53. Ayah
La fête battait son plein au banquet Royale. Il y avait tellement de monde qu’Ayah arrivait à peine à distinguer chaque personne dans la foule. Le maître retourna enfin s’asseoir en face d’elle après ce qui lui sembla être une éternité. Elle informa ce dernier qu’elle voulait sortir prendre l’air et se dirigea vers la terrasse, un énième gobelet à la main.
Dehors, il n’y avait personne. Ayah inspira profondément, soulagée de se retrouver enfin seule. Elle s’était trop habituée au calme de la Citadelle, à la lecture des livres et à la solitude de ses chambres. Le bruit, les festivités lui étaient totalement étrangers.
« On n’aime pas la foule à ce que je vois. »
Elle se retourna et trouva, stupéfaite, le prince Gödrik se tenant devant la porte du balcon, un verre d’élixir à la main. Ayah n’avait pas reconnu sa voix et son accent semblait avoir disparu. Cette fois-ci, il n’essayait plus de cacher son aura de lunsor, si saisissante qu'Ayah dut plissait les yeux pour s’adapter à son intensité. Il sourit et celle-ci s’atténua tout d’un coup. Oh, il l’avait fait exprès... se dit-elle.
« Même l’accent ! Y a-t-il quelque chose en toi qui ne soit pas une mascarade ? »
Elle se figea. Ayah aurait juré que son cœur s’était arrêté de battre pendant un instant. Elle inclina la tête et posa son gobelet loin d’elle, indignée.
« Veuillez m'excuser, altesse. » Se reprit-elle rapidement. « Il semblerait que l’élixir soit plus fort qu’à son habitude. »
Le prince s’approcha calmement. Aucune émotion ne transparaissait sur son visage. Comment allait-il réagir ? Ayah craignait le pire. Elle releva son foulard autour de son épaule et eut une furieuse envie de fuir, loin dans l’obscurité de la nuit. Contre toute attente, son interlocuteur sourit, amusé.
« Cela faisait longtemps qu’on ne s’était pas adressé à moi de cette façon. »
Ayah s'esclaffa.
« S'est-on déjà adressé à vous de cette façon ? »
Il réfléchit un moment.
« Non, tu as raison. Je suppose que les gens ont tendance à préférer garder leur tête sur les épaules. » Devant son regard affolée, le prince se mit à rire. « Je plaisante, voyons. Je préfère trancher les gorges, c'est plus artistique. »
Ayah eut un petit sourire nerveux, ne sachant pas comment réagir à son humour noir. Heureusement, le prince semblait détendu, les yeux levés vers le ciel sombre. Son regard paraissait lointain. C’était la première fois qu’Ayah se trouvait en présence d’un Kaaïn visiblement puissant. Ça aurait dû l’effrayer, mais pour une raison qu’elle ne pouvait expliquer, elle se sentait à l’aise. C'était comme si sa Lunsor lui donnait le sentiment d’être en sécurité, d’être enfin en territoire familier. Le souvenir lointain de l’aura de sa mère ressurgit dans sa mémoire.
Le prince montra la lune d’un signe de tête.
« Sais-tu qu’il y a bien longtemps, il y avait deux lunes dans le ciel. Parfaitement jumelles, elles paraissaient symétriques, l’image l’une de l’autre dans un miroir, si ce n’est que l’une était blanche, l’autre était rouge. L’équilibre harmonieux entre la vie et la mort... »
Ayah l’observait attentivement pendant qu’il parlait, étudiant ses traits. N'ayant pas croisé beaucoup de créatures de Lunsor dans sa vie, elle avait gardé cette vieille habitude de chercher chez tous ceux qu’elle rencontrait, d’éventuelles ressemblances aux siens. Ses yeux marrons clairs, en amande, semblaient identiques aux siens. Mais elle nota de nombreuses différences comme son teint et ses cheveux plus sombres. Sa taille était nettement plus imposante, et ses traits plus marqués, sa mâchoire fortement sculptée. Il avait un charme indéniable. Très clairement, il ne lui ressemblait guère.
« La guerre entre les dieux étaient si sanguinaire qu’elle a détruit la seconde lune » déclara Ayah en réponse à ses paroles, après un long silence.
Gödrik baissa les yeux vers elle, comme surpris qu’elle connaisse la légende.
« C’est vrai. Mais ce qui a réellement détruit le monde, c’est la mort de la Déesse Leyah. »
Le nom était chargé de lunsor, prononcé avec un accent qu’elle n’avait jamais entendu auparavant. Elle sentait une énergie étrange dans ce nom, chargé d’émotion. De toutes les légendes et les religions qu’elle connaissait, aucune ne nommait ses dieux ainsi. Elle devait faire ses recherches.
« Êtes-vous croyant, Altesse ? »
La jeune fille ignorait si elle pouvait poser une telle question à un prince mais il avait introduit le sujet, alors certainement, elle allait en profiter.
« Je ne le suis pas. »
Ayah était confuse par sa réponse. Elle pouvait voir que chacune de ses expressions était contrôlée, chaque geste, chaque mot, calculé.
« Comment es-tu parvenue à gagner la confiance du maitre ? Depuis le temps que j’essaye... »
Elle s’étonna qu’il lui confiât une telle chose. Mais elle avait vu juste : le maitre et le prince se connaissaient déjà, et ce depuis longtemps visiblement.
« Le maître ne fait confiance en personne. »
Sib lui avait appris à faire court, bref. Moins il y avait de mots, moins il y avait de chance qu’elle révèle quelque chose qu’il ne fallait pas.
Le prince s’approcha et se pencha vers elle. Elle se figea.
« Il faudrait que tu commences à cacher ton aura. » murmura-t-il, le regard presque inquiet. « C’est vrai que peu de Kaaïns risqueraient de s’aventurer à Lyisstad, mais tu es trop visible. Ton aura est palpable à des centaines de pas à la ronde. »
Elle écarquilla les yeux, prise au dépourvu.
« Je ne sais pas comment faire. »
La phrase lui échappa. Certainement, ne devrait-elle pas admettre son ignorance sur ses capacités à un prince étranger. L’aura de Gödrik l’affectait particulièrement, lui donnant cette vague impression qu’elle pouvait lui faire confiance. Elle se demandait s’il le faisait intentionnellement et se jura à elle même d'être plus vigilante à l'avenir.
Il sourit, le regard étonnement bienveillant.
« Oh, mais il suffit de le vouloir ! Lorsqu’il s’agit de Lunsor, tout n’est qu’une question de motivation. Certains affirment que rien ne serait impossible ; pas même défier la Mort elle-même »
Sa phrase fit ressurgir le récit du journal du dragon dans sa mémoire. Celui-ci affirmait que la guérisseuse avait chassé la mort. Serait-ce vrai ? Ayah n’y croyait pas.
« Il y a des limites à tout. On ne peut pas défier la mort, pas sans conséquence »
Le sourire de Gödrik s’étendit jusqu’à ses yeux, comme un professeur satisfait par la réponse de son élève. Avait-il dit ça pour tester sa réaction ?
« Je peux envoyer quelqu’un ici pour t’aider. Quelqu’un qui peut t’enseigner beaucoup de choses sur la Lunsor. C’est mon devoir de protéger mes semblables, après tout. »
Ayah lui lança un regard interloquée. Pourquoi se soucierait-il d’elle ? Être une Kaaïn elle-même ne signifiait rien. Il venait à peine de la rencontrer et elle n’était personne.
« Que voulez-vous en retour ? » demanda-t-elle.
Il la regardait, les yeux pleins d’incompréhension et peut-être même de tristesse. Pouvait-elle faire confiance en ce qu’elle percevait à travers son regard ? Quelque part, elle en doutait.
« Je ne veux rien, j’ai déjà tout ce que je désire. » répondit-il, un sourire sincère aux lèvres.
C’est vrai, qu’est-ce qu’elle pouvait bien lui apporter de plus ? Il allait bientôt devenir Roi. Il avait l'attitude et la prestance d’une personne qui savait exactement ce qu’elle faisait. Mais alors pourquoi vouloir l’aider ? Elle se méfiait de la gentillesse gratuite des gens, encore plus venant du prince d’un royaume étranger.
Cependant, il était vrai que les livres ne pouvaient pas tout lui apprendre. Elle avait déjà constaté cela, à son grand désarroi. Il y avait tant de chose encore à connaître sur la Lunsor, sur sa Lunsor, et surtout, personne à qui se confier. La seule fois où elle en avait touché un mot à Sib, elle lui avait fait toute une leçon sur les dangers de la Lunsor.
« D’accord. » finit-elle par dire, espérant qu’elle ne regretterait pas sa décision.
« J’enverrai quelqu’un dans peu de temps. »
Ayah le remercia. Il tourna la tête, jetant un coup d’œil vers le banquet.
« Je devrais y retourner, déclara-t-il. Mon absence risque de se faire remarquer. »
Il se dirigea vers la porte et s'arrêta.
« Je m’aperçois que je ne connais même pas ton prénom. »
« Ayah. »
Un sourire attendrissant se dessina sur ses lèvres.
« Quel beau prénom, Ayah » ajouta-il avec le même souffle de Lunsor, le même accent qu’il avait utilisé pour prononcer le nom de la déesse.
Le banquet s’était terminé tard ce soir-là et le prince Gödrik n’était pas revenu lui parler. Elle ne savait pas quoi penser de lui. Le maître l’interrogea sur sa disparition durant la soirée mais elle ne lui parla pas de sa conversation avec Gödrik. Ils se dirigèrent plus tard vers les chambres du maître. Ayah avait tant de question à lui poser qu’elle ne savait pas par où commencer.
« Alors, dis-moi tout. Que penses-tu du prince Gödrik ? » demanda le maître en s’asseyant devant la cheminé.
« Je pense que je ne vous apprendrais rien de nouveau, maitre » répondit-elle, le regard accusateur.
Celui-ci se tourna vers elle, l’air de ne pas comprendre.
« Il m’a paru évident que vous le connaissiez déjà »
« Je pensais que ton travail était d’observer le prince et sa compagne, pas moi. »
Peut-être entrait-elle là dans des terrains dangereux. Cependant, elle devait comprendre. Toute cette situation était étrange.
« Pourquoi m’avoir confié ce travail, Maître ? Me laisser entrer dans la tour de commandement, assister à de telles discussions... Ne me dites pas que vous me faites déjà à ce point confiance, en tout cas plus qu’à vos propre Feis Nona. »
Ayah se surprit elle-même par son ton, agressif. Le maître lui avait offert un toit, un lit où dormir, de la nourriture, sans demander grand-chose en retour, et la voilà questionnant sans cesse ses demandes. Quelle ingratitude.
« Tu es quelqu’un d’intelligent. Tu es curieuse, passionnée par ce que tu fais. Tu veux en savoir plus. Tous les hommes et les femmes qui travaillent dans cette Citadelle se contentent de faire ce qu’on leur demande sans poser de questions. Toi, tu vas toujours plus loin. J’ai lu les quelques pages que tu as traduites. Je peux voir la précision, l’application dans ton travail. Si j’avais demandé à un Feis Nona de faire ce que tu as fait aujourd’hui, il n’aurait probablement pas remarqué ce que tu as constaté : que je connaissais déjà le prince. Je suppose alors que tu en as déduis que si je t’avais demandé de l’observer, c’est pour que tu m’en dises plus que ce que je ne sais déjà. »
Ayah était abasourdie, ne sachant pas quoi dire. Décidément, ses réactions étaient réellement imprévisibles. Elle ignorait que le maître estimait tant son travail et sa curiosité.
« Qu'est ce que je pense de Gödrik… » commença-t-elle, cherchant les bons mots. « A mon humble avis, il me semble qu’il faudrait se méfier de lui. Il cache clairement quelque chose. J’ai eu l’impression qu’il était plus expérimenté qu’il veuille le faire croire. Peut-être que son père est malade depuis plus longtemps qu’on ne le croit »
« Hmm... non, le roi est tombé malade il y a trois semaines. Le prince Gödrik a toujours agit de cette manière, en tout cas depuis qu’il a surgit de nulle part et qu’il a affirmé être le fils du Roi. » répliqua le maître avec un ricanement.
Comment était-ce possible ? Son histoire était encore plus louche qu’elle ne l’avait imaginé.
« Et le Roi l’a accueilli à bras ouvert sans aucune preuve de ce qu’il avançait ? »
« Le Roi avait de nombreuses maitresses. Une d’elle avait affirmé porter son enfant il y a bien des années de cela. Mais il ne s’en souciait guère à l’époque. Cependant, il y a maintenant dix-huit ans, ses deux fils sont morts, assassinés dans une attaque, laissant le Roi sans héritier. C’est là que Gödrik et sa mère, qui était donc cette fameuse maitresse, sont apparus aux portes du palais. »
Ayah ne croyait pas une seconde à cette histoire mais elle garda ses suspicions pour elle-même. Car il y avait un élément important que le maître ne savait probablement pas : Gödrik était un Kaaïn. Ayah savait qu’il existait des créatures de Lunsor dont un parent était humain, seulement ces individus-là étaient rarement puissants. Ainsi, les chances que Gödrik soit issu d’un parent humain étaient quasi nulles.
« Je pense aussi qu’il n’est pas venu ici simplement pour affirmer sa bonne volonté et conclure des accords. »
« Je suis d’accord avec cela. D'après toi, qu'est-il venu faire ? » demanda le maître.
La jeune fille resta silencieuse, pensive. Elle n’était pas certaine de la réponse à cette question, se remémorant la réunion dans la tour de comandemant.
« Tâter le terrain peut-être ? Lorsqu’il a fait sortir tout le monde de la pièce pour parler seul au Roi, je pense que c’était une façon pour lui de voir qui faisait partie réellement de son cercle rapproché, ou en tout cas, en qui le Roi faisait entièrement confiance. Vous avez certainement remarqué qu’il n’a rien ajouté que nous ne savions pas déjà. »
« Hmm… » marmonna-t-il, pensif.
« Il n’a pas aimé que vous fassiez partie de ce cercle rapproché » ajouta Ayah.
Le maitre leva les yeux vers elle, le regard amusé.
« Bien sur qu’il n’a pas aimé. Il ne m’apprécie guère. »
Ayah attendait une explication mais elle ne vint jamais. Ils restèrent silencieux un long moment.
« Rien d’autre à signaler ? » demanda enfin le maître.
« Je suppose que vous ne m’expliquerez pas pourquoi le Roi vous accorde autant de privilège. » déclara-t-elle, toujours suspicieuse.
L’autoriser à pénétrer la Tour de commandement demeurait, à ses yeux, incompréhensible.
« Je suppose que tu ne me diras pas de quoi toi et le prince Gödrik avez discuté sur le balcon. »
Ayah se figea. Bien sur qu’il savait. Y avait-il quelque chose qu’il ignorait ? Il semblait toujours avoir une longueur d’avance.
Tout d’un coup, une idée folle lui vint en tête : et si c’était là la vraie raison pour laquelle il l’avait convié à ce banquet ? Après tout, qu’avait-elle vraiment de différent par rapport aux Feis Nona si ce n’est qu’elle était une Kaaïn ? Mais alors, savait-il que le prince Gödrik en était un également ? Peut-être voulait-il consolider ses suspicions sur le prince. Si ce dernier l’avait approchée, alors le maître avait eu la confirmation dont il avait besoin. Elle repensa aux paroles de Gilda : "il t’utilisera sans même que tu ne t’en aperçoives".
« Nous sommes dans une impasse alors » affirma Ayah, frustrée de ne pas en savoir autant que le maitre.
Celui-ci resta silencieux et lui fit signe qu’elle pouvait partir.
« Ayah, une dernière chose » ajouta le maitre alors qu’elle s’apprêtait à ouvrir la porte. « Sibylle, plus connue sous le nom de Sib, est une femme pleine de ressources, très intelligente. Elle t’aidera beaucoup, j’en suis sûr. Mais elle n’a de loyauté pour personne si ce n’est-elle même. Fais attention à toi. »
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