Chapitre VI. Par privilège royal - section 5/5
Les jours suivants, Tristan et Lénius ne purent s'approcher. Dès le lendemain de l'entretien, le garçon fut assigné aux cuisines où il lavait, épluchait, coupait fruits et légumes. Il n'eut pas un instant pour aller, comme il en rêvait, trouver son ami et éteindre les braises de leur dernier échange – qu'il avait attisées. En réponse aux questions du bouffon, Gérald Der Ragascorn lui avait expliqué que Tristan devait travailler afin de n'attirer nulle controverse, l'otium(17) demeurant un privilège. Les journées du nouveau domestique comptaient huit heures de tâches, selon l'ordre du roi : l'histrion pourrait ainsi profiter de son compagnon sur les temps de pause du garçon et si le monarque ne réclamait pas son divertissement sur roues. Cette semaine, Lénius exerçait beaucoup : Der Ragascorn le donnait en représentation aux rares notables qui ne l'avaient pas encore découvert. Aussi eut-il peu de moments à lui. Peiné de leur altercation, il voulut rejoindre Tristan à trois reprises. Sans succès, à son grand dam.
Le garçon semblait absent tandis qu'il enchaînait les préparations potagères. Vivre au palais serait si triste si les manigances de son ami les détruisaient tous deux. Il chassa vite cette idée stupide : au moins, il n'errait plus en infâme et avait conscience de devoir cela à Lénius. Le servant aimait ses conditions de travail, sa chambrette, ses rations. Fin automne 1605 et enfin un emploi stable.
Installé à table, entouré des nombreux employés, Tristan ouvrait des légumes avec agilité. Il levait de temps en temps les yeux vers la lampe qui l'éclairait, devant régulièrement remonter la mèche, la couper et nettoyer l'huile qui coulait. Par la même occasion, il contemplait la pièce où des fenêtres plus ou moins propres laissaient entrer une lumière feutrée. La farandole de choux, raves et poireaux, secondés de fruits, peignait des taches vives qui dansaient au cœur des ternes teintes. Le tableau était beau à humer : des domestiques préparaient huiles, sauces et aromates. Seule l'insistante inspection des collègues, qui le scrutaient autant comme bizarrerie sur roues que comme le nouveau à tester, l'intimidait. Cela s'estomperait au fil des semaines, espérait-il. Les discussions détendaient l'ambiance, tandis qu'il fallait maintenir un rythme soutenu. Rien, pas même le bavardage, n'interrompait les passages de commis transférant les ingrédients à l'atelier du chef cuisinier, après la partie la moins créative du travail dont se chargeaient Tristan et ses pairs.
Entre deux préparations, ses yeux s'attachaient aux pépins disséminés sur la table, qu'il s'amusait à faire apparaître puis disparaître très vite entre ses doigts ou sous des récipients. Il se plaisait à transformer le voleur en apprenti illusionniste, concentré sur les graines qui filaient à toute allure de son poing gauche au droit, avant de sembler se volatiliser. Lors d'une autre courte pause, ses longues aiguilles blanches agencèrent pelures et noyaux délaissés, brodant un motif improvisé. Quand une nouvelle besogne occupait ses mains, son regard se relevait parfois et considérait les employés qui l'entouraient en ricochant sur les différents visages.
Au fond de la pièce, la massive sous-chef ouvrait des paquets qu'elle distribuait en même temps que ses directives aux travailleurs qui défilaient. Elle enchaînait les gestes rapides, accompagnés d'une mine avenante où un sourire régnait souvent. Tristan l'appréciait : elle l'avait accueilli avec bonté, mais non sans chercher à savoir d'où il venait, de quoi il vivait avant et ce que faisaient ses parents. Il s'était fait évasif dans ses réponses, préférant entretenir la conversation en lui renvoyant ses demandes et se réjouir de l'écouter. La sympathique quadragénaire évoquait sa famille avec joie, le vagabond l'avait deviné. Ainsi, l'intarissable bavarde prenait-elle plaisir à lui narrer des anecdotes sur ses voisins, les premiers pas de la petite dernière, les affaires du mari. Elle restait l'une des rares personnes que Tristan n'avait pas refroidi par sa discrétion. Il avisa également l'homme trapu qui découpait des viandes, son collègue occupé au four, les silhouettes effilées qui s'agitaient ou encore des jeunes filles qui s'échangeaient de pétillantes taquineries en plumant des oies. Lorsqu'un nouveau lot de légumes lui parvint, il se concentra, habitué désormais à ne pas ralentir l'intense chaîne.
— Hé, Tristan ! Quand t'auras fini les navets, avant l'arrivée des oignons t'iras préparer les provisions pour la reine et sa suite, ordonna un maître d'œuvres.
— Bien M'sieur.
— Ses herbes sont ici, mets-les dans un panier avec le beurre, et là-bas y a les viandes. Rassemble tout ça. Sa servante va pas tarder à venir les récupérer.
Il désignait une table où attendaient persil, serpolet, cives et autres condiments, puis les crochets à peser réservés aux venaisons au fond de la salle. L'infirme obéit, les navets furent vite expédiés.
Tandis qu'il commençait à organiser les denrées destinées à Henga, une employée au pas pressé franchit la porte. En faisant ses paquets, il la regarda se diriger d'une démarche alerte mais aussi légère que gracieuse, vers une femme enrobée qui lui dit quelques mots.
L'invalide aimait considérer chaque nouvelle silhouette que dessinait l'éclairage tamisé. Celle qui l'occupait à présent semblait jeune : dix-sept ans tout au plus. Ce corps élancé paré de formes discrètes était preste, mais dégageait une douceur qu'épousait la lumière timide. La fille tourna vivement les talons, faisant voler autour de sa tête les fines mèches blondes échappées de sa coiffe stricte. Elles eurent à peine deux secondes la beauté fragile des fils d'or de l'araignée lorsque, tremblants, ils flottent et brillent dans l'obscurité. Quelle ravissante composition aurait-elle rendu sous le pinceau d'un artiste ! Elle approcha de Tristan et l'observa avec un curieux intérêt.
— Bonjour, c'est toi qui viens d'arriver ici ? commença-t-elle, avenante.
— Oui, Mademoiselle.
— T'es comme ça depuis toujours ? ne put-elle s'empêcher.
— Pardon ?
— Eh bien, en chariote ! J'avais jamais vu ça, d'ailleurs.
— Oh… Oui, souffla-t-il, lacunaire, avant de se parer d'un sourire tandis qu'il cherchait de quoi meubler autrement cette rencontre. Je… Je m'appelle Tristan. Et vous ?
— Jolenn, répondit-elle avec entrain. Pardon, j'espère que j'tai pas gêné.
— Non, non. Vous inquiétez pas. J'ai l'habitude. Enchanté !
— Bon ! Il faut que je transfère les aliments pour la reine à son maître queux.
— Ah, c'est tout là ou presque : manque la viande, indiqua l'invalide.
— Oui, un moment, p'tite ! intervint l'homme qui patientait devant les grilles au-dessus de la cheminée. Les jambons sont pas encore complètement fumés.
— Bien, alors je vais attendre pas loin, acquiesça l'envoyée, légère.
L'adolescent l'invita à s'asseoir sur un tabouret qu'il venait de tirer à gauche de son propre poste. Elle le remercia et s'y installa, tandis qu'il épluchait les oignons maintenant arrivés. La servante le dévisagea, puis ses pupilles glissèrent vers la table.
— Que c'est joli ! C'est toi qui as fait ça ou bien ?
Le minutieux motif composé par Tristan sur un coin du bois, lors des secondes de battement entre deux tâches, l'intriguait. Il y avait employé des noyaux, des queues, des fèves ainsi que des pelures en spirale ou en fines lamelles. Leurs cent teintes dansaient sur les planches. Des morceaux de sauge et d'estragon agencés comme les pièces d'une mosaïque éphémère agrémentaient le tout. L'étrange dessin abstrait était plaisant. Il déployait ses courbes et ses mariages de tons à l’œil assez subtil pour les repérer. Avant Jolenn, personne n'y avait prêté attention. Cette discrétion convenait bien au garçon qui ne composait que pour sa rêverie. Il rougit et eut un léger recul.
— Oui, c'est moi… Mais laissez, c'est rien, répondit-il à voix basse.
— Dis-moi tu… Hum… Ici, on dirait une main, se distrayait la jeune fille. Par contre les doigts, ça serait presque des serpents ! Et là, c'est comme un œil en plein milieu de la paume. Un œil qui luit, hé. Oh ? Et ici il y a… un crâne ?
— Oh… C'est ta fantaisie. J'ai vraiment pas réfléchi, riait l'infirme.
— Pas d'importance. J'trouve ça beau. Et les couleurs ! Quelle imagination ! On peut se figurer de sacrées histoires. C'est curieux, il y a du n'importe quoi, et pourtant tout ça semble fait exprès. T'es drôle, toi… T'as d'autres jeux ?
Sans interrompre son travail, Tristan considérait pudiquement le visage de Jolenn, dessiné telle une apparition vacillante par la flamme de la lampe à huile. Cette figure était un peu étroite, mais d'un ovale délicat dont émanait une assurance tranquille. Ses yeux verts en amande croquaient ce qu'ils croisaient. L'épaisse lèvre supérieure d'une petite bouche rosée et comme mouillée, remontait légèrement vers un nez court aux discrètes volutes. L'invalide offrit un sourire à la servante.
— Oh… Des bêtises… Juste des passe-temps tu vois, répondit-il, s'épargnant de lui expliquer qu'il s'amusait à faire voltiger, disparaître et réapparaître des babioles, bien peu fier qu'il était de la provenance de cette agilité.
— Alors dans ton genre, est-ce que t'es aussi rigolo que le bouffon, avec tes bêtises ? le taquina Jolenn. C'est bien le fou qui t'a convié céans, c'est ça ?
— Oui, se contenta d'affirmer le garçon. Mais non, j'sais rien faire de drôle.
— Chacun ses talents, assura la demoiselle en un léger rire. En tout cas, sacré numéro, ton compère ! La reine, elle racontait qu'hier il a fait peur au roi et à des prêtres en surgissant comme Diable. Et devant du beau monde ! Not' Sire, ça l'a plutôt amusé. Certains gars avec lui, ils ont beaucoup ri aussi. Mais les autres, moins. 'Paraît même qu'ils parlaient de faire une bonne attrape au fou en retour.
— Oh ! Une… Une attrape ? bredouilla Tristan soudain inquiet.
— Rien d'grave, hein. Y disent toujours ça, pis ça va-t-y pas plus loin. Ils se taquinent. Après, Lénius a joué une farce. C'que j'aimerais voir ça une fois ! La reine l'aime pas, mais ses dames de parage le trouvent fascinant. Hé, ça va ?
Elle venait de remarquer la mine à la fois songeuse, mélancolique et quelque peu anxieuse du jeune domestique, dont le regard s'était perdu tandis qu'il l'écoutait.
— Oui, ça va. Merci, souffla ce dernier.
— Hep, petite ! C'est bon, approche, interrompit l'homme qui guettait le four.
Elle se leva. L'adolescent la devança afin de lui confier les denrées. Il souleva le panier garni dont il lui passa l'anneau au bras. Puis il lui donna méthodiquement les jambons, les oies et faisans enfin cuits et empaquetés, avant de filer ouvrir la porte.
— Merci, Tristan. À bientôt j'espère, conclut-elle, légère, en sortant.
— Au revoir Jolenn. Merci à toi.
— Eh… Pour quoi ?
— Ta discussion, précisa l'invalide dans une franche légèreté.
— Hep, hep, mon gars ! Ça va maintenant, reviens t-en un peu besogner par là, commanda le maître d'œuvres en interrompant vivement l'échange.
— Oui, tout de suite, M'sieur.
Elle s'éloigna. Tristan ferma la porte et rejoignit son plan de travail, les yeux baissés. Un air contrarié se dessina sur ses traits fins : il s'en doutait, Lénius courait des risques. Prévoyait-on réellement de lui faire payer ses plaisanteries ? Puisse l'insouciance de Jolenn s'avérer légitime. La légèreté de la domestique ne lui suffisait pas. Il regrettait de n'avoir revu Lénius depuis son arrivée et le chercherait encore lors de ses pauses. Il veillerait sur lui de loin, en discret soutien. Et s'il avait été mis sur la route du troubadour pour cela ? Tristan secoua la tête. Il ne pouvait prétendre s'arroger ce rôle au nom de plans qui le dépassaient. Mais au fond, peu importait. Il prit lui-même la décision de devenir l'ombre protectrice de son ami. Cette mission serait un juste retour des bienfaits que Lénius lui offrait, et peut-être un moyen de limiter les dégâts s'il s'obstinait à se venger.
Tristan s'apaisa, caressé par des images plus douces. Jolenn. Elle s'était montrée si intriguée ! Un sourire naquit aux lèvres de l'invalide. Elle avait accordé une attention toute simple, bienveillante et émerveillée à ses petites figures, sans jamais forcer la porte close de son passé par des questions en rafale. Il existait pour approcher une âme des voies plus raffinées que les sempiternels Qu'est ce que tu fais dans la vie ? Qui sont tes parents ? Que font-ils ? Les rêves. L'esthétique. L'imaginaire. Ces motifs qui jaillissaient spontanément des cœurs et des doigts, sans préméditation à renvoyer quelque image sociale bien calculée. Tristan inspira, ravi.
[A suivre : Chapitre VII. Sortie du gouffre]
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(17) - Oisiveté, mais au sens aristocrate : censée occuper tout son temps libre à la vie intellectuelle.
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