Chapitre III. Deux vagabonds roulants - section 4/8

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– Eh bien… Merci. Mais… Quelque chose te déplaît, je me trompe ?

– Non pas. J'aime c'que tu fais ! C'est-y seulement que… Tu… Tu te livres à un jeu dangereux lorsque tu parles du roi dans la rue.

– Avec mes singeries ? Tu es très gentil de t'inquiéter, réagit Lénius avec calme et bienveillance, espérant que du haut de ses sept années d'aînesse, il le rassurerait encore. Tranquillise-toi, il n'y a mal ! Elles distraient la gent.


Tristan tiqua, eut un soupir à peine perceptible. Une nouvelle fois, l'histrion attaquait Der Ragascorn, avec un acharnement sur cet ennemi qui lui semblait dépasser les bornes de la conventionnelle satire du pouvoir appelée par sa profession. Les autres bateleurs n'en faisaient pas autant. Sans compter toutes ces discussions où, silencieux à côté de Lénius, il l'entendait infliger à demi-mot des morsures au gouvernement monbrinien, aussi subtilement piquantes que les boissons autour desquelles il défaisait le monde. Là encore, cela allait au-delà de la gouaille : quelque chose se cassait alors dans sa voix colorée. Quelque chose que Tristan sentait bien, à présent qu'ils se fréquentaient presque tous les jours depuis trois mois. Trois mois. Leur amitié devenait sérieuse. Vouloir se comprendre sincèrement paraissait légitime. Impressionné par cet aîné et redoutant d'être aussi intrusif qu'offensant, le jeunot n'avait rien osé suggérer. Pourtant, cette fois était de trop : il ne pouvait détourner les yeux de sa crainte pour Lénius qui se risquait tant.


– T'as quand même remis ça, 'vec le souverain, là tout à l'heure, lâcha le garçon en un sourire crispé. Je… J't'ai jamais rien dit, mais… Tes saynètes, c'est drôle et salé, pour sûr. Innocent ? Nenni.

– J'essaie néanmoins de rester sur le fil du rasoir, dans le double registre. En équilibre, mon cher ! fit-il en écartant du mieux possible ses bras tordus.

– Mais ce matin, ça allait loin. Sois prudent.

– Il n'y a pas à s'en faire ! lança l'histrion désinvolte à son cadet soucieux. Ce n'est point comme si je mettais en circulation des pamphlets dans le Beau Monde. Je chante : aucune trace, et dans la rue, où j'ai la chance d'être aimé.

– D'accord mais bon, s'il te plaît dis-moi : pourquoi tu t'en prends à Der Ragascorn ? s'enquit Tristan. Oui, de façon indirecte. Pourtant, t'insistes.

– Tout le monde le vénère. À tort, je puis te l'assurer, se contenta de répondre Lénius, désormais avec une once de colère dans la voix.

– Ça veut dire quoi ? T'en parles comme s'y t'avait personnellement offensé. Pour sûr, y fait que guerroyer depuis dix ans, détailla le garçon qui cousait à ses paroles des tournures de son élégant modèle. J'sais pas quoi en penser, moi. Mais au moins, y tient l'pays avec brio, à ce qu'on dit. Tu sais quequ'chose ?

– Je ne sais rien, je suppose, commença par marmonner le baladin d'une voix aussi pensive que mystérieuse, en tirant sur son bouc.


Il réfléchit, main au menton. Tristan réitérait son étonnement. Timide, il n'insistait pas, néanmoins il s'était déjà émerveillé de la culture de Lénius avant d'en demander l'origine. L'homme difforme jeta un furtif regard au loin comme pour échapper à la lumière des profonds yeux ambrés posés sur lui – petite lumière qu'il aimait tellement pourtant. Il accrocha à sa face un sourire aussi désinvolte que ses gestes et compléta :


– Vois-tu, ma profession de troubadour m'a souvent attiré des invitations de seigneurs à intégrer leur ostel. Parfois juste une soirée, parfois quelques jours.

– D'où tous les voyages qu'tu m'as racontés ! réagit Tristan, enthousiaste.

– Oui. Officier en divers lieux du royaume et chanter dans les rues de beaucoup de cités, cela faisait parler de moi et pouvait m'intégrer parfois au cœur des domaines nobles en plus des coutumières auberges et tavernes.

– Passionnant ! Pas étonnant qu't'en saches long sur la culture d'aut' villes, tout ce que tu m'en as appris… Mais pas trop rude, de t'déplacer sans arrêt ?

– Oh, guère davantage que pour toi, répondit l'histrion en balayant l'air de la main. Et il n'est point rare qu'un bonne âme me propose de faire un bout de chemin en sa carriole, au mieux pour mes beaux yeux, au pire contre un rilch.

Le petit rire du garçon accueillit ces mots, avant qu'il ne reprenne avec sérieux :

– Donc… c'est dans certains d'ces domaines nobles que t'as entendu des choses sur le roi ? D'ces choses que nous autres, on peut pas savoir, hein ?

L'aîné acquiesça. La courbe de ses sourcils se durcit et assombrit son regard.

– Auprès des Grands, une oreille attentive et bien placée s'aguerrit à la critique. Un vrai art. Mais avec style et verbiage galant, s'il vous plaît !

– Ton oreille ? Ta langue aussi, souffla le jeunot, en une légère tension.


Malgré les confidences de l'histrion, une voix intérieure refusait à Tristan de les croire entièrement. Oh, peut-être se faisait-il des idées, trop soucieux. Les lèvres plissées de Lénius dessinèrent un étrange rictus durant lequel les compères tentèrent de se percer de l’œil. L'un, rivé à la légère et inaccessible effigie qu'il aimait voir danser, tournoyer, jouer de ses mains et courbes pour quelques pièces, mais qui en ce jour resserrait autour de lui ses cercles. L'autre, tendu face au ballet de son ami dans l'arène, armé de pointes en voltige contre un ennemi si présent, si pesant, et pourtant si distant. Tristan passa les doigts à son oreille, arrangea une mèche, lorsque les vibrations nées du clocher qui sonnait au loin happèrent son attention, mêlées au chant d'une procession. Lénius fit aussitôt un bond dans son fauteuil.


– Oh ! Diable, que le temps file ! Il faut que j'y retourne. Ce n'est pas tous les jours férié en l'honneur de sa gracieuse majesté ! Profitons-en ! lança-t-il en attrapant sa lyre attachée derrière lui.

Il fixa Tristan qui d'abord ne souffla mot – déçu de ce départ pressé – puis réagit d'une voix attendrissante dans son enthousiasme :

– Bon, alors à bientôt ! Mais dis, tu m'expliqueras, pour le roi, hein ?

– Je te dévoilerai tout, mon cher, le jour où toi-même tu m'en confieras un peu plus à ton sujet, rétorqua Lénius, ayant retrouvé son petit sourire badin.


Le cadet haussa les épaules. Il dévisagea le musicien de son air félin disant : « Tu veux jouer à cela ? » pour mieux dissimuler l'inquiétude qui motivait autant ses interrogations que son propre silence. Mais une amitié ne se bâtissait pas en bras de fer. Ils devraient un jour se découvrir.

Lénius fronça significativement les sourcils et lui fit des yeux piquants. À l'image des deux longs et fins couteaux que Tristan cachait sous ses guenilles et avec lesquels souvent il ondoyait, attaquait, se défendait lors de ses périlleux chapardages ou de ses ballets d'illusions. Ses banderilles à lui. L'adolescent les dissimulait – et sûrement bien d'autres choses. Accoutumé à sa réserve, Lénius souhaitait toutefois le percer davantage. Il resta immobile, se fit songeur.


– Je plaisantais, reprit-il pour initier le mouvement de mise en confiance, avant que sa voix ne se fasse presque troublée. Tu fais comme tu l'entends, je n'ai nulle intention de te forcer la main. Pour ma part, c'est… c'est d'accord. Tu es mon ami, un jour… je te parlerai de tout cela. Si ces affaires politiques te fascinent tant. Pourtant il n'y a rien de glorieux ou de si passionnant, crois-moi.


Ces dernières paroles ne découragèrent pas un seul instant la curiosité de Tristan. L'immobilité fascinée de ses yeux obligea le saltimbanque à capituler :

– Mais… soit. Bien, sur ce, je m'en retourne !

– Et si on se retrouvait un de ces jours ? relança le larron, décidé à profiter du temps vacant que lui offrait sa bourse dérobée. Enfin… J'sais pas, t'es libre ?

– J'ai prévu d'aller ce soir là où tu sais, précisa-t-il avec un clin d'œil qui peignit un sourire aux lèvres du complice. Viens ! Rendez-vous à neuf heures.

– Oh ? B'en alors oui, merci ! C'est d'accord. À ce soir !


Déjà, en sifflotant, l'histrion élançait sa chariote vers le parvis où se promenait une foule de potentiels spectateurs. Tristan décida de poursuivre sa paisible balade le long des quais. Porté par le lent roulis de son véhicule, il admirait quelques arbres et bosquets que les arroseurs publics entretenaient. Il avait pris l'habitude des pavés bien moins volumineux qui dallaient les abords du fleuve, ne secouant que peu sa voiture, et ne s'en trouvait plus incommodé dans sa contemplation.


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