58. Ayah
Peu de gens le savait, mais excepté les tours de la Citadelle et le bureau du Roi, il n’y avait pas de meilleur vue sur les champs du Lyis et la cité que sur le toit de la Taverne des Chasseurs, cette célèbre taverne du quartier est de Lyisstad. Ici, avaient défilé au fil du temps les plus importants conseillers, plus riches marchants, les plus célèbres auteurs, musiciens, peintres, héros de guerre. Mais seule une poignée d’entre eux avait eu la chance d’accéder aux étages supérieurs et encore mieux, au toit. Celui-ci était couvert de plantes sauvages, d’anthémis et de lavande dispersées chaotiquement, lui donnant un charme particulier.
Ayah aimait venir se réfugier sur ce toit venant parfois avec les amis de Samaël, parfois seule. Ce matin-là, elle avait espéré n’y trouver personne et fut déçue de voir que Keelan était déjà là, la tête plongée dans un épais livre, un crayon à la main. Mais cela aurait pu être nettement pire ; si elle avait trouvé Baron, elle aurait fait demi-tour.
« Bonjour, Keelan. » Il sursauta, faisant tomber son crayon. Elle rit. « Désolée, je ne voulais pas te faire peur. »
« Ha, non, non, ne t’inquiète pas, j’étais juste concentré. Bonjour, Ayah. »
Il ramassa son crayon et le mis dans son livre qu’il referma. Elle s’assit près de lui, au rebord du toit, et lu la première de couverture :
« Principes fondamental de Trigonométrie. Mmm, il doit y avoir beaucoup de péripéties, suspense et chutes inattendues. »
« Tu n’as pas idée ! Je viens tout juste de me rendre compte d’une… »
Elle rit.
« Oh, c’était sarcastique... » Il se frappa le front avec la paume de sa main. « Je suis stupide. »
« S’il y a bien une chose que tu n’es pas, c’est stupide. »
Il sourit et se mit à balancer ses pieds d’avant en arrière ce qui la fit sourire. Elle aimait bien lui parler. Il y avait quelque chose de si attachant dans sa timidité et sa naïveté.
« Tu n’as pas peur de tomber parfois ? » demanda-t-elle.
« Tout le temps, pas toi ? »
« Je n’ai pas vraiment peur du vide, mais je peux le comprendre. »
« Quelle chance… Moi j’en ai une peur bleue. Mais c’était pire avant, tu sais ? J’ai lu dans un livre de comportementalisme qu’avec la répétition, ce qui nous fait peur peut devenir banal. C’est vrai, je l’ai expérimenté, ça fonctionne ! Certes, ce n’est pas statistiquement significatif que cela soit vérifié sur une seule personne, mais c’est déjà pas mal ! »
« Courageux. »
Il haussa les épaules. « Ce n’est pas très courageux d’avoir peur du vide, pour commencer. »
« Ah tu trouves que ce n’est pas courageux d’avoir peur de ce qui peut nous tuer instantanément ? »
« Dit comme ça… »
Elle sourit et baissa la tête vers la cité mouvementée en cette saison de pêche. Les odeurs de poissons lui rappelaient des souvenirs lointain…
« Tu sais, il y a douze ans lune pour lune, j’ai mis les pieds pour la première fois à Lyisstad. J’ai à la fois l’impression que c’était il y a des siècles, et que c’était hier. »
« Je vois totalement ce que tu veux dire. » Il s’esclaffa. « J’ai cette impression là à chaque fois que je repense au temps où je vivais encore chez mes parents dans mon petit village. »
Ayah leva les yeux vers lui. Elle oubliait souvent que Keelan, contrairement à ses riches amis, n’était pas d’une famille noble, loin de là. Ses parents étaient de simples bouchers du village de Turgay, à l’est du Royaume.
« Il y a douze ans, hein ? Tu avais quel âge, treize ans ? » demanda-t-il.
« Environ douze, je crois. »
« Qu’est-ce qu’une petite fille du Brahaum venait faire à Lyisstad ? »
Ayah dut s’efforcer de maintenir le visage le plus impassible possible. Elle avait oublié à quel point ce serait vu comme inhabituel qu’une personne du Brahaum viennent si loin au nord. Ugh, je préfère quand il est timide…
« Mon père était un commerçant, je l’ai supplié de me laisser l’accompagner pour voir autre chose que de la neige pour la première fois de ma vie. »
Keelan pouffa de rire.
« J’espère que tu n’as pas été déçue. »
« Je suis totalement tombée amoureuse de cette cité. La musique à tous les coins de rue, les odeurs de purées aux épinards, des célèbres crêpes aux milles trous et au miel du Lyis, des confitures de cerises comme je n’en avais jamais gouté, de fruits que je n’avais jamais vus. Et puis tous ces peintres sur le bord de la grande rue des Graviers ; le quartier entier de vendeurs de livres. Et la rue des Junkar avec ces joueurs de dames et d’échecs s’affrontant bruyamment autour de gobelet d’élixir bien trop remplies. »
Il s’esclaffa. « Ah j’adore cette rue ! As-tu déjà vu le célèbre Soulard de Junkar jouer ? »
« Non, qui est-ce ? »
« C’est une légende de Lyisstad, un joueur d’échec imbattable. Personne ne sait qui il est à part que c’est sans doute un clochard. La légende raconte qu’il aurait été un grand banquier autrefois et qu’il aurait tout perdu, il aurait vendu sa maison, ses habits et n’aurait gardé qu’une malheureuse bague qu’il porte encore au doigt. »
« Huh, quelle étrange histoire ! Je devrais repartir voir s’il y est la prochaine fois. Il y a tant d’autres choses qui m’avaient marquée dans cette cité, j’en oublie sans doute beaucoup. »
« Hmm… Qu’en est-il des pièces théâtrales à ciel ouvert ? Ça, ça m’avait enchanté la première fois que j’étais venu ici. »
« Oh oui ! J’avais vu pour la première fois l’Ingénu romantique, et je n’avais rien compris à l’époque. »
Il rit. « Un grand classique, ça. »
Ils entendirent des rires venir des escaliers derrières eux et se retournèrent pour voir Samaël, Baron et Lira arriver. Un garde de Samaël apparut également derrière eux, un certain Arthur. Ayah avait remarqué que c’était le seul que Samaël tolérait.
« Ah parfait, vous êtes déjà là ! » s’exclama ce dernier avec deux gros gobelets d’élixir à la main.
Il tendit un à Ayah et le deuxième à Keelan.
« Et pour toi ? » demanda celui-ci en refusant son gobelet.
Samaël insista puis prit celui de Baron. « Va t’en chercher un autre. »
« Mais ! »
Tout le monde rit.
« J’ai une excellente nouvelle pour toi, Ayah. » affirma Samaël en s’asseyant à côté d’elle.
Il fit signe à Lira de s’asseoir près de lui, de l’autre côté. Elle lui fit un doigt d’honneur et s’assit près de Keelan devant le regard horrifié de ce dernier. Ayah pouffa de rire. Elle imaginait parfaitement combien celui-ci ne voulait en aucun cas être au milieu de leur chamaillerie.
« Je devrais dire au General Faris comment se comporte sa fille avec le prince héritier ! »
« C’est ça, tu oserais à peine dire bonjour à mon père. » dit-elle en s’esclaffant.
Samaël soupira. « Tu as malheureusement raison. »
Ayah haussa les sourcils. Il était le prince, dans la hiérarchie, il était plus haut placé que le General. Ce dernier devait être sacrément terrifiant pour qu’il ait peur de lui.
« Alors, quelle est cette excellente nouvelle ? » demanda-t-elle, s’impatientant.
« Mon garde ici présent, pourra t’accompagner pour aller voir le prisonnier. »
Ayah fronça les sourcils, ne comprenant d’abord pas de quoi il parlait. Puis elle se souvint ; la petite créature dans les cachots du Palais ! Elle lui avait demandé, ainsi qu’au maître, si elle pouvait repartir la voir, sans succès.
« Oh, vraiment !? Comment ça se fait ? »
Samaël leva les yeux vers Arthur. Celui-ci hocha la tête.
« Il suffit de connaître les bonnes personnes, madame. »
« Fantastique ! Quand pouvons-nous partir ? »
« À n’importe quel moment de la matinée, madame. »
« De quoi parlent-ils ? » demanda Keelan à Lira.
« C’est un secret de la plus haute importance. » répondit Samaël.
« Hmm, comme que l’adresse de ta maison close préférée est un secret de la plus haute importance ? » répliqua Lira en riant devant le regard choqué de Samaël. « Quoi, tu croyais que je ne savais pas ? »
« Ce n’est pas… Je n’y vais pas si souvent que ça. »
« Détends-toi Samaël, ce que tu fais de tes fins de soirée avec ton petit copain, Baron, ne me regarde pas. »
Tout le monde éclata de rire. Peut-être que cela ne la regardait pas, mais Ayah savait qu’elle n’aimait pas du tout qu’ils fréquentent de telles lieux. Lira disait avoir peur pour sa sécurité mais Ayah se demandait si ce n’était pas pour une autre raison. Ayah pouvait voir à quel point Samaël se sentait mal à l’aise devant cette révélation.
« Vous m’excuserez, mais je dois y aller. » déclara Ayah en se levant. Elle fit signe à Arthur qui hocha la tête. « Merci pour ça, Samaël. »
Il lui fit un clin d’œil et elle s’en alla, accompagnée d’Arthur.
Ils marchèrent jusqu’au palais, évitant les rues des vendeurs de poissons qui étaient presque inaccessibles tant il y avait de monde.
« N’êtes-vous pas inquiet de laisser Samaël seul ? »
« Si je refusais, il aurait trouvé une autre solution, comme me remplacer par exemple. Au moins, maintenant, je sais exactement où il est et avec qui. Le toit de la Taverne des Chasseurs est probablement l’un des endroits les plus sécurisés de la cité. »
Ayah commençait à comprendre pourquoi Samaël appréciait Arthur. Il était intelligent et savait parfaitement faire son travail.
« Il est sacrément têtu, ça c’est certain. »
Il sourit mais ne dit rien. Il ne pouvait certainement pas dire de mal du prince héritier.
Ils entrèrent dans le palais et arrivèrent enfin aux cachots. Elle fit signe aux deux Feis Nona et aux gardes à l’intérieur de sortir. Arthur resta derrière elle.
« Pouvez-vous sortir également, s’il vous plait ? »
Arthur hésita. « Madame, ce n’est pas prudent. »
« Si j’étais Samaël, auriez-vous discuter ? » Il fit non de la tête. « Alors faites comme si j’étais lui. »
Il la regarda un moment puis finit par hocher la tête et sortit.
Ayah se retourna enfin et vit la petite créature dans sa cage habituelle. Elle remarqua tout de suite à quelle point son aura s’était intensifiée depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu.
« Excuses moi pas être revenue plus tôt » dit-elle maladroitement dans sa langue. « Me suis pas correctement présentée ; Moi, c’est Ayah. Et toi ? »
La petite créature sautilla dans sa cage. « Uraura »
Ayah cru entendre une réelle émotion dans sa voix tremblante, comme si elle était heureuse de pouvoir parler enfin à quelqu’un. Ayah sourit.
« Ravie de rencontrer, Uraura. »
Ayah se crispa en s’apercevant elle-même de ses erreurs grammaticales. Elle n’était pas habituée à parler cette langue. Mais la petite Uraura ne semblait guère déranger ; elle sautilla de joie. Elle émit un petit son à peine perceptible. Sa petite lumière valsait un peu partout dans la cage.
« D’où viens toi, Uraura ? »
Uraura s’arrêta de bouger. Elle dévisagea Ayah longuement. Était-elle en train de se demander si elle pouvait lui faire confiance ou n’avait-elle pas compris sa question ? Elle semblait hésiter.
« Je viens de loin. Loin au nord de ce Royaume »
Ayah fronça les sourcils, le regard interrogateur. Sa réponse était fort vague.
« Tu viens d’un village du nord royaume ? De Kavero ? »
La lumière d’Uraura se mit à vibrer. Elle hésitait vraiment. Ayah en était certaine ; la petite créature ne lui faisait pas encore complétement confiance.
« Non, je viens de la Cité Impériale de Jenna. »
« Jenna ? »
Ayah écarquilla les yeux, stupéfaite. N’était-ce pas le nom des terres au nord du Lyis sur la carte du Journal du dragon ; le territoire maintenant occupé par le mystérieux Voile ? Non, ce n’était pas possible. Elle devait se tromper. Il fallait qu’elle vérifie dans le journal. C’était peut-être un autre nom.
« Sais-tu depuis combien de temps toi… depuis combien de temps tu es là, Uraura ? »
Elle baissa la tête et émis un son grave.
« Non, je ne sais pas »
« On m’a dit que tu emmenée ici y a vingt années. »
« Vingt ans !? » La petite s’agita tout d’un coup, son aura s’intensifiant de façon effrayante. « Vingt ans et personne n’est venu pour moi ? Vingt ans… sans pouvoir communiquer avec personne, sans voir la lumière du soleil, emprisonnée dans une minuscule boite ! » Des larmes de lumière ruisselait sur son petit visage à peine perceptible. « Même un insecte ne mériterait pas un sort si cruel ! »
Ayah posa la main sur sa cage, ignorant la douleur au contact du lancère.
« Non, non, ne pleure pas. Écoute-moi ma belle, je vais te faire sortir de cette cage immonde. Je trouverais un moyen. Je ne te laisserais pas ici. Tu comprends ? Ne pleure pas. »
Uraura leva les yeux vers elle, plein d’espoir. Ayah la ferait sortir d’ici. Elle trouverait une solution.
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