Sinon tu finiras par me décevoir…

— Voilà pourquoi tu as dépêché des patrouilles en dehors même de notre juridiction ?

— Nafda doit sortir de sa cachette, de son exil, ou que sais-je encore. Je consacrerai tous les moyens nécessaires afin de la ramener à la justice. Je le jure.

— Votre nouvelle obsession… Tu as peur, Médis, et je le comprends. Mais l’Empire Myrrhéen n’est plus et ne renaîtra pas de ses cendres. Sois-en assurée.

— Au revoir, Oranne. Je pense que tu dois retourner à ton travail, et moi aussi. Ne détruisons pas notre amitié à cause d’un désaccord.

Ce disant, la représentante s’en fut aussi vite que ses homologues.

Enfin Oranne goûta à ce sentiment de solitude qui s’accapara d’elle tel un flux.

Politiques et guerres s’étaient emmêlées, et les reliques du passé s’opiniâtraient à hanter les âmes survivantes. Tandis qu’elle se dirigeait vers son bureau à la lumière tamisée, préservée de la chaleur extérieure, Oranne ne put s’empêcher de se demander où se situait Nafda.

Ce qui était certain, en revanche, c’était qu’elle savait où elle allait.

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