Chapitre II. Guerre contre Monbrina - section 8/8

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Soldats et esclaves reprirent la route, délaissant le couple inerte. Ils marchaient, hagards, dans une vallée où des dizaines de corps jonchaient un sol aussi ensanglanté que les armes et drapeaux brisés. Les entrailles des hommes se mêlaient à celles des bêtes, égaux dans la mort. Les marcheurs baissaient les yeux. Ils avancèrent plus vite avant que la nausée ne les submerge. Jérémie fixait ses pieds et pourtant les charognes le hantaient. Il eut un haut-le-cœur et, comme deux voisins, vomit au sol.

Une de ces images obséda particulièrement le garçon. Deux Monbriniens morts. Quasiment côte à côte. L'un tient fermement une croix. Un médaillon pend au cou du second. Ce bijou renferme ce qui de loin n'est qu'un assemblage de taches colorées. Mais un portrait se devine. Celui d'une fille, d'une mère ou d'une bien-aimée.

Cette vision imprégnait le jeune Torrès, tandis que le groupe s'était arrêté afin de se désaltérer. Elle le troublait, semait le désordre dans sa pensée déjà malmenée par la route. N'avait-on pas appris au peuple d'Iswyliz que les ennemis n'éprouvaient aucun sentiment ? Monsieur le curé et les messagers du roi en restaient persuadés.

On se mit à cheminer de nouveau.

Oui mais… Ces adversaires. Une croix. Un portrait. De la foi, de l'amour. Des démons, vraiment ? Peut-être juste des semblables. Avec le même Dieu. Comment ce seul Dieu pourrait-il être du côté de chacun des belligérants ? S'agissait-il d'un outil politique parmi d'autres ? Un détournement, comme ceux vus à la capitale ? Les mêmes hommes bernés. Les mêmes familles. Laissées dans un même village. Seulement, il se trouvait quelque part à Monbrina – au delà de la frontière, tout est là. Mais eux aussi, ils ont cru les mêmes promesses. Ils se sont réunis, fiers de servir Dieu-le Roi. Ils se sont sentis forts, ensemble. À présent ils se dessèchent. Jérémie se rappela brusquement ce que des individus comme eux avaient fait à Hordd. Il faut bien être démoniaque. Tous ne seraient pas ces démons ?

– Qu'est… nous attend là-bas, souffla-t-il d'une voix à peine audible.

Apeuré, il tenta de se rassurer : des Monbriniens moins cruels existaient et croiseraient son chemin, avec un peu de chance. Les discours terrifiants entendus au village lui revinrent. S'en méfier. Se méfier des cases. Et surtout, du troupeau. Mais que savait-il pour se permettre de s’interroger ? Rien. Qui était-il, lui, à côté des Grands ? Rien. On respectait des prêtres et des doctes pour leur esprit ; comment donc osait-il douter ? Il eut honte. Et pourtant…

– Quelque chose sonne faux, marmonna encore le fils Torrès.

– Eh, tu réfléchis trop ! Avance seulement, râla un captif en heurtant le garçon qui, pris dans ses pensées, s'était arrêté de marcher.


Le voyage interminable se poursuivit, même une fois passée la frontière du royaume vainqueur. Les lieues s'accumulaient maintenant au sein de plaines verdoyantes, près de villes et de hameaux dont la majorité paraissait prospère. Des communes identiques à ce qu'avait été le bourg de son enfance, songea Jérémie, ému. Il semblait faire bon vivre, en apparence du moins, au cœur de ces étendues riches en fruits, en récoltes, en bétail. Les colonnes prirent la direction du nord-ouest du pays. Cela faisait trois semaines qu'elles avaient quitté Hordd. Elles arrivaient à destination : un coup de trompette les annonça et deux grandes portes s'écartèrent, offrant aux marcheurs une ouverture au milieu des épais remparts.

Le fils Torrès lut les splendides lettres sculptées, qui ornaient la principale façade : « Ville de Nérée ». Les soldats affichaient des mines soulagées d'être enfin de retour en leurs murs, quoique certains avaient l'air presque aussi hagards et éreintés que leurs prisonniers. Ces derniers trouvaient encore des bribes de forces pour écarquiller leurs yeux luisants de fatigue, happés par la vue des armures clinquantes des vigiles, des colonnes somptueusement ornées, et par le vacarme qui agitait la vaste cité.

L'endroit écrasait déjà les nouveaux arrivants de son opulence : Jérémie voyait des compagnons d'infortune retenir leur souffle. Il levait les yeux, laissait tomber et pendre ses bras comme sous un joug. Il glissa à tâtons un regard derrière lui : la tête de son père, rentrée dans ses épaules et cachée par l'ombre des hauts murs, avait presque disparu, en démission devant une force beaucoup trop massive.


Le rempart les engloutit.


[A suivre : Chapitre III - Deux vagabonds roulants]

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