51. Ayah
Les rumeurs faisaient rage partout à Menaskalig : le Roi de Crick était mourant et son fils arrivait aux portes de Lyisstad. Le convoi était arrivé le soir, plus tard qu’attendu, et pénétrait dans l’enceinte de la cour du château. Tout le monde se pressait pour accueillir le prince. Dans le château, les invités étaient nombreux et un banquet somptueux était prévu en son honneur.
Ayah se tenait discrètement derrière le Maître de la Citadelle, sur les balcons à l’étage. Elle était vêtue d’une somptueuse robe bleue, simple mais élégante que le maître lui avait procuré. Ayah avait tout de même insisté pour rajouter un foulard noir pour cacher ses épaules couvertes de cicatrices malgré l’avis de Raven qui l’avait aidé à s’habiller. Si cela ne tenait qu’à elle, elle n’aurait même pas été là.
Lorsque le maître lui avait demandé d’assister au banquet, elle avait hésité : c’était trop d’attention pour elle. Elle en avait parlé à Raven et elle avait fini par la convaincre ; ce n’était pas toutes les lunes qu’elle était conviée à un baquet royal.
On ouvrit les portes du château et le prince entra, accompagné d’un petit groupe d’hommes et de femmes.
« Son altesse royale, le prince héritier Gödrik Odini, Fils d’Icar Odini, Roi de Cricks » annonçait un garde.
Le prince était impressionnant. Ses traits n’étaient peut-être pas parfaits mais il n’était pas moins d’un charme frappant. Il avançait calmement, chaque pas assuré. Sa démarche était élégante tant il dégageait une assurance inébranlable. Tout le monde dans le château avait les yeux rivés sur lui, obnubilé par sa présence.
Il arriva devant le Trône immense encore vide. Celui-ci avait un dossier si haut qu’il montait presque jusqu’au plafond. Le velours rouge qui le recouvrait semblait si confortable, le tout si luxueux et grandiose, digne du Trône du Royaume de Lyis, le Royaume le plus puissant et le plus riche de Menaskalig. À côté, Samaël et la reine observaient les nouveaux arrivants, impassibles.
« La femme aux cheveux auburns, c’est Lucrezia, une de ses conseillères. » expliqua le Maître en montrant une dame d’une beauté à couper le souffle. « A côté, c’est un autre de ses proches conseillers, Dali. »
La personne qu’il montrait maintenant était des plus déroutantes ; Ayah ne savait dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Et comme s’iel avait senti son regard, Dali leva les yeux vers elle. Une peur intense, inexpliquée, l’envahit. Elle n’avait jamais ressenti un tel sentiment, primitif, comme une proie se retrouvant face un prédateur. Dali baissa enfin les yeux, et elle s’aperçut qu’elle avait arrêté de respirer. Pourquoi avait-elle ressenti ça ? Elle n’avait pourtant jamais vu cette personne auparavant.
Le maître lui expliquait quelque chose sur le prince Gödrik mais Ayah ne l’écoutait plus vraiment, distraite par l’aura de lunsor qu’elle remarqua tout d’un coup. Elle pouvait sentir que le prince s’efforçait d’une manière ou d’une autre de l’étouffer, l’atténuer. Elle ne percevait qu’une infime partie de son énergie, et déjà elle semblait immense. Ayah n’avait jamais rencontré de Kaaïn avec une telle aura.
« Sa majesté le Roi Eynard d’Eryn. » annonça un garde.
Le Roi entra dans la pièce et tout le monde se prosterna, le prince y compris.
« Bienvenu dans notre royaume, prince Gödrik » affirma le Roi.
Un sourire radieux se dessina sur le visage du prince. Tout le monde dans la salle était emballé par son charme et beaucoup tentait de se frayer un chemin dans la foule pour s’approcher et mieux le voir.
« Je vous remercie, majesté » dit-il en inclinant la tête.
Son accent était exotique et mélodieux, sa voix douce mais assurée. Il se redressa et s’approcha de la reine puis se pencha et pris sa main et pour y déposer un baiser.
« Merci de m’accueillir, majesté. »
Il tourna son regard vers le prince et inclina la tête respectueusement.
De nombreux murmures se firent entendre dans la salle. Les tensions entre les différents royaumes étaient connues de tous. Après tout, de nombreux vétérans de la guerre était encore présent dans cette pièce même ; le General Faris était l’un d’eux. Une telle démonstration de respect et de politesse était rare.
Le prince recula et se dirigea vers le groupe qui était venu avec lui. Presque tous avaient une aura de Lunsor éblouissante autour d’eux, rendant Ayah mal à l’aise. Elle se demandait s’ils pouvaient voir la sienne aussi. Le prince montra une jeune fille des mains qui sourit et s’avança. Ayah remarqua l’aura de Lunsor autour d’elle aussi, contenue, étouffée, comme celle de Gödrik. Comment faisaient-ils ça ? Elle ne savait pas qu’une telle chose était possible.
« Je vous présente mon épouse, Maya. »
Celle-ci fit une révérence, un large sourire aux lèvres.
« Je vous remercie pour ce chaleureux accueil. »
Il montra tour à tour les différentes personnes qui l’accompagnaient dont les deux conseillers que lui avait présenté le Maître. La femme, Lucrezia, était d’une beauté telle qu’Ayah se retrouvait obnubilée par sa présence. Elle était persuadée qu’elle n’avait tout simplement jamais vu une personne aussi belle et se demandait si c’était lié à sa lunsor d’une façon ou d’une autre.
« Je vous présentes mes conseillers et amis proches, Lucrezia et Dali. »
Ils s’inclinèrent devant le Roi qui hocha la tête. Celui-ci se leva et fit signe au prince de le suivre. Les différents conseillers les suivirent ainsi que Samaël.
« Tu vas venir avec moi dans la tour de commandement » déclara simplement le maître.
Ayah le dévisagea, stupéfaite. Comment était-ce possible ? Comment était-il parvenu à convaincre le Roi de la laisser assister à une discussion aussi importante ? Et surtout, pourquoi voulait-il l’emmener avec lui ? Elle ne comprenait pas, mais resta silencieuse.
Ils se dirigèrent vers l’aile rouge du château, au dernier étage de la tour. C’est là où se trouvait la salle de commandement. Les conseillers entraient dans la pièce et avant de les suivre, le maitre la prit de côté.
« Reste derrière moi, fais-toi discrète. Je veux que tu observes le prince ainsi que son épouse. Dis-moi tout ce que tu peux relever d’inhabituel : façon de parler, comportement, expression, regard. Tout ».
Chacun s’installa dans sa chaise et Ayah alla s’adosser sur un mur derrière le maître. Pendant un instant, elle se remémora des réunions du village à Askapor. La voilà désormais dans la Tour de commandement de Lyisstad, assistant à la rencontre historique entre le Roi lui-même et le prince du Cricks. Elle n’arrivait pas à y croire. Elle observa la pièce, dévorant des yeux les tableaux magnifiquement peints, des précédents Roi de Lyis. Puis son regard se posa sur les différentes personnes présentes. Elle aperçut Samaël et lui sourit. S’il était surpris de sa présence, il ne le montra pas.
Les gardes se tenaient derrière chacun des conseillers. La méfiance était omniprésente. Le Roi Eynard présenta chaque personne autour de la table, permettant à Ayah de découvrir leurs noms ; il y avait un certain Ary, Général de la Légion des faucons, les espions du royaume. Puis il y avait Dana, Capitaine de la Garde Royale. À côté d’elle était assis le General Faris, un héros de guerre légendaire. Enfin il y avait le Maître de la Citadelle, assis à côté de la Reine Shama.
Ils discutèrent, longuement. Le prince Gödrik écoutait, calmement, ne laissant transparaître aucune émotion. Ayah observait l’échange, attentive. Elle analysait chaque phrase, chaque mot, essayant de graver ce moment dans sa mémoire. Le prince parlait avec aisance, sans jamais hésiter. Même si ses conseillers étaient présents ainsi que son épouse, il était le seul à parler et tous restaient parfaitement impassible.
Ayah en était sûre, elle n’avait pas devant elle un prince inexpérimenté. Quelque part, elle doutait que Samaël serait capable de se comporter de la même façon, avec la même assurance. Sans doute était-ce dû à l’importante différence d’âge. Gödrik avait l’air d’avoir une vingtaine d’année au moins de plus que Samaël. Elle pouvait voir qu’aucune question ne le surprenait tant il répondait avec sourire et courtoisie. Ils évoquèrent même le sujet de l’empoisonnement de Samaël, insinuant leur suspicion. Le prince n’en semblait guère affecté.
« Je sais que les relations entre nos deux royaumes sont fort tendues, et ce depuis trop longtemps » déclara le prince. « Mais voyez-vous, j’ai toujours trouvé ça… déplorable. Mon père, son père avant lui, tous les Rois qui ont précédé n’ont jamais fait d’effort. Cela concerne votre royaume aussi. Une relation, ça ne construit pas seul »
« Où voulez-vous en venir ? » demanda le Roi.
« Les tensions, la méfiance… c’est toxique, c’est mauvais pour les affaires. Je veux améliorer les choses. Je ne vous demande pas de me faire confiance, ce serait ridicule. Je veux juste que vous compreniez que nous ne sommes pas l’ennemi. Plus maintenant. »
« Parlez-vous là au nom de votre père ? » répliqua Dana.
Le prince changea de position sur sa chaise. C’était subtil, mais Ayah ne manqua pas de le remarquer. La mention de son père l’affectait. Était-ce de la tristesse ? De l’irritation ? De la colère ? Elle ne savait pas.
« Si vous le permettez, j’aimerais vous parler seul, majesté. »
Le Roi jeta un coup d’œil vers ses conseillers. Aucuns d’eux n’aimaient ça mais la décision était la sienne.
« Laissez-nous » demanda finalement le Roi.
Si les gardes ne daignèrent pas bouger, tous les conseillers, même ceux du prince, se levèrent. Samaël et sa mère restèrent assis, sous l’indifférence du prince. Le maitre commençait à se lever à son tour quand le Roi l’arrêta.
« Maitre, restez. »
Le prince leva les sourcils, surpris. Cette fois ci Ayah le vit clairement : la décision du Roi l’irritait. Intéressant.
Le prince parcourut des yeux les personnes qui étaient restées dans la pièce. Et pour la première fois, il croisa son regard. C’était bref, rapide et si elle n’avait pas été attentive elle ne l’aurait pas remarqué : au moment où il croisa son regard, il s’était presque figé. Elle vit dans ses yeux une émotion forte. De la stupéfaction ? De l’incompréhension ? Tout en même temps ? C’était trop rapide pour qu’elle puisse en être certaine.
Le maitre se rassit et voyant qu’il ne lui fit aucun signe, Ayah resta derrière lui, se faisant la plus discrète possible. Elle n’arrivait pas à croire qu’elle était encore dans la pièce. Les conseillers les plus proches du Roi avaient été congédiés mais pas elle. Comment était-ce possible ? Il lui fallait des explications. Une longue discussion l’attendait avec le maitre à la fin de cette soirée.
« Je pense que vous le savez déjà ou que vous vous en doutez : mon père est mourant. Personne ne peut plus rien pour lui. Ses lunes sont comptées. Alors pour répondre à la question, non je ne parle pas au nom de mon père, je parle en mon nom. Et mon nom est le seul qui compte désormais. »
Le Roi semblait abasourdi par l’indifférence et le détachement total dans sa voix. Le prince était en train de parler de la mort certaine et imminente de son père comme s’il annonçait le temps qu’il ferait demain. Ayah aussi était choquée. Elle regarda le maître un instant et vit qu’il n’y avait aucune surprise dans son regard, comme s’il s’attendait à un tel comportement.
Le maître se racla la gorge, l’air de demander au Roi la permission de parler. Celui-ci hocha la tête.
« Je ne comprends pas, prince. La Reine Ofelia n’est-elle pas censée prendre le pouvoir après la mort du Roi, d’après vos traditions ? »
Le prince baissa les yeux, l’air triste. Ayah n’y croyait pas une seconde. Elle avait la nette impression que tout ceci n’était qu’une mascarade.
« Malheureusement, la Reine ne sera pas en mesure de prendre le pouvoir. »
Il ne s’attarda pas plus sur le sujet. Il était vrai que les affaires internes du Cricks ne regardait personne d’autre qu’eux.
« Que voulez-vous de nous, prince Gödrik ? » Interrogea le Roi.
« Je ne cherche qu’une chose, majesté : le maintien de la paix entre nos deux royaumes. Vous n’êtes pas dupes, vous ressentez comme moi les tensions monter de plus en plus. J’ai la conviction que le Brahaum se prépare à attaquer mon royaume dans peu de temps. Ils attendent un signe de faiblesse de notre part et le décès de mon père sera ressenti comme tel. Comme vous le savez probablement, il est simplement impossible de négocier avec leur Reine barbare… Vous en revanche, je sais que vous êtes raisonnable. Votre réputation vous précède. Mon royaume, comme vous le savez, ne manque pas de ressources. Une coopération entre nous serait plus que fructueuse. En échange, je veux savoir que je n’aurais pas à maintenir la surveillance à la frontière avec votre territoire, que je n’aurai pas à m’inquiéter d’une éventuelle attaque de votre part. » Le prince se pencha en avant et le regarda d’un air assuré. « Je tenais à venir ici en personne pour me présenter à vous, que vous sachiez à qui vous aurez à faire à l’avenir. Vous êtes un homme intelligent, entouré de conseillers raisonnables. Je sais que vous prendrez la bonne décision au moment venue. »
« Le Traité de Paix se charge déjà de d’assurer la paix entre nos deux royaumes. » répliqua le Roi.
« L’accord que je demande ici concernera spécifiquement nos deux royaumes. »
Le Roi l’observa longuement. Ayah se demandait quel pouvait être la signification de tout ceci. Le prince sous-entendait-il par-là que le traité millénaire ne serait peut-être plus suffisant dans un avenir proche ? C’était insensé.
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