52. Ayah
Après avoir trouvé un accord satisfaisant, le Roi se leva et se dirigea vers la sortie, suivi par ses gardes et le prince. Ils arrivèrent dans l’énorme salle où se tenait le banquet. Une centaine de tables étaient disposée un peu partout dans la salle, occupées par les nombreux invités. Au bout, une longue table réservée au Roi, à sa famille et au prince, surplombait la salle. A côté de leur table, un impressionnant orchestre jouait de la musique festive et joyeuse. Il y avait un grand espace vide au milieu de la pièce, probablement pour danser.
Ayah suivit le maître qui semblait déjà savoir quelle place lui était attribuée. Ils étaient assis à une table proche de celle du Roi, stratégiquement placé de façon à pouvoir voir quasiment toute la pièce tout en restant discret et légèrement écarté par rapport au reste. Elle était certaine que le maître avait choisi cette place spécifiquement pour ces raisons-là.
Trois autres personnes étaient assises à leur table : Capitaine Dana, General Ary et une femme qu’Ayah n’avait jamais vue. Elle remarqua cependant que Dana semblait particulièrement complice avec cette jeune femme. General Ary à côté, semblait plus ennuyé d’être à ce banquet qu’elle. Il observait les invités attentivement, et jetait un coup d’œil ici et là vers les gardes postés tout autour de la pièce.
« Le Roi a mis Ary à notre table probablement pour avoir le détail de notre conversation » chuchota le maitre à son oreille. « Fais donc attention à ce que tu dis. »
Ayah fronça les sourcils et hocha la tête. Le Roi ne lui faisait-il donc pas totalement confiance ? Étrange. Elle était assise de façon à voir clairement la table du Roi ; elle ne pouvait cependant pas voir le reste de la salle derrière elle.
« Ta mission continue : ne lâche pas le prince des yeux, son épouse non plus » ajouta le maître.
C’est ce qu’elle avait l’intention de faire de toute façon. Elle voulait en savoir plus sur Gödrik. Celui-ci était assis à la gauche du Roi, son épouse à côté de lui. Ayah remarqua curieusement qu’il ne semblait y avoir aucune complicité entre eux, aucune affection. Le prince ne tournait que rarement son regard vers son épouse et celle-ci ne semblait pas se préoccuper de lui non plus.
La nourriture arriva peu de temps après. Une armée de servants déposèrent les plats délicatement. La nourriture était copieuse et délicieuse. Ayah profitait de chaque bouchée. Elle but plusieurs gorgés d’élixir de bien meilleure qualité que ce qu’elle avait connu auparavant. Et pendant qu’elle mangeait et buvait, elle s’aperçut où elle était et pensa à Raven. Elle aurait tant aimé l’amener avec elle à un tel banquet. Elle savait qu’elle aurait adoré. Ayah n’arrivait pas à croire la rapidité avec laquelle tout avait changé en quelques cycles lunaires. C’était trop beau pour être vrai. Elle sentit sa respiration devenir difficile et ferma les yeux. Tout va bien, Ayah, tu n’as rien à craindre, se dit-elle.
Tout d’un coup elle sentit un regard sur elle. Elle se retourna légèrement et balaya la salle du regard mais personne ne l’observait. Tout le monde était occupé à manger. Les grands rassemblements l’avaient toujours angoissée. Les Kaaïns devaient se faire discrets et non pas manger tranquillement dans le palais royal rempli de hauts gradés de l’armée, sans parler du nombre vertigineux de patrouilleurs. Mais il était vrai que ses dernières sorties dans la cité l’avaient rendue encore plus vigilante. Elle n’avait toujours pas appris qui était la femme qui la poursuivait malgré ses nombreuses recherches et l’aide de Sib. Et la femme semblait avoir disparu dans la nature.
Ayah sentit de nouveau un regard sur elle et cette fois si elle leva la tête et aperçu le prince Gödrik, les yeux rivés sur elle. Il détourna le regard rapidement. Il avait semblé dérouté par sa présence comme s’il ne s’attendait pas à la voir ici. Peut-être se demandait-il, et justement, comment un Kaaïn avait réussi à trouver sa place dans un banquet royal.
« Puisqu’on ne peut pas parler du sujet qui nous intéresse vraiment parlons d’autres choses » déclara Ayah doucement en se penchant vers le maître. « Quelle est la politique du Royaume de Cricks en ce qui concerne les Kaaïns ? »
Le maître la dévisagea, un regard étonné.
« Parfois, je me demande si tes parents ne t’ont jamais raconté d’histoire avant de dormir. Depuis des centaines d’années, des exécutions en masse se font sur des villages entiers qu’on soupçonne d’abriter des Kaaïns. De vrais massacres. Les Kaaïns du royaume ont pratiquement tous été exterminés. Beaucoup ont fui pour le Brahaum ou notre royaume, mais la plupart se sont exilés dans les territoires sauvages du sud. »
Ayah était stupéfaite. Elle ne s’attendait certainement pas à cela. Elle leva les yeux vers Gödrik, qui maintenant parlait tranquillement à la Reine Shama. Comment était-ce possible ?
« Mais pourquoi toute cette haine ? »
« Dans leur croyance, les Kaaïns seraient les descendants directs des Démons, les ennemis de leurs dieux. Le livre sacré de Lyad, raconte que le royaume de Cricks est né après la victoire des Anges, leurs dieux, contre les Démons. »
« Quelle absurdité. »
« C’est peut-être absurde pour toi, mais pour eux, c’est une religion. »
« Ils doivent être paranoïaque alors, imaginant avoir des Kaaïns partout autour d’eux ! »
« Pas vraiment. Chaque enfant né au Cricks est baptisé selon le rituel de Renda, l’un des deux Anges fondateurs. Le bébé est plongé dans un bain de Lancère liquide. Si l’enfant s’avère être un Kaaïn, il meurt brûlé vif. »
Ayah le dévisagea, ahurie par ce qu’il lui racontait. Quelle barbarie. Elle leva les yeux vers le prince Gödrik. Clairement, quelque chose n’allait pas. Le prince, bientôt Roi de Cricks, le royaume qui décimait en masse les Kaaïns, en était lui-même un ? Mais cela expliquait le regard interloqué du prince : venant d’un royaume aussi intolérant envers les Kaaïns, il ne s’attendait probablement pas à en voir un, invité au banquet dans le palais royal et pire, assistant aux discussions les plus importantes et secrètes de la tour de commandement.
Le festin n’en finissait pas. Les invités avaient envahi petit à petit le centre de la pièce, ils dansaient, chantaient. L’atmosphère était festive et joyeuse. Même le maître s’était levé pour danser, au grand amusement de tout le monde.
Elle vit Samaël approcher. Ayah remarqua tout de suite le nombre de regard se tourner vers lui à mesure qu’il traversait la salle. Le prince héritier ne passait pas inaperçu dans un banquet royal, à son grand désarroi. Il s’assit à côté d’elle et elle eut envie de se cacher le visage avec son foulard.
« Tu ne danses pas ? »
Elle lui jeta un regard lassé, le faisant rire. Si elle pouvait, elle aurait quitté le banquet il y a bien des heures de cela.
« Impressionnant que le maître t’ait permis l’entrée à la tour de commandement »
« Si tu veux me demander comment et pourquoi c’est arrivé, crois-moi je suis la première à me poser la question. »
« Que penses-tu du prince de Cricks ? » Il but de son verre d’elixir. « Moi je le trouve louche. »
Elle était d’accord avec lui. Ils parlèrent longtemps de tout ce qui s’était dit dans la tour de commandement. Il lui confia que le Roi aussi se méfiait du prince. Ayah lui parla aussi du comportement du maître, ses soupçons. Son attention fut attirée par l’arrivée discrète de nouveaux patrouilleurs qui se placèrent non loin derrière eux. Elle serra son foulard contre elle nerveusement.
« Je ne lui fais pas confiance. Le maître. J’ai le sentiment qu’il cache quelque chose » répliqua Samaël tout d’un coup.
Ayah s’esclaffa. L’honnêteté de Samaël la prenait toujours par surprise.
« Personne ne devrait. »
Elle contempla le maître qui discutait et riait toujours avec certains invités. Puis elle se retourna vers Samaël, le regard inquiet.
« Mais Samaël, tu ne devrais pas me dire des choses pareilles. Tu sais très bien que je travaille pour lui, j’aurais pu être dans l’obligation de tout lui dire, tu n’en sais rien. Tes pensées et tes opinions ne sont pas des choses anodines. »
Elle prit une gorgé de son gobelet. Il la dévisagea, le regard sérieux tout d’un coup.
« Je ne suis pas naïf, je sais bien que je dois toujours faire attention à ce que je dis et à qui je le dis. Mais je sais que je peux te faire confiance, entièrement. »
« Tu ne peux jamais entièrement faire confiance à qui que ce soit, surtout pas toi, Samaël. N’oublie jamais qui tu es. »
« Si seulement je pouvais… »
Il avait dit la phrase si bas qu’Ayah n’était pas certaine qu’elle était censée l’entendre. Jamais n’aurait-elle cru entendre le prince héritier dire qu’il ne voulait pas l’être. Mais quelque part, elle pouvait comprendre. Elle n’aurait pu supporter autant d’attention. Il contempla la foule qui dansait et qui chantait, perdu dans ses pensées. Puis il esquissa un sourire.
« Puis tu vois, c’est quand tu dis des choses comme ça que je sais que je peux te faire confiance. »
« Idiot » répliqua-t-elle, un sourire aux lèvres.
Il rit et lui fit un clin d’œil avant de se lever pour parler à son amie Lira. Ayah les observa un moment discuter, rire. Ayah sourit. Voyant le regard si tendre de Samaël pour Lira, elle se demanda ce que ça devait être de se sentir convoitée. Elle n’y avait jamais pensé avant. Elle ignorait comment elle réagirait si cela lui arrivait. Elle sentit un nœud dans sa gorge et but le reste de son verre d’une traite.
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