55. Aravel

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À la lisière de la forêt des mages, un grand pommier avait joliment fleuri, son tronc clair contrastant fort avec le reste de la forêt peuplée d’arbres à l’écorce sombre et épaisse. Aravel se rappelait encore du moment où on avait planté ce pommier, il y a maintenant dix-huit ans, aux funérailles d’Irène.

Il ne parvenait toujours pas à concevoir qu’elle était de retour. Aravel avait dû vivre avec sa mort depuis, tout ce temps convaincu qu’il avait perdu sa petite protégée. Il n’avait cessé de penser à Irène depuis sa conversation avec Frej et avait écrit à Souli, demandant des nouvelles. Celui-ci n’avait pas été très optimiste dans ses réponses mais n’en disait pas beaucoup, de peur que ses lettres ne se retrouvent entre les mauvaises mains.

Après des lunes d’hésitation, il décida enfin de lui rendre visite. Depuis qu’elle était revenue, il avait redouté ce moment. Mais il devait au moins essayer.

Il transplaça au sud-ouest du Royaume près de la forêt de Dzinka. C’est là que se regroupait la plus importante communauté de métamorphe du Lyis. C’était un très large groupe de toutes espèces. Certains ne pouvaient se transformer qu’en félins, d’autres en oiseaux, parfois même en insectes, mais tous formaient un clan très fermé. Longtemps, les différents clans avaient été divisés mais il y a des siècles de cela, Pré-traité, un métamorphe puissant les avait réunis. Ils constituaient maintenant un groupe uni et solidaire, le plus imposant groupe de Kaaïn du royaume.

Aravel avança dans la forêt. Cela faisait des années qu’il n’était pas venu ici, lui qui avait auparavant l’habitude d’y séjourner pendant des cycles lunaires entiers. Bientôt, il sentit les mouvements inquiétants d’animaux sauvages tout autour de lui. S’ils ne le connaissaient pas déjà, il serait en miette.

« Aravel »

C’était plus un rugissement qu’un appel. Il se retourna et vit une panthère noire qui le fixait de ses yeux jaunes. Elle n’était pas là quelques secondes avant.

« Razza » dit-il, un large sourire aux lèvres.

La panthère se mit à changer de forme. C’était difficile à regarder. Il pouvait voir ses os, ses muscles, sa peau se mouvoir. Le bruit que la transformation produisait était lui aussi effrayant. Les métamorphes les plus puissants se transformaient beaucoup plus rapidement. Il n’avait donc pas l’habitude d’assister à toute la scène en détail. Au bout de secondes qui lui avait semblés interminables, Razza avait finalement pris forme. Devant lui se tenait désormais un jeune homme d’une vingtaine d’année. C’était le plus âgé des fils d’Irène et de Souli. Il avait l’apparence d’un garçon de l’ouest, la peau claire, les cheveux bruns lisses, les yeux d’une couleur sombre. Aravel s’aperçu qu’il était nu et soupira.

« C’est si bon de te revoir Aravel. »

Razza s’avança vers lui et l’enlaça avec une force telle qu’il crut qu’il lui briserait les côtes. Les métamorphes oubliaient souvent que leur force étaient démesurées. Ils oubliaient aussi que les autres créatures n’avaient pas l’habitude de se balader tout nu. Aravel se mit à tousser, à la fois gêné et en manque alarmant d’air. Razza éclata de rire et le relâcha enfin.

« Viens, père t’attend. »

Razza se retourna et s’enfonça plus dans la forêt dense. Aravel le suivit. Bientôt, il vit un groupe de chevaux sauvages, un rassemblement inhabituel de hiboux blancs sur les arbres, mais aussi des créatures qu’il n’avait jamais vues avant. Certains animaux le dévisageaient d’un regard curieux. Il se doutait que beaucoup n’avaient probablement jamais vu de mage avant. Les métamorphes étaient des créatures très communautaristes et méfiantes. Ils avaient du mal à s’entendre avec les autres Kaaïns et ainsi, ils évitaient tout contact avec l’extérieur à tout prix.

Peu à peu, Aravel commençait à apercevoir une grande tente cachée entre les arbres. Souli sortit de celle-ci. Il avait une forme humaine : comme son fils, il avait les cheveux bruns lisses. Ils commençaient cependant à avoir quelques mèches blanches. Il n’était pourtant pas vieux, âgé d’une quarantaine d’année maximum. Il avait le regard fatigué, des cernes noirs sous les yeux mais lorsqu’il aperçut Aravel, il sourit. Razza le salua puis s’éloigna d’eux. Il prit la forme d’un corbeau et s’envola dans le ciel. Comme ses parents, Razza pouvaient se transformer en presque tous les animaux qui existaient. Ce n’était pas pour rien qu’ils étaient la famille dirigeante du Clan.

Souli reparti rapidement dans la tante et sortit une longue cape noire pour couvrir sa nudité.

« Je pensais que tu ne viendrais jamais. »

« J’espère que tu ne m’en veux pas. Tu sais bien que je tiens à elle comme ma propre fille. »

« Je le sais, ne t’en fais pas. » lui répondit-il, un sourire sincère aux lèvres.

« Comment va-t-elle ? »

« Frej a essayé de la soigner. Je dois dire qu’il m’a impressionné ; c’est la première fois que je remarque des progrès. Elle commence à dire quelques mots. Parfois, ce sont des phrases complètes mais rarement compréhensibles. C’est un début. » répondit-il, les yeux pleins d’espoirs.

Aravel acquiesça. Tout ceci était plus positif qu’il ne s’y attendait.

« C’est certainement prometteur. Je sais en tout cas qu’elle est entre de bonne main, Frej est un des meilleurs paladins que je connaisse. » répliqua Aravel d’un ton encourageant.

« Veux-tu la voir ? »

Aravel hésita. Il avait peur de ce qu’il allait trouver. Mais il était venu pour ça après tout. Il finit par acquiescer. Il entra dans la tente et à peine l’aperçu-t-il, il se figea. Il lui fallut un moment pour reconnaître la créature devant ses yeux. Elle était allongée sur un lit et ne bougeait pas. Elle était comme figée dans une forme à moitié humaine à moitié animal. Son visage, son abdomen et son torse étaient humains mais ses membres étaient anormaux, mi-bête, mi-homme. Son visage était presque entièrement défiguré, méconnaissable. Il était couvert de graves brûlures et de cicatrices. Ses cheveux étaient entièrement blancs. Mais ce qui le marqua le plus, c’était son regard. Absent, vide.

« Irène, Aravel est venu te voir. »

Elle ne réagit pas. Son regard était figé si bien qu’elle ne semblait pas l’écouter.

« Frej a dit que lui parler pourrait aider » lui dit-il.

Aravel acquiesça. Il s’approcha de son lit et s’assit près d’elle. Souli jeta un dernier coup d’œil vers son épouse puis baissa les yeux et sortit de la tante.

« Je ne sais pas … » commença Aravel avant de s’interrompre.

Il avait une boule au ventre. Son émotion était palpable. Elle avait toujours été pleine de vie, si optimiste. Malgré les doutes et les peines, malgré la perte de ses parents si tôt, elle n’avait jamais perdu espoir.

« Je ne sais pas quoi te dire ma petite Irène. Je suis désolé de n’être pas venu plus tôt. Je ne voulais pas… Je ne voulais pas te voir ainsi. »

Une larme coula sur son visage. Il tendit sa main vers elle et s’aperçu que sa main gauche était presque entièrement humaine. Elle était couverte de cicatrice et elle avait des griffes à la place des ongles, mais au moins elle n’était pas déformée par une transformation inachevée. Il prit sa main et serra doucement. Il essuya ses larmes. Il devait être fort pour elle. Pleurer à son chevet n’était pas ce dont elle avait besoin.

« Te rappelles-tu notre première rencontre ? Je m’en souviens comme si c’était hier. Tu n’étais qu’une enfant… Et… Tu t’étais cachée, sous forme de tique, dans la fourrure de Havoc, le Chef de l’époque, pour venir avec lui et ses meilleurs combattants en mission. » Aravel pouffa de rire. « Qu’est-ce qu’il était furieux quand il t’a trouvé. Je me souviens de son regard. Et toi tu te tenais là, fière, ne te souciant pas le moindre du monde de la furie de ton chef. »

Aravel ferma les yeux, se remémorant la scène.

« C’était une mission dangereuse. Les métamorphes ne savaient pas contre quoi ils combattaient. Ils avaient été contactés par le chef du clan des loups pour les aider ; une créature effrayante tuait leurs nouveaux nés. Ils m’avaient appelé en renfort, de peur de faire face à une créature dont ils ne connaissaient rien. Et effectivement, ils ne savaient rien des Ghoules. Ceux-ci se nourrissent de la chair et du sang des animaux et des humains. Mais ce qu’ils aiment le plus, c’est la chair des enfants. Quels êtres abominables... Ils n’étaient pas armés pour faire face à une ghoule. »

Il sentit tout d’un coup Irène lui serrer la main.

« Ghoule… Feu. »

Aravel ouvrit les yeux. La voix d’Irène était si basse qu’il avait cru l’avoir rêvé. Mais elle avait tourné la tête légèrement et son regard était maintenant posé sur lui. Étrangement, il avait l’impression qu’elle fixait en fait un point invisible devant lui, comme si elle le voyait sans vraiment le regarder. Il continua tout de même.

« Oui absolument Irène, la seule chose qui peut tuer une ghoule c’est le feu. Havoc avait décidé de nous diviser en plusieurs petits groupes pour traquer la créature. Et tu es venue vers moi, tout sourire, entêtée comme jamais et prête à combattre une des créatures les plus terrifiantes de notre monde. Lorsque la ghoule s’est enfin montrée, elle s’est attaquée à toi en premier. Tu étais la plus jeune, la cible la plus facile mais surtout la plus attrayante. La ghoule était d’une force époustouflante, dépassant même la puissance habituelle d’un métamorphe. Elle surpassait tout ce que nous pouvions imaginer. »

Il s’arrêta, observant son visage. L’écoutait-elle toujours ? Irène serra sa main encore une fois. C’était comme si elle le pressait de continuer, comme si elle répondait à ses doutes. Aravel sourit et poursuivit.

« Et tout naturellement, tu t’es dit : qu’y a-t-il de mieux qu’une ghoule pour détruire une autre ghoule ? Et en un claquement de doigt, me voilà face à deux créatures des ténèbres. » Il rit. « Tu as toujours aimé prendre des risques. Seul un fou se transformerait en ghoule. J’ignorais même que c’était possible. Tu savais parfaitement que chaque transformation était un risque de rester prisonnier à jamais sous cette forme et pourtant tu l’as fait. Au final, il ne restait plus que des miettes de la créature. »

Il crut voir des petits spasmes au niveau de sa bouche, comme si Irène essayait de sourire.

« Tu sais, je n’ai jamais dit à Havoc ce que tu as avais fait, seulement que tu m’avais aidée à vaincre le monstre. Personne ne sait que tu peux te transformer en ghoule »

Il entendit un son sortir de sa bouche, d’abord inaudible. Il resta silencieux, lui laissant le temps de s’exprimer.

« Pas bien… D… Dangereux »

« Oui, ce n’est pas bien de se transformer en ghoule. C’est interdit. Mais je savais que ma petite Irène n’avait que de bonnes intentions. J’avais vu dans tes yeux l’innocence et la témérité de la jeunesse. Une innocence qui ne t’a jamais vraiment quitté. »

Jusqu’à cet instant-là, finit-il dans sa tête. Il n’y avait plus d’innocence dans ses yeux à présent ; en fait, il n’y avait plus rien du tout. Aravel sentit la boule dans sa gorge et essaya de penser à autre chose. Irène lui serra la main encore une fois. Il vit des larmes couler sur son visage défiguré. Peut-être qu’Irène était toujours là, quelque part, sous cette apparence détruite.

Puis tout d’un coup il la sentit le relâcher complétement. Tout son corps se mit à convulser. Aravel se leva et essaya de la retenir par les épaules. Elle était brûlante. Il lui transmit toute la Lunsor qu’il pouvait, essayant de la calmer. Sa tête tomba en arrière. Il l’aida à se mettre sur le côté. Ses convulsions étaient violentes et sa Lunsor ne l’aidait pas. Aravel la prit alors dans ses bras, espérant pouvoir aider comme il le pouvait.

« Tout ira bien mon enfant, tout ira bien. »

Après de longues minutes, ses convulsions s’arrêtèrent, net. Elle reprit sa position initiale. Seulement, son regard était à nouveau figé. Elle n’était plus là.

« Je reviendrais te voir ma petite Irène, je reviendrais. »

Aravel déposa un baiser sur son front. Il se retourna et s’apprêta à partir quand soudain, Irène attrapa son poignet avec force. Il pivota et la trouva le regard terrorisé, des larmes coulant à flot sur son visage. Elle agita sa main, et s’écria :

« Fuyez ! Ils reviennent… LE PRINCE ! L’ARMÉE NOIRE ! La guerre... Lunsor… Terreur... FUYEZ. FUYEZ ! »

Elle serra si fort sur son poignet qu’il se brisa. Aravel reteint un cri. Il ne voulait pas l’effrayer plus qu’elle ne l’était déjà. Souli, Razza et ses deux frères arrivèrent en vitesse dans la tente. Ils essayaient de la retenir. Elle continuait à hurler ‘‘fuyez’’. Au bout d’un moment, elle finit par le lâcher et s’écroula sur le lit. A nouveau, elle ne bougeait plus et fixait le vide.

La terreur qu’il avait vu dans ses yeux lui faisait froid dans le dos. Razza lui disait quelque chose mais il ne l’écoutait pas. Deux mots résonnaient dans sa tête : ‘‘Armée Noire’’, tout comme dans les paroles de l’Oracle. Ça ne pouvait être une coïncidence.

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