76. Ayah
Ayah et Alec discutèrent longuement. Il lui confia ce qu’il savait sur Aravel et l’organisation de Kaaïn. Il mentionna aussi une prophétie qui les auraient menés jusqu’à elle.
« Il y a une prophétie sur moi ? » S’exclama-t-elle, ahurie.
Un homme à une table à côté se tourna vers elle, lui lançant un regard interrogateur. Elle avait parlé trop fort.
« Peut-être devrions-nous discuter dans un endroit plus discret. » suggéra Alec.
Elle n’aimait pas ça mais il n’avait pas tort. Elle réfléchit. La Citadelle : c’était le seul endroit où elle savait qu’elle serait en sécurité et à l’abri des regards. Mais cela voudrait dire qu’elle lui faisait suffisamment confiance pour être seule avec lui dans une pièce fermée. La scène à laquelle elle avait assisté ne cessait de ressurgir dans sa tête. Pièce fermée ou pas, il n’avait pas besoin de beaucoup pour tuer qui que ce soit. Mais elle devait se le rappeler à chaque fois : peu importe la manière, il lui avait sauvé la vie. Il ne semblait pas avoir de raison de lui faire du mal.
Elle se leva et Alec la suivit. Ils sortirent de Condort, se dirigeant vers la cité royale.
« C’est fou, peu de choses ont changé ici. » dit-il en arrivant à l’un des portails principaux de la cité.
Il contemplait les rues bondées, le regard perdu dans ses pensées.
« Cela fait longtemps que tu n’as pas été à Lyisstad ? » demanda-t-elle, innocemment.
Toute information pouvait être utile. Ayah ne put s’empêcher de l’observer attentivement, comme si elle pouvait en apprendre plus simplement par son apparence. Comme Gödrik, son aura était remarquable, bien qu’étouffé à cet instant-là. Son physique était pratiquement opposé à celui de Gödrik tant il était pâle, ses cheveux blancs, ses yeux si clairs. Il y avait peu de chance qu’ils viennent de la même région du monde.
« Tu n’imagines même pas. » dit-il en s’esclaffant.
Elle remarqua, agacé, les nombreux regards sur eux, les gens qui se retournaient à leur passage. Certes son apparence était intrigante mais certainement, pouvaient-ils au moins essayer de rester discret !
« D’où viens-tu ? »
« Hmm… Voilà une question fort compliquée. »
« Comment ça ? »
« Demandes-tu là d’où je viens à l’instant ? Ou où je suis né ? Où j’ai grandi ? Ou bien encore où j’ai vécu l’essentiel de ma vie ? Il se trouve, ma chère Ayah, qu’il y a une réponse différente pour chacune de ces questions. »
Elle ne s’était pas aperçue de l’étendue possibilité qu’offrait cette question. Elle qui croyait que son passé était compliqué, le sien semblait être un véritable casse-tête.
« Hmm… Où as-tu grandi ? »
« Le Cricks. »
Donc ça devait être ça l’accent après tout...
Ils arrivèrent enfin à la Citadelle.
« Oh, tu as la permission de rentrer dans la Citadelle ? » demanda Alec lorsqu’ils arrivèrent devant les portes du monument.
Elle acquiesça et resta silencieuse. Les Feis Nona gardant la porte hochèrent la tête en la voyant et ouvrirent les portes. Ils arrivèrent dans ses chambres. Alec observa les symboles d’anti-Lunsor gravés partout sur le plafond. Ta Lunsor ne te seras d’aucune aide si tu tentes quelque chose. Elle avait essayé elle-même d’utiliser la sienne ici mais rien n’y fait ; les symboles étaient partout et ils étaient puissants. Elle suspectait également les murs d’être consolidés avec du Lancère.
Alec s’approcha d’une étagère de livre et inspecta les manuscrits qui y étaient rangés. Il en prit un et sourit.
« À la recherche du dragon perdu, écrit par le légendaire soldat borgne A. Rivarek. Ah ! J’aimais tellement ce livre lorsque j’étais … »
« De quoi parle la prophétie et d’où vient-elle ? » l’interrompit Ayah, impatiente.
Alec soupira et déposa soigneusement le livre à sa place.
« Je ne sais pas de quoi elle parle exactement, j’ai seulement entendu des rumeurs. Mais je doute fortement que la prophétie te mentionne explicitement. Et en ce qui concerne son origine... et bien les Oracles sont les seules créatures capables de telles choses. »
Un oracle, comme celui qu’avait mentionné le maître. Elle devait en apprendre plus.
« Quelles rumeurs as-tu entendu ? »
« Écoutes, le problème avec les prophéties c’est que tu peux leur faire dire ce que tu veux suivant ta façon de l’interpréter. Je ne connais pas ces mots exacts, par conséquent les rumeurs que j’ai entendues n’ont que peu de valeur. »
Ayah l’observa longuement alors qu’il passait en revue ses autres livres. Elle n’avait pas vraiment écouté ce qu’il disait. Elle était fort troublée par cette prophétie. Que disait-elle et surtout que signifiait-elle ? Pourquoi pensaient-ils qu’elle parlait d’elle ?
« Peux-tu juste me dire ce que tu as entendu, s’il te plait ? »
Alec arrêta ce qu’il faisait et se tourna vers elle. Il lui lança un regard sévère mais finit par répondre :
« Qu’un être suffisamment puissant aiderait les Kaaïns à vaincre l’armée des humains et à anéantir le pouvoir actuellement en place. »
Ayah éclata de rire. C’était totalement absurde.
« Et bien si cet être existe vraiment, je peux leur dire tout de suite que ce n’est pas moi »
‘‘Vaincre l’armée des humains et anéantir le pouvoir actuellement en place’’ ; c’était impossible. Il n’y avait pas d’armée suffisamment grande pour tenir tête au Lyis et un seul être ne pourrait surmonter une telle inégalité de pouvoir. Le Cricks en avait payé le prix fort durant la guerre des dix-milles âmes.
« Tu y crois, toi, à ces histoires ? »
Alec haussa les épaules.
« Comme je t’ai dit, je ne peux pas me prononcer si je ne connais pas les mots exacts de l’Oracle. »
« Pourquoi pensent-ils que c’est moi ? »
Il haussa les épaules. Clairement, il n’en savait pas plus et ne semblait pas s’en soucier. Son attitude l’exaspérait de minute en minute.
« Comment m’ont-ils trouvé ? Je me fais pourtant discrète depuis que je suis arrivée à Lyisstad. »
« Tu te fais discrète… » marmonna Alec avant de s’interrompre.
Il l’observa, le regard plein d’incompréhension. Alec la prit doucement par le bras et la mena devant un miroir.
« Ne vois-tu pas ton aura ? »
Ayah regarda dans le miroir. Tout ce qu’elle voyait c’était son reflet et celui d’Alec derrière elle. Il avait étouffé sa Lunsor. Elle ne ressentait presque plus son énergie. Ayah observa sa propre silhouette et ne vit rien d’inhabituel. Elle ne se trouvait ni belle, ni laide, juste une fille comme une autre qu’on ne remarquerait pas dans la rue.
« Je ne comprends pas. Je ne vois rien. »
« Concentre-toi. Regarde au-delà de ton corps physique, au-delà du monde matériel. Ressens ta Lunsor. »
Elle ferma les yeux. Elle pouvait sentir sa Lunsor, constamment. Elle était réconfortante, familière. Sa Lunsor à elle. Son séjour dans les cachots avait été particulièrement douloureux précisément car sa Lunsor n’était plus en elle. Elle ne s’était jamais vraiment rendu compte qu’elle était présente jusqu'à ce qu’elle ne le fût plus, jusqu’à ce qu’elle la perde. Elle s’était sentie vide.
Elle ouvrit les yeux et petit à petit, elle commença à voir une lueur autour de sa silhouette. Elle était d’abord discrète mais dès qu’elle l’a perçu, elle devint de plus en plus intense. La lumière était flamboyante. Si forte, qu’elle devait plisser les yeux pour la regarder longtemps.
« Difficile à rater n’est-ce pas ? »
Elle sentit comme un air de tristesse émanant de lui. Elle se retourna et l’observa mais rien. Il souriait. L’émotion qu’elle avait cru percevoir dans sa voix s’était évaporée. Peut-être l’avait-elle simplement imaginée.
« C’est pour ça qu’ils pensent que la prophétie parle de moi ? À cause de mon aura, ils pensent que je suis puissante ? »
Il hocha la tête, affirmatif.
« Est ce que je le suis ? »
« Ha ! Toi seule peut le savoir. »
Ayah baissa les yeux. Elle n’avait aucune idée de la réponse à cette question. Son incapacité à utiliser sa Lunsor ou à la contrôler l’irritait. Elle avait l’intuition qu’elle pouvait faire beaucoup de choses, mais elle ignorait quoi ni comment. Mais une partie d’elle avait peur de ce dont elle était capable, après tout ce qu’il s’était passé...
« Tu dois apprendre à atténuer ton aura si tu ne veux plus qu’on te retrouve si facilement »
« C’est bien pour ça que tu es là, non, m’enseigner toutes ces choses ? »
Elle lui lança un regard enthousiaste. Elle voulait en apprendre plus.
« Il faut que tu imagines la Lunsor comme une autre partie de toi même que tu pourrais contrôler à ta guise. Lorsque tu auras appris à mieux la connaître, tu verras, ça sera plus facile ! Si tu veux réprimer ton aura, il suffit de concentrer ta Lunsor dans un petit espace de ton esprit. »
Lorsqu’il expliquait tout cela, tout son être semblait s’animait. Il parlait avec des gestes étendus, passionnés. Ayah le regardait, les yeux ronds. Il rit en voyant son air perdu.
« Écoute, ferme les yeux et visualise ta Lunsor. Comme si… comme si c’était un autre toi. Vas-y, essaye. »
Elle repensa au journal du prince. Il disait qu’il y avait un monstre en lui, comme un alter-ego. Est-ce que c’était de cela auquel il faisait allusion ? Elle ferma les yeux. Sa Lunsor était toujours là, vivide, puissante. C’est vrai qu’elle semblait avoir une vie propre. Une entité à part entière. Une entité aux limites peu définis. Elle essaya de visualiser une silhouette. Une autre elle. Elle se concentra et après quelques secondes, celle-ci se matérialisa quelques pas devant elle. Une autre Ayah. Elle semblait si réelle. Son visage était attendrissant, son sourire éblouissant. Elle ouvrit les yeux brusquement, surprise par ce qu’elle venait de voir. Alec se tenait toujours derrière elle. Il l’observait attentivement.
« Tout va bien ? »
Elle acquiesça. Elle ne s’y était pas attendu.
« Essaye encore. »
Ayah ferma les yeux à nouveau. Son autre elle était toujours là.
« Il faut que tu te caches quelque part, sinon ils vont me retrouver, encore une fois » lui dit-elle.
Elle sourit et acquiesça puis elle s’évapora, aussi brusquement qu’elle était apparue. Ayah sentait qu’elle était toujours là, quelque part. mais son intensité semblait avoir diminué, comme si elle était très loin d’elle. Elle rouvrit les yeux et vit Alec, tout sourire. Elle pouvait voir cependant le voile de tristesse dans ses yeux. Cette fois elle le savait, elle ne l’avait pas imaginée.
« Tu as réussi » dit-il simplement.
Elle jeta un coup d’œil vers le miroir et vit que l’aura avait presque disparu. Elle observa attentivement sa silhouette et remarqua qu’il y avait encore une infime lueur autour d’elle mais celle-ci était beaucoup moins visible. Elle se retourna vers Alec et vit, stupéfaite, qu’il n’était plus là.
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