36. Randar, Chaine du Grand Nord
Deux figures en tenues sombre sortirent de la grotte creusée dans la montagne géante de la chaine du Grand Nord. L'un d'eux remonta son propre foulard noir pour cacher sa bouche et son nez. Il aperçut trois de ses hommes, le visage également couvert, sortir sept personnes menottées, d’une grotte plus loin. Sans un mot, ils les emmenèrent à l’extérieur de la cité où des planches de bois avaient été préparées pour le bûcher. Ils formaient un cercle parfait.
« Qui sont-ils ? » demanda la première personne. « J’ai entendu qu’ils n’étaient pas tous des patrouilleurs cette fois-ci. »
« Deux ne le sont pas effectivement. Ils aidaient les patrouilleurs à trouver les Kaaïns qui se cachaient dans certains villages. »
Il lança un regard de dégout vers les prisonniers qu’ils plaçaient un à un. Les trois hommes s’en allèrent, laissant une vieille femme vêtue d’une robe noire, son visage couvert par une capuche sombre, seule.
« Neemah. » dit l'homme en baissant la tête en guise de respect.
Elle se tenait debout au milieu du cercle des prisonniers. L'homme se retourna et vit que plusieurs personnes s’étaient regroupées derrière lui. Il n’avait entendu aucun d’eux arriver. Il les salua sans dire un mot et tourna la tête vers Neemah qui s’approchait d’un des prisonniers. Celui-ci la regarda, terrifié. Il essayait de dire quelque chose, de l’implorer qu’on l’épargne. Mais le ruban autour de sa bouche l’empêchait d’emmètre un son compréhensible.
Neemah se mit à chanter dans la langue de Kindar, une langue ancienne, chargée de Lunsor. Seules quelque rares personnes parlaient encore ce langage de Lunsor. Elle sortit une dague de sa poche et se coupa la paume de la main puis laissa son sang couler devant le prisonnier. Elle passa derrière ce dernier puis d’un seul geste furtif, lui trancha la gorge. Du sang giclait, se déversant devant lui, et se mélangeant avec le sang de Neemah. Elle reprit le même rituel à plusieurs reprises, à chacun des prisonniers.
Lorsqu’elle finit, elle se dirigea vers le centre du cercle et déversa un peu de son sang formant un nouveau cercle autour d’elle. Puis en un geste, les planches de bois sur lesquelles se tenaient les prisonniers s’enflammèrent. Elle continuait de chanter les mêmes paroles, les mêmes phrases, avec encore plus d’intensité.
Pendant un moment, il n’y avait plus aucun bruit, rien d’autre que son chant et le feu qui s’intensifiait peu à peu. Tout d’un coup, les flammes s’élevèrent dans le ciel comme un seul homme. Une silhouette apparut devant elle dans le feu. La silhouette semblait humaine, sombre. Elle n’était pas matérielle, comme si d’une certaine façon, la créature n’était pas vraiment là.
Neemah se prosterna devant la silhouette en flamme. Elle ne semblait pas avoir peur, pourtant la créature devant elle était terrifiante. L'homme se prosterna à son tour, les jambes tremblantes, et il entendit tout le monde derrière lui faire de même.
« Sah’kain, une nouvelle réunion a eu lieu, il y a quelques cycles lunaires. De plus en plus de créatures de Lunsor veulent la guerre. Sommes-nous prêts ? »
Sah’kain signifiait ‘‘seigneur’’ dans la langue de Kindar. Quelques instants passèrent, la créature resta silencieuse.
« Non » répondit-elle finalement.
Le Sah’kain parlait en fait directement dans les pensées de Neemah ainsi que de tous les autres personnes présentes. Sa voix était grave, horrifiante, comme si elle provenait des entrailles même de la terre. L'homme savait cependant, que la voix était bien pire pour Neemah. Elle résonnait dans sa tête, douloureuse comme une aiguille tranchante. Du sang commençait à couler de son nez.
« Aravel affirme avoir trouvé un être puissant, immortel, qui pourrait nous faire gagner la guerre » répliqua Neemah.
« Elle n’est pas encore prête. » répliqua Sah’kein, instantanément.
Neemah se figea. Comme elle, l'homme n’avait jamais cru en la prophétie de l’oracle. Pour lui, une seule personne ne pourrait jamais suffire à vaincre l’armée des humains, à changer le cours des choses. C’était parfaitement inconcevable. Mais sa réponse induisait qu’il pensait qu’une lune, la fille serait prête, mais à faire quoi ?
« Avons-nous l’ordre de la retrouver, Sah’kein ? »
Le sol autour du cercle s’assombrissait, comme calcifié. Neemah se mit à saigner des oreilles également. Dans sa tête, l'homme sentait la voix du seigneur ronger ses entrailles. La marque rouge sang sur le bras de Neemah devint presque noire, détruisant sa peau. Sah‘kein n’était même pas vraiment là et pourtant sa simple projection était une torture. L'homme était certain que si Neemah restait trop longtemps proche de sa silhouette, elle mourrait dans d’atroces souffrances.
« Non. C’est elle qui vous retrouvera, au moment venu. »
L'homme ne s’était pas du tout attendu à une telle tournure des évènements. Neemah avait-elle eut tort ? Devaient-ils se fier à la prophétie ?
« Que devons-nous faire ? » demanda Neemah, en se tenant difficilement debout.
La silhouette semblait se brouiller, presque se fondre dans les flammes derrière elle.
« Continuez à rassembler plus de combattants. La guerre est proche. »
Puis la silhouette disparut, les flammes s’éteignirent avec elle. Neemah s’écroula sur le sol, inconsciente.
*
Neemah fut réveillée par une sensation de froid. Elle était dans son lit. Elle aperçut son bras droit, Grog, un seau d’eau à la main. Elle comprit rapidement pourquoi : elle était totalement trempée. Grog l’observait d’un air sérieux, nullement effrayé par son regard noir. Il était un des rares qui n’avait pas peur de la regarder dans les yeux.
« C’est la seule chose qui a fonctionné. On ne parvenait pas à te réveiller »
« Combien de temps ? »
Grog baissa la tête.
« Cinq lunes ».
Neemah ferma les yeux. Elle avait perdu beaucoup de temps précieux.
« Il aurait fallu faire ça plus tôt alors. » dit-elle d’un ton sévère.
Elle se leva et sortit de sa chambre. Sa maison était sombre, il n’y avait pas de fenêtre. Comme la plupart des maisons à Randar, elle était construite dans une caverne dans la montagne, la protégeant de la lumière du soleil et des créatures provenant du Voile.
Neemah sortit, Grog sur ses pas. Il faisait nuit, la lune était bien visible dans le ciel. Neemah se dirigea précipitamment vers une autre caverne sous la montagne. Elle ouvrit la porte et entra d’un pas décidé. Une salle immense était aménagée, avec une longue table rectangulaire faite de pierre noire. Autour était assis une dizaine d’hommes et de femmes qui discutaient bruyamment. La plupart était des Sahiras, certains des sorciers de haut rang. Tous étaient de puissants alliés.
« Ah, Neemah, enfin ! » s’exclama une femme assisse une extrémité de la table.
Tout le monde se tut. Elle ne dit rien et alla s’assoir au bout de la table.
« est-ce vrai ce qu’on dit, Neemah ? Sah’kein veut aussi trouver l’être prophétisé ? »
Neemah soupira. Elle était lasse de cette prophétie insensée.
« Pas exactement. Elle viendra vers nous en temps voulu. La rechercher me semble donc inutile. Rappelez nos hommes, qu’on arrête cette perte de temps. »
Tout le monde autour de la table acquiesça. Un homme de l’autre côté de la table s’exprima, l’air grave.
« Vous savez ce que je pense de cette prophétie, Neemah. J’ai toujours été sceptique, comme vous, quant à l’importance de cet être. Mais désormais, tout est différent. »
La femme à ses côtés hocha la tête.
« N’êtes-vous pas curieuse, Neemah, d’en savoir plus sur elle ? »
Celle-ci lui lança un regard fatigué.
« Biensur je le suis, Moïra, mais nos ordres sont clairs : nous ne devons pas la retrouver. Nous devons nous préparer pour la guerre. Envoyez le message à nos alliés au sud. Nous aurons besoin de toutes les armes que nous pouvons. »
Neemah se leva et tout le monde suivit. Tous quittèrent la pièce à l’exception de Grog qui s’avança vers elle.
« Comment te sens-tu ? » demanda-t-il.
« Actuellement, je suis surtout irritée. Cinq lunes c’est beaucoup trop, tellement de chose auraient pu se passer. Qui sait ce qu’Aravel a encore foutu entre temps. »
Grog baissa les yeux. Neemah lui lança un regard interrogateur.
« J’ai bien peur que Neeko a pris contact avec lui. Il se pourrait qu’elle rejoigne ses rangs. »
Neemah ferma les yeux le temps d’un instant. Elle savait que ça allait tôt ou tard se produire. Neeko était venue vers elle des cycles lunaires plus tôt, proposant de s’allier à elle. Elle avait refusé catégoriquement.
« Aravel n’a donc pas peur de travailler avec un polymorphe. Il joue avec le feu. »
Grog haussa les épaules. « Il est désespéré. Il prendrait n’importe quel allié qui se présenterait à lui. »
Neemah resta silencieuse un moment, pensive.
« Ce n’est pas forcément une mauvaise chose pour nous. Un polymorphe rejoignant un quelconque groupe est un terrible présage. Qui sait quelles sont ses intentions réelles. Neeko pourrait à elle seule, les détruire de l’intérieur. »
Grog sourit et acquiesça. Aucun d’eux n’appréciait Aravel. Depuis toujours, Neemah trouvait qu’il se précipitait beaucoup trop dans l’action avant d’établir un quelconque plan. Il avait poussé pour la guerre longtemps avant la prophétie. Mais avec l’annonce de celle-ci, il était devenu d’autant plus insistant pour les allier à sa cause, à sa soif de vengeance. Il ne voulait pas comprendre que les différentes communautés de Kaaïns étaient beaucoup trop différentes. Les sentinelles par exemple, étaient des créatures profondément pacifistes, tout comme la communauté des Schaduwmensen de Bahal. Leur demander de participer à une guerre était un non-sens.
« Tu n’as jamais eu besoin d’autant de temps pour récupérer après un rituel de sang. Il t’affaiblit de plus en plus, n’est-ce pas ? »
Elle resta silencieuse. Neemah ne pouvait pas lui cacher cela plus longtemps. Elle était effectivement, épuisée. L’emprise du Sah’kein sur elle était de plus en plus puissante et douloureuse. Elle avait peur qu’une lune, elle ne se réveille pas. Mais elle devait continuer. C’était la seule chose qui la maintenait au front, qui lui donnait sa Lunsor inégalée. Tout le monde la craignait, la respectait et les choses devaient impérativement rester ainsi.
« Je n’ai pas le choix. Maintenant plus que jamais, je dois maintenir le contact. » finit-elle par répondre. Elle se dirigea vers la sortie, suivi par Grog. « Allons parler à la petite Irène. »
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