Chapitre III. Deux vagabonds roulants - section 1/8
Six heures avaient à peine retenti du haut de la cathédrale de Braktenn que, déjà, la populace pullulait aux carrefours de la ville. Elle envahissait jusqu'aux moindres venelles. Tant et si bien que même les recoins d'ordinaire insignifiants bourdonnaient en ce jour. Les commerçants n'avaient pas attendu l'habituel milieu de matinée pour ouvrir leur office, en cette occasion trop belle. La chape de plomb estivale, la promiscuité, les auréoles de sueur aux chemises décuplaient la puanteur des voies publiques. On s'était levé aux aurores, on courait, on jouait du coude, on se frayait du bout des mains un maigre chemin, à la nage au milieu d'une houleuse mer de corps.
Les crieurs publics échauffaient les esprits à l'entrée prochaine des bataillons dans la capitale. Vendeurs d'oublies, filles de joie, saltimbanques, dompteurs d'ours et de coqs de combat distrayaient l'assistance en attente. Poètes et troubadours jetaient aux quatre vents des louanges à Der Ragascorn, aux soldats, aux Grands, tous ouvriers de la victoire. Ces paroles mielleuses se voyaient accompagnées, parfois recouvertes, par les hurlements des marchands, qui profitaient du triomphe pour gonfler leur recette. Les hommes criaient, se bousculaient, colportaient au sujet des militaires les légendes les plus farfelues. Des femmes applaudissaient, conversaient, surveillaient leurs enfants amenés au spectacle. Les bambins, joueurs, couraient de-çà, de-là, et singeaient par leurs jeux l'agitation des adultes. Les gravats et la boue sans cesse remués bruissaient sous les pas pressés. Des mélanges insensés de teintes, de voix, de musiques, de senteurs et de bruits achevaient de faire de ce moment un délire qui marquerait les esprits. Une telle atmosphère ne se retrouvait que lors du charivari et des exécutions, autres fêtes fédératrices des pulsions de la foule.
Plus encore que les gamins enchantés battant des mains, c'étaient leurs parents qui souriaient, dansaient, remuaient sans cesse, ravis de l'exceptionnelle journée de repos concédée pour l'occasion. Pourtant, ces événements orgiaques tendaient à se chroniciser. Déjà quatre annexions avaient amené à Monbrina de conséquents butins – cohortes d'or en débauche, de bétail, de pierres précieuses, d'œuvres d'art, d'épices rares, et de chair à plaisir ou à travail – rapatriés en pompes. Le plus incroyable résidait sans doute en cela. Le retour de chaque bataillon fournissait l'occasion d'une énième parade aux nombreux débordements, offerts en opium. Mais comment s'en lasser ? La capitale bouillonnait alors d'une liesse supérieure à celle des autres cités : elle voyait la splendeur des défilés redoublée par le privilège de la présence du souverain, dont le palais occupait la sortie de la ville. La fourmilière aux cinq-cent mille individus entassés se délectait du spectacle qu'était à lui seul le dirigeant.
Les citadins espéraient que cette date à marquer d'une pierre blanche leur offre d'entrevoir quelques bribes du Triomphe. Auraient-ils la chance d'approcher, ne serait-ce qu'un instant, la fascinante personne de ce roi à l'autorité infaillible ? Le plus modeste individu, oppressé par mille autres semblables, se sentirait élevé par la vision même fugace de la majestueuse figure. Il pourrait aduler la silhouette de celui qui, tout le reste du temps, était aussi inaccessible que Dieu. Le monarque au moins descendait parmi les mortels un peu plus souvent. Artisans, compagnons et petites gens attendaient ce grand moment. Leurs ennuis quotidiens seraient dilués dans la frénésie, entre les mains des illusionnistes orchestrateurs de ce numéro. Quoi de mieux pour embraser l'amour du peuple ? Le calcul arrangeait le puissant comme le pauvre.
Les soldats franchirent en fanfare les portes de Braktenn qui s'ouvrirent devant eux. Fiers, en costumes rugissants, ils battaient de leurs bottes les pavées des principales avenues, faisant résonner leur pas au rythme de la musique militaire. Leur colonne rouge paradait dans l'enchevêtrement des veines qui orchestraient ce corps géant et bouillonnant. Les yeux des badauds amassés le long du dédale accrochaient parfois les visages des guerriers, rayonnants d'une fierté plus forte que la fatigue.
Le temps d'une fête, leur personne gravait l'Histoire dans les mémoires et la chair de la ville, aussi bien que les prestigieux hôtels particuliers ou bâtiments publics qui, eux, en gardaient chaque jour le souvenir. Surplombant le cortège, les frontons craquelés, les façades ridées, les emblèmes des nobles froissés par l'âge, les murs détruits et reconstruits comme autant de peaux successives en mue, témoignaient des siècles qui comme le sang y coulaient dans un cycle éternel. Même les boyaux où habitaient les pauvres, et dont la fragilité ne pouvait guère dire le passé au delà de deux ou trois générations, respiraient occasionnellement le prestige et pas seulement le miasme.
La marche prit fin sur la Place Royale, cœur battant où se dressait une tribune sculptée. Les colonnes ornées d'un feuillage de marbre se partageaient avec des cariatides aux savantes coiffures, l'honneur de soutenir des étoffes rouge et or, sous lesquelles résonnerait d'une minute à l'autre l'allocution du roi. Installés dans des gradins au arcs élancés, le prévôt, les consuls et les aristocrates les plus influents se donnaient en représentation autant qu'ils observaient, statufiés dans leurs élégantes postures. Le bois d'amarante et sa couleur pourpre, à laquelle du vernis donnait toute sa force, composaient des tréteaux de choix pour ces spectateurs-acteurs qu'enviaient bien des regards. Gracieux et imperturbables, les éventails battaient à peine l'air dans leurs petits va-et-vient. Les yeux cernés de fard cachaient leur impatience en demeurant rivées au palais qui, visible seulement depuis les hauts bancs, s'esquissait au loin. Gérald Der Ragascorn se laissait attendre – désirer, fidèle à son habitude.
Enfin, des trompettes chantèrent. Un attelage à huit chevaux se fraya un passage jusqu'à la tribune. Des lances étincelèrent. La haute, large et imposante silhouette du monarque apparut. Drapé du pouvoir terrestre en son lourd manteau de velours cramoisi piqué d'or et d'hermine, il était aussi paré de l'autorité divine, transfiguré par l'armure éblouissante qui recouvrait ses jambes et son torse. Sa voix puissante et sombre s'éleva :
– Chers sujets ! Ce jour de liesse célèbre nos valeureuses troupes ! Des troupes dignes de celles qui ont érigé, sous les drapeaux de César et Alexandre, des empires dont le nôtre peut se dire le successeur ! Des esprits braves qui ont encore une fois démontré notre grandeur et soumis un nouvel ennemi ! clama le roi en regardant les soldats encensés, puis la plèbe aux yeux embrasés.
Une vague de louanges s'éleva. L'intonation du dirigeant faisait vibrer le public, tonnait ou sécurisait des milliers de personnes mieux qu'un nourrisson. Elle animait à sa guise les crescendos et accalmies d'un auditoire comme conduit à la baguette. Tout le corps du roi n'était plus que dans cette voix, sa massive architecture parlait à travers les appuis qu'il donnait à chaque cadence finale. Les mots se propageaient dans le vent au-dessus du parterre comme par les plus brillants ornements lyriques.
– Guerriers, héros ! Vos efforts apportent le fruit à notre Terre et à ses millions d'enfants, chacun si cher à mes yeux ! Peuple ! Rends grâce aux bras vaillants qui portent la flamme de notre flambeau jusqu'aux bords du monde ! harangua-t-il pour de énièmes Hourra ! de la plèbe, avant de se tourner, dans un geste de complicité, vers les notables qu'il savait au-dessus de cette fable de terre plate et close qui convainquait encore la masse inculte. Honorables seigneurs, je sais qu'une nouvelle fois, grâce à vos mains puissantes et avisées, la lumière de Monbrina brillera, tournera, éclairera sans cesse toutes les faces d'une terre qui est à vous ! À nous tous !
Dans leurs loges, les Grands paraissaient absorbés, appréciant l'aparté de discrets sourires qui laissaient à peine transparaître leurs émotions, contrairement au bas peuple. Der Ragascorn poursuivit, tout aussi altier mais à présent d'un sérieux plus posé :
– Loin de seulement nous offrir la prospérité, nos retentissantes victoires remplissent la mission dont Dieu a investi le Saint royaume de Monbrina. Notre Terre est appelée à retrouver sa grandeur et à en faire profiter aussi bien son peuple que ses voisins. Menons fièrement nos conquêtes civilisatrices !
Le roi s'enflammait, complimentait ses sujets et renouvelait ses promesses. Les applaudissements pleuvaient, la foule excitée se pressait au plus près du souverain, le suivait de ses myriades d'yeux adorateurs. Des spectateurs battaient des bras, se laissaient comprimer dans l'informe étau humain, afin d'essayer de voir au mieux le dirigeant. Ils se heurtèrent bientôt à sa garde personnelle qui canalisait les euphories.
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