Chapitre II. Guerre contre Monbrina - section 2/8
Une frêle agitation parcourait les bancs de l'église après la lecture de l'Évangile. D'un pas appliqué, le célébrant quittait le chœur et se dirigeait vers la chaire. En attendant qu'il eût grimpé l'étroit escalier tournant qui le menait à son poste, les fidèles chuchotaient tandis que, dans la partie du bâtiment réservée aux plus jeunes, Jérémie, Daphné et leurs camarades se dissipaient.
Leurs plaisanteries furent vite interrompues par de secs « Chut ! » provenant des bancs de gauche, où se tenaient les femmes : le prêtre allait entamer le meilleur moment de la célébration dominicale. Ce n'étaient pas l'analyse et la glose sur les textes ni les pieuses recommandations qui, lors du prône, intéressaient tant les fidèles, mais plutôt les actualités et informations variées énoncées par le curé, qui au passage ne se privait jamais de les commenter. Sous son bonnet carré, le visage de l'ecclésiastique offrait, avec son aube blanche et les vitraux qui l'entouraient, quelques taches de lumière au milieu de l'obscurité. Il dominait une imposante masse de têtes plongées dans la pénombre, tendues vers lui en une dévote attention. Demeurée scolaire et quasi monocorde pendant le début de l'homélie, la voix de l'orateur prit soudain, à l'évocation des nouvelles, un tout autre tour. D'un ton suscitant à la fois crainte et indignation, elle disait :
– Chers frères et sœurs… Avec l'armée monbrinienne, c'est le Diable qui a pénétré notre Saint royaume !
Une salve de réactions d'horreur, de croix signées ou de tremblantes mains jointes appuyèrent l'annonce. L'auditoire si violemment attisé s'agitait sous l’œil du Père.
– Oui, les infâmes troupes de Gérald Der Ragascorn sont entrées sur notre territoire, poursuivit-il, plus menaçant encore. Depuis sept années, le pouvoir de cet être maléfique s'étend comme la peste ! Au Nom de Dieu, empêchons l'avancée !
Tandis que l'homme prononçait ces mots, ses yeux se tournèrent vers le chœur où trônait le banc finement sculpté réservé à la famille Gussy de Neuriez. Ces barons détenaient Hordd et deux hameaux voisins. Du haut de l'éperon rocheux qui se dressait à côté de la forêt, leur manoir les surplombait. Depuis deux mois, seules la châtelaine, ses filles et leurs suivantes occupaient ce siège d'honneur à la messe : les hommes s'étaient vus contraints de partir au combat, à la tête de leurs régiments. Les Dames ne s'affichaient que vêtues de sombres étoffes et fourrures. Leurs visages érodés demeuraient figés dans les plus sérieuses expressions.
De son regard appuyé, le célébrant voulut inspirer aux paysans un sentiment de déférence envers la famille. Il s'agissait de rappeler que le village devait aux seigneurs sa sécurité, ainsi que les régulières arrivées d'informations quant à l'avancement du conflit. Le baron, depuis les champs de bataille, avait pu écrire deux fois à son épouse et ainsi lui apprendre la honteuse débâcle que dégustait Iswyliz. L'ennemi jouissait, entre autres atouts, d'une grande supériorité numérique grâce aux soldats enrôlés dans les royaumes précédemment annexés. Malgré leur vaillance, les troupes du pays ne parvenaient pas à enrayer la progression adverse. En ce début juillet, la situation paraissait déjà critique. Les châtelaines baissaient pudiquement leurs visages attristés. Du bout des yeux, l'assistance manifestait sa compassion. Le prêtre brisa un pesant silence :
– Ils se sont fourvoyés, ceux qui prétendaient que Der Ragascorn était un roi vertueux ! Sur notre sol, ses serviteurs révèlent sa véritable nature. Ces bêtes volent, violent, tuent et asservissent. Tout leur est bon pour asseoir l'autorité du dominateur ! Oderint dum metuant : Qu'ils me haïssent pourvu qu'ils me craignent(4) ! Il veille au bonheur des peuples qu'il s'attache, assurent certains ? Mensonge ! Que des informateurs à sa solde. Il ne s'occupe que de satisfaire les égoïsmes voraces des siens ! Des Moloch assoiffés ! Tous des chiens !
L’église devint tribunal. Les paroissiens se laissaient habiter par la fureur. Les uns huaient l'accusé à grandes volées, les autres le lapidaient à coups de « Démon ! Mort à l'ennemi ! » Il s'agissait maintenant pour l'orateur de donner un espoir à caresser :
– Mais Iswyliz n'est pas encore perdu, chers fidèles ! Nous pouvons toujours lutter. Et grâce à vous ! Persistez dans l'effort de guerre. Messieurs, continuez à vous engager. Avec l'aide de Notre Seigneur, vous serez la force de notre pays.
Le curé ignora les mines sinistres de quelques femmes. Bien qu'elles tussent leur peine, se résigner à voir partir leurs hommes les abattait. Combien demeuraient sans nouvelles des frères, époux et fils ? Étaient-ils en danger ? Vivants ? Si certaines affichaient une grande fierté pour les preux combattants, d'autres se remémoraient le lugubre spectacle de l'enrôlement. Un sergent recruteur était passé à Hordd. Ce triste personnage en habit flamboyant éteignait toute conscience du danger au fond des esprits masculins, par un discours flattant leur amour-propre, les ornant déjà de lauriers héroïques. Pour eux, le militaire offrait la gloire. Pour elles, la musique de son tambour sonnait comme un glas, et son drapeau était aussi luisant qu'un dais funèbre. Aux attitudes altières des hommes, dans les bancs droits, d'anxieuses paysannes comprirent que d'autres se laisseraient piéger à la prochaine visite du sergent. À moins qu'ils ne masquent et refoulent leur peur et leur chagrin à l'idée d'être mobilisés, loin de s'enorgueillir.
– Amen, je vous le dis, insistait le curé, vous gagnerez une place au Paradis. Femmes, soyez vaillantes devant l'absence des vôtres. Votre récompense sera grande aux Cieux. Et vous tous, restez forts ! Certes, l'impôt de guerre est lourd. Mais Dieu vous le rendra au centuple. Supportez la faim et partagez de bon cœur vos maisons avec nos soldats de passage dans la commune. Ainsi, vous œuvrerez à notre victoire et remporterez votre grâce dans la Vie Éternelle !
Les têtes s'inclinèrent. S'infliger comme un second carême en été, par toutes ces privations, était d'une violente pénibilité. Un carême qui durerait Dieu sait combien de temps. Blé et viande disparaissaient sous des taxes supplémentaires. Dîme, taille, gabelle demeuraient et contraignaient au jeûne. Les réquisitions des soldats obligeait à l'abstinence. Un labeur décuplé revenait aux sœurs et épouses. Suzanne soupira de dépit. Daphné s'était blottie contre son frère : la voix du Père l'effrayait, remuant en elle la douleur des sacrifices. Jérémie la serra tendrement contre lui puis s'employa à l'amuser, par une grimace et des jeux de mains auxquels la fillette se joignit avec plaisir. Complices, ils bâillonnaient leur peur. Le prédicateur renchérit :
– Et surtout, priez ! Aidons-nous pour que le Ciel nous aide, et le Très-Haut fera ce qui est bon. Lutter contre le Mal est notre devoir. Dieu soit avec nous.
Se penchant en direction des bancs d'apparat, il acheva en balayant l'auditoire :
– Dans vos dévotions, n'omettez pas de confier au Tout-Puissant nos seigneurs, ainsi que leur mère et ses filles. À présent, proclamons notre foi.
Les baronnes ouvrirent leurs missels et entonnèrent, sous la direction des chantres, le cantique que les campagnards suivaient approximativement mais à pleine voix :
– Credo ! Credo ! Credo in unum Deum, Pater omnipotentem(5)…
Les notes et les âmes montèrent vers un ciel aux lueurs incertaines.
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4- Adage prêté à Caligula et qu'il aurait tiré de la tragédie Atrée, écrite par Attius (Ier siècle av. J-C.)
5- « Je crois en un seul Dieu, la Père tout puissant... »
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