Chapitre 1 : prologue
Louis-Augustin (+1750)
Je suis née le 2 novembre 1746 à Paris, dans l'appartement de deux pièces où vivaient mes parents avec mon frère aîné, prénommé Louis, comme papa.
Ce logement était en assez mauvais état, mais par ses rires et sa voix douce, maman le rendait lumineux et chaleureux. Elle s'appelait Victoire et c'est elle qui me cajolait dans mes petites années. J'étais, par rapport à mon frère, son enfant adorée, sa petite fille chérie qu'elle tentait de gâter et de rendre heureuse par tous les moyens. Je voyais peu mon père, parce qu’il travaillait dur. La plupart du temps, peu importait le salaire de papa, maman parvenait à nous mettre quelque chose sous la dent. Elle se débrouillait plutôt bien.
Pour mon premier sourire, ma première dent ou mes premiers pas, maman était présente pour m'accompagner. À chaque fois, malgré le quotidien assez rude et l'argent difficile à réunir, elle ne faiblissait pas dans son rôle de mère au foyer.
Lorsque le dimanche, après la messe, je sentais la bonne odeur du poulet dans l’appartement, je pouvais me dire que les temps étaient bons. Nous ririons sûrement jusqu'au soir, papa serait de bonne humeur et il ne hausserait pas la voix pour un rien.
Quand il criait après maman ou après la vie souvent cruelle, je partais me cacher sous mon lit en me bouchant les oreilles. Louis, penché sous le lit, se moquait de moi. Mes seuls souvenirs d'enfance avec mon frère se résument à une promenade que nous effectuions souvent avec maman, au bord de la Seine, une douloureuse morsure au bas du dos lorsque je devais avoir deux ans, et ses sermons lorsque je ne pouvais m'empêcher de sourire en regardant ma maman pleurer.
Ce qui me marqua au début de ma troisième année, c’est le ventre de maman qui s’arrondissait. Un soir, Louis et moi étions dans le salon, assis chacun sur un genou de papa, très affectueux avec nous lorsque la fatigue ne le rongeait pas trop. Nous observions le feu dansant faiblement dans la cheminée et nous nous demandions ce que cela pouvait signifier.
Maman regarda longuement papa, avant de nous annoncer d'une voix fébrile que d'ici quelques mois, nous aurions un frère ou une sœur. Folle de joie, je descendis de mon perchoir pour aller l'embrasser. Chaque jour, à partir de ce moment, j'attendis que l'on m'annonçât la naissance de ma sœur. Sans doute à cause de ma relation plutôt passive et peu complice avec Louis, je n'imaginais pas avoir un nouveau frère.
Ensemble, nous n'avions pas de jeux, car il était mon aîné de trois ans. Maman lui dispensait parfois des leçons entre deux tâches ménagères pour qu'il sache lire et écrire. D'elle, je savais que c'était une femme lettrée issue d'une famille de la petite bourgeoisie. De mon père, je n'ai jamais eu aucune information, sauf qu'il ne savait pas lire. Cela ne l'empêchait pas de nous raconter un soir par semaine un des trois contes des mille et une nuit qu'il connaissait, que nous lui réclamions encore et encore.
Pour une si petite fille, l'attente d'un tel événement était bien trop longue, et je crois que le lendemain de l'annonce même, j'en avais déjà assez d'attendre.
Un autre souvenir me marqua cette année-là : certains soirs, je quittais en cachette mon lit pour aller observer mes parents et me réchauffer dans le salon. Je m'interrogeais alors en voyant maman attablée qui vidait, comptait et remplissait de nouveau sur la table un petit sac de pièces en pleurant, les mains appuyées contre ses tempes.
Sans doute, pour aider financièrement en vue de l'arrivée prochaine de ma petite sœur, maman se mit à coudre un peu pendant ces quelques mois. Ainsi, nous recevions une ou deux fois par semaine la visite de dames, auxquelles je tendais les pièces de tissu raccommodées pour recevoir une sucrerie ou un sourire.
Comme si elle espérait trouver refuge chez sa sœur aînée, nous passions beaucoup de temps chez notre tante Marguerite. Une très belle femme que j'aimais beaucoup, mère de quatre filles dont la plus jeune, Anne, n'avait alors que deux ans.
Depuis la veille où nous avions quitté à pied notre appartement, maman se tordait de douleur, mais je savais que tante Marguerite la rassurait énormément.
Et puis ce matin-là, alors qu’une drôle d’ambiance régnait déjà, les hommes poussèrent les enfants dans une autre pièce, aussi fort qu'on tira pour sortir ma sœur du panier du bon Dieu. Enfin, une vieille dame vêtue d'une blouse sale annonça ce que j'attendais depuis tellement longtemps.
Désormais, je ne serais plus la benjamine de ma fratrie, j'avais un bébé à moi toute seule. En fin de journée, alors que je trépignais, je pus enfin voir Louise–Victoire, un nouveau– né rose et minuscule, au léger duvet roux sur le crâne. Je caressais la peau douce de sa joue, embrassais ses doigts crispés, et contemplais ses lèvres rouges et humides. Rien qu'en la regardant, je l'adorais.
Nous nagions dans le bonheur, papa riait sans cesse et maman avait l'air très fière de ma sœur. Elle avait l'air contente de moi aussi puisqu'elle me laissa prendre Louise dans mes bras et la câliner. Louis embrassait aussi ma petite sœur, sous mes yeux bienveillants et ceux de nos parents.
Alors que nous pensions déjà à notre retour vers l'appartement, à notre future vie tous les cinq, un grand homme en bleu vint un soir annoncer à maman la chose la plus terrible qu'une épouse puisse entendre. Papa venait de mourir, le jour-même d'un accident. Il ne rentrerait plus jamais à la maison. Il ne me prendrait plus jamais sur ses genoux pour me raconter ses histoires, je n'entendrais plus jamais son rire grave. Après cela, maman pleurait sans cesse, tamponnant ses yeux rouges du mouchoir blanc qu'elle avait toujours avec elle. Tante Marguerite restait tout le temps à ses côtés, je les observais depuis la chambre, sans trop comprendre. Elles étaient aussi sœurs et comme je faisais avec Louise, elle l'embrassait et lui chuchotait des mots doux au creux de l'oreille. Maman resta avec nous pendant une très courte période, avant de s'en aller.
Je ne la revis dès lors plus. Ma tante m'affirma, quand je la réclamais le soir venu, que, souhaitant le meilleur pour nous, elle avait jugé préférable de nous laisser ici.
Ma maman me manquait terriblement et, quand c'était trop dur, j'allais voir Louise pour caresser ses mains, son visage et me consoler, en me disant qu'à elle aussi, maman devait lui manquer.
Ensuite, un drame pour moi, ce fut Louise qui s’en alla. Chez une nourrice qui prendrait bien soin d'elle, me disait-on. Je pleurais cette fois sans pouvoir m'arrêter, parce que c'était ma petite sœur et qu’on n’avait pas le droit de me prendre toute ma famille, ni maman, ni papa, ni Louise.
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