38. Ayah
Ayah se réveilla au milieu de la nuit, le cœur battant à toute allure. Quand est-ce qu’elle pourra dormir une nuit entière sans frayeur ? Elle l’ignorait.
Elle baissa les yeux vers Raven qui dormait paisiblement. Elle lui avait raconté en détail tout ce qu’il s’était passé lors de sa visite au palais, sa rencontre avec la petite créature de Lunsor, avec le prince. Raven était particulièrement perturbée par l’emprisonnement de la petite créature. Elle lui avait demandé si elle ne pouvait pas la libérer, mais comment le faire sans conséquence ? C’était difficle à concevoir.
Après quelques heures à contempler le plafond, Ayah finit par sortir du lit. Le soleil se levait dehors. Elle monta les escaliers de la tour, et arriva dans les chambres du maître. Ce dernier lui avait donné les clés pour qu’elle puisse commencer son travail.
Ayah sortit le manuscrit de sa cachette. Le maître prétendait que cet ouvrage était le plus ancien livre se trouvant dans cette Citadelle. Et c’était dire beaucoup : la plupart des livres ici étaient centenaires.
Elle ouvrit la première page et s’assit. Un paquet de parchemin vide était disposé sur la table avec une plume et de l’encre. La première page du livre était totalement illisible, l’écriture complètement effacée. Elle tourna la page et vit des traces d’encres décrivant des symboles indéchiffrables ; des ratures peut-être. La page suivante en revanche, était parfaitement conservée. Ayah plongea la plume dans l’encre noire, et commença la traduction :
« Doute. Bonheur. Peur. Mort. Horreur. Douleur. Douleur. Douleur. Douleur. Douleur. Douleur… »
Des mots, les uns après les autres, sur toute la page. Certains étaient mal écrits, sonnaient faux, d’autres étaient barrés puis réécris à côté. Certains mots étaient difficiles à traduire car il n’existait pas d’équivalent dans le lyssien classique. Parfois, elle devait user de termes plus simples, moins subtiles. Ce langage était plus riche, les émotions décrites plus parlantes ; il y avait de la Lunsor derrière ces phrases. Elle ne comprenait pas ce langage ; elle le ressentait. Le sens des mots avait une dimension presque physique.
Ayah lut le reste de la page : c’était une suite de mots et rien d’autre. Elle constata la répétition de « douleur » un nombre incalculable de fois, sauf que le mot utilisé ici était plus fort. Elle l’indiqua en bas de page. Elle aurait aimé pouvoir traduire les choses de façon plus fidèle. Mais même un vrai traducteur ne pourrait pas : les langues étaient bien trop différentes.
Elle tourna la page.
« Le ciel est rouge et ces yeux aussi. Ou était-ce du bleu ? L’araignée sourit. La souris aussi. »
« Ça n’a aucun sens » se dit-elle.
Ayah relut pour s’assurer qu’elle avait bien compris puis continua. « Absurde », lu-t-elle au même moment.
« Tu as bien raison », affirma Ayah à voix haute.
Elle s’esclaffa. Une seule page et elle était déjà certaine que l’auteur était dément.
« À peine commencé, le livre te rend déjà folle ? »
Ayah sursauta. Elle n’avait pas entendu le maître arriver.
« Dites, pourquoi êtes-vous si certain que ce livre contient des informations importantes ? »
Le maître s’approcha. Il lut ce qu’elle avait commencé à traduire.
« Hmm... On va dire que c'est une intuition. »
Ayah l’observa, un regard suspicieux. Pas de réponse alors, intéressant.
« Je venais t’informer que je vais m’absenter quelques lunes. Les Feis Nona savent que tu es ici et ce que tu fais. Si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas à leur demander. »
Ayah le remercia et il sortit de la pièce. Elle se demandait où il allait mais se doutait qu’il ne lui répondrait pas. Elle avait remarqué ces dernières lunes que le maitre ne répondait qu’aux questions qui l’arrangeaient. Elle haussa les épaules et replongea dans le livre :
« Douleur. Noir. Peur. Sombrer. Sombrer. Douleur, tant de douleur. Tout est trouble. Le monde disparait. Obscurité. Longtemps. Néant. Peur. Terreur.
PITIÉ, SAUVE-MOI ! »
Ayah s'arrêta et inspira profondément. Elle ressentait le désespoir dans cette phrase au plus profond d’elle. « Sauve-moi ? » La lunsor émanant de ses mots chargés de désespoir lui donnait des frissons. Qu’était-elle en train de lire ? Elle n’arrivait pas à saisir le but de ce manuscrit. « Moi ». Elle n’avait jamais lu de livre écrit à la première personne et ignorait même que de tels manuscrits existaient. Elle relut, essayant de voir si d’autres interprétations étaient possibles. Mais les deux mots demeuraient clairs : « Sauve-moi ».
« Quel étrange manuscrit. »
Elle inspecta la couverture où des inscriptions sembler se creuser dans le cuir. Curieuse, elle s’approcha, essayant de les déchiffrer. Mais c’était trop abimé. Prenant un bout de parchemin, elle le posa sur la couverture. Elle utilisa un peu d’encre et passa légèrement la plume à la surface du parchemin là où elle sentait le relief des inscriptions. Elle s’arrêta pour lire ce qui était apparu mais elle n’arrivait pas à déchiffrer quoique ce soit. Elle reprit alors la même opération plusieurs fois jusqu'à obtenir un résultat suffisamment lisible : Journal du Druide bleu.
« Druide ? Non, le mot sonne faux. »
Elle reprit l’opération une dernière fois puis se pencha plus sur le parchemin. Ce n’était pas ‘‘druide’’ ; Journal du Dragon bleu.
« Quoi ? Un dragon ! »
Devait-elle comprendre par là qu’un dragon, un vrai, avait écrit ce livre ? Était-ce un simple surnom, ou encore une métaphore ? Y avait-il une autre signification derrière le terme Dragon ? Tout était possible.
Ayah se rassit et réfléchit, le parchemin du titre dans sa main. Journal du Dragon Bleu. Peut-être serait-il plus judicieux de garder cette information pour elle. Dans cette Citadelle, dans cette cité, la connaissance était une richesse, un pouvoir hors pair. Plus elle connaitrait de choses que les autres ignoraient, mieux elle se porterait. Elle prit le parchemin et le jeta dans le feu de la cheminée.
La page qui suivait était à moitié illisible et la partie déchiffrable contenait une suite interminable du même mot : « souffrance ». La page suivante : « terreur », et la page d’après était totalement incompréhensible. Les mots n’en étaient pas. Les lettres paraissaient mal à droite, certaine mal écrites, ne suivant même pas une ligne droite. Certains termes n’existaient simplement pas. Que signifiait tout ceci ?
Ayah tourna la page et trouva enfin des phrases lisibles. Elle continua alors sa traduction :
« Tout va bien. Je vais mieux. Le ciel est rouge, alors il va mieux. Les lunes jumelles se tournent le dos. Elle ne se parlent plus. Mais elles sont toujours là. Tant qu’elles sont là, le monde va bien et je vais bien.
Le monde est revenu. Elle aussi. J’ai peur. Peur. Peur. Douleur. Le monde tourne. Il disparaît. La lune aussi. Le monde revient et puis s’en va. Tout va mal. Puis tout va bien. Une lueur m’apaise… mais tout se tord de nouveau. Le gouffre m’emporte et les ténèbres m’appellent.
Puis la lumière me sourit. Le monde est revenu. Ma vue aussi. Ou serait-ce l’inverse ? Je ne sais plus. Je ne sais pas.
La souris est là. Elle me regarde. L’araignée aussi. Elles guettent. Parfois, la chauve-souris me parle.
J’entends d’autres voix. Je ne sais pas à qui elles appartiennent. Tout ce que je sais, c’est que ce n’est pas ma voix car je l'ai perdue il y a longtemps. Mais je vais mieux. Puis plus vraiment.
Du sang. Beaucoup de sang. Son sang. Souvenirs : leurs épées, son malheur, Ma terreur ! Son sourire. Mes pleurs. Peur. Du bruit… ARRÊTEZ CE VACARNE !
Puis plus rien.
Ma mort.
Une lueur ? »
Ayah s’arrêta. Elle relut ce qu’elle avait écrit ainsi que les pages qu’elle venait de traduire, tentant de faire sens à ces phrases. Il faisait mention de deux lunes. Elle avait lu plusieurs livres expliquant cette légende mais elle ne savait pas quoi en penser. Le maitre semblait accorder une importance démesurée à cet ouvrage. Il devait avoir ces raisons. Cela voulait-il dire que tout ce qui y était dit est vrai ? La deuxième lune aurait donc bien existé ?
Ayah ne savait pas comment interpréter ses paroles. « Ma mort ». Ça devait être métaphorique. Mais que voulait-il dire par là ? Beaucoup de choses étaient incompréhensibles et toutes les interprétations étaient possibles. Elle tourna la page, encore illisible. La suivante était plus claire :
« Elle m’a parlé, la guérisseuse. Elle parle. Elle use de mots, des vrais. Le plus surprenant ? Je les comprends. Elle me dit des choses apaisantes mais je vois l’inquiétude dans ses yeux. Je me relis et je sais que je vais mieux. Mes mots forment des phrases et mes phrases ont du sens. Parfois.
C’est dur.
La douleur est toujours là. C’est mon compagnon de misère. Elle me connaît bien maintenant. Moi aussi. Le monde disparait encore, quelquefois, mais il revient. Il revient toujours. Même quand la Mort lui dit de me laisser. Je ne sais pas si j’en suis heureux. Parfois, j’aurais préféré qu’elle me prenne avec elle. La Mort semble plus douce que la douleur, moins inquiétante que Le Monde.
J’écris et je vais mieux. Ou je vais mieux et j’écris ? Je ne sais pas. Je ne sais plus.
Je le sens encore, Le Monde me quitte et je sombre. Comme toujours.
La guérisseuse me dit que tout ira mieux. Tout ira bien. Je veux la croire.
Je la crois et je me sens sourire. J’ignorais que j’en étais encore capable. Mais le Monde s’en va, encore et encore... »
La phrase s’interrompait là. La moitié restante de la page était vide. Ayah ne pouvait pas être certaine si elle était vide ou simplement abimée. La page suivante aussi était entièrement blanche. Ayah s’aperçut que derrière elle, le soleil s’était couché. Elle n’avait pas vu le temps passé tant le journal sous ses yeux était envoutant. Elle ressentait tout ce que décrivait l’auteur. Était-ce un sort qui lui faisait cet effet ? C’était étrange, mais elle aimait cette sensation. C’était presque comme si, en lisant ces mots de Lunsor, elle devenait quelqu’un d’autre ; elle devenait le dragon. Ayah sourit et tourna la page :
« Pourquoi le Monde revient-il toujours ?
J’ouvre les yeux et tout est écarlate car le ciel est en sang.
La guérisse me dit qu’elle a chassé la Mort. Mais ce n’est pas possible. On ne chasse pas la Mort : c’est elle qui nous chasse. Parfois, ce qu’elle dit n’a pas de sens. Ou est-ce moi ?
Je vais mieux. Le monde ne me quitte plus. La Peur est toujours là, la Douleur aussi. La Peur est là car Elle est toujours là : Ma guérisseuse. Il faut être effrayant pour chasser la Grande faucheuse !
Peut-on chasser La Mort ?
Quelle question !
Je pense que je perds la raison. »
Les pages suivantes étaient à peine déchiffrables. Beaucoup de phrases étaient coupées, les mots effacés. Il mentionnait un repère, caché et isolé, loin de toute civilisation. Certaines choses se précisaient : l’auteur avait été sauvé par une mystérieuse guérisseuse, qui, pour une raison, le terrifiait. Il avait été attaqué et gravement blessé.
Au bout de plusieurs pages à moitié illisibles, Ayah parvint enfin sur un paragraphe clair :
« Je la vois lorsqu’il n’y a plus rien d’autres que la sérénité. Quand même les lunes ne sont plus, quand même le Monde me quitte, elle demeure là, constante, inébranlable. Elle m’a rendue la vie, sans rien demander en retour. Elle a chassé la Mort. Ma guérisseuse : à jamais présente en moi. Comme La Peur.
Je ne sais pas laquelle me terrifie le plus.
La douleur est partie ; je me sens vide sans elle. Je n’aime pas le vide. Il laisse place à des souvenirs qui me font mal. Je ne veux plus avoir mal.
Viens ! Viens, Folie, ne me laisse pas seul, seul avec ces cauchemars. Je ne veux pas, plus jamais. Je ne veux plus être seul. »
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