Chapitre 18F: janvier 1770
Plusieurs semaines passèrent, je continuais à rire de cet homme si taquin, lui me regardait avec des yeux toujours aussi charmeurs. Un soir, alors que je comptais rentrer l'esprit tranquille chez moi, il me prit à part et me demanda, je sentis avec un certain effort, si j'acceptais de venir dîner chez lui le lendemain midi. Sans hésiter, j'acceptais.
Lorsque je rentrais à la maison, mon esprit était occupé : quelle robe allais – je porter demain ? Comment mentir auprès de Célestin pour excuser mon absence demain-midi ? Alors que j'étais en pleine réflexion, je vis ma sœur assise sur le fauteuil de Jean. Elle se leva et m'enlaça.
— '' Je suis désolée pour notre dispute, tout était de ma faute. Me souriait-elle
—''Camille, je ne vous en veux pas.
—''Pour me faire pardonner, je vous invite demain chez moi, à déguster un bœuf bourguignon.''
J'étais aspirée contre mon gré dans un fâcheux dilemme. Soit je déclinais l'invitation de Mathurin, et laissais passer ma chance avec lui, soit je refusais celle de Camille, en laissant passer ma chance de me réconcilier avec elle. L'amour naissant l'emporta. J'eus le malheur de me dire que Camille reviendrait toujours, pas Mathurin.
—''Désolé... ce ne sera pas possible.''
—''Pourquoi ? je vois, vous avez plus important à faire. Je ne sais même pas pourquoi j'ai fait l'effort de venir chez vous pour m'excuser. Vous ne comprenez donc rien ? Ce repas, c'était aussi une occasion de vous dire que je suis enceinte mais vous vous en fichez, vous avez plus important à faire. Je vais vous le dire, j'en ai marre ! marre, marre, marre...''
Camille pleurait, ses mots se noyèrent dans les sanglots, elle tomba à genoux, les mains sur son visage. Je voulu la relever, mais ça aurait été pathétique, de toute façon j'étais pathétique, la vie même était pathétique. Mon peu de courage me poussa à m'enfermer dans ma chambre, comme une issue facile à mon erreur. Je regrettait vite amèrement, j'aurais tout fait pour remonter le temps.
Plus tard, je me risquais hors de ma tanière, ma sœur était partie, un silence de mort régnait dans l'appartement.
C'est avec le cœur brisé que je me rendais au dîner chez Mathurin le lendemain midi.
Voyant que je n'étais pas dans mon assiette, son caractère le poussa à me faire rire, et peu à peu Camille sortit de mon esprit. Je passais un bon moment en sa compagnie, et fus ébahi par la décoration de sa modeste pièce sous les toits. Il dessinait, et ses peintures recouvraient les murs, le lit était noyé dans l'art, et la couverture tâchée de couleurs.
Il vivait là, seul, après avoir quitté son frère et sa mère, a qui ils rendaient malgré tout souvent visite. Il me montra la vue sur les toits de Paris qu'il avait en montant sur une chaise, et en passant sa tête par le vasistas. C'était beau. Des toits à perte de vue, des chats, agiles, qui se baladaient tranquillement de gouttières en gouttières, des pigeons, en bas des enfants qui jouaient insouciamment. Lorsque Mathurin me demanda si j'avais déjà été plus loin que l'horizon, je lui racontais mes deux voyages au Portugal. Lui n'était jamais sorti de Paris, il n'avait jamais vu plus loin que cette ville. Nous discutâmes longuement, je lui racontais mon enfance, ma famille, lui sa situation personnelle. Issus d'une classe modeste, ses parents vivaient dans un appartement qui ne comptait que deux pièces.
Il avait grandi avec son seul frère Jules, alors que sa mère qu'il aimait beaucoup avait eu d'autres enfants, tous morts tout–petits. A l'aube de ses vingt ans, il avait décidé de partir. Après avoir vendu certaines de ses œuvres pour gagner suffisamment d'argent, il avait trouvé cette chambre, en haut d'un immeuble populaire de la ville, et il s'y était installé. Cela faisait déjà quatre ans qu'il y vivait.
Il me fit une proposition :
— '' Voulez-vous que nous allions nous promener au bord de la Seine ?
Après un instant de réflexion, je refusais poliment : il fallait que je rentre vite.
Célestin n'était pas là quand j'arriva à la maison. Tant mieux, j'évitais un interrogatoire qui m'aurait valu bien des problèmes. J'ordonnais à Chocolatine de me préparer mon bain. C’était un moment que j'adorais, mais qui prenait du temps à être préparé. Il fallait remonter des seaux d'eau de la fontaine d'en bas pour remplir un baquet de plusieurs litres, faire chauffer l'eau dans la cheminée, verser le lait d'ânesse, se dépêcher d'enfiler la robe de bain pour ne pas se baigner dans de l'eau froide et du yaourt, et enfin pouvoir se détendre. Ensuite, soit Célestin se lavait à son tour, soit il fallait faire jeter l'eau seau par seau par la fenêtre.
Camille me manquait, je lui écrivais des lettres d'excuses qui finissaient toutes déchirées, je ne trouvais pas les mots pour lui exprimer mon regret de l'avoir fait souffrir. Je m'énervais contre moi même, quelle idiote avais-je été !
Alors que nous prenions notre repas, Célestin me fit une déclaration.
— '' J'ai trouvé un acheteur pour l'hôtel, nous signerions chez le notaire le mois prochain.''
—''Pardon ?'' Répliquais–je fort étonnée
—''Il devient trop grand. Nous nous installerons dans un appartement plus petit, non loin de là où nous vivons aujourd'hui.''
Cela me fis un choc. Quitter ma maison natale, pour aller vivre dans un endroit inconnu, savoir qu’une personne extérieure à la famille y habiterait me rendait triste.
—'' Préparez vos affaires, rangez votre chambre, débarrassez-vous des bibelots inutiles.'' Me lança Célestin à la fin du repas en se levant de table.
Les semaines suivantes, l'Oiseau se vida. Dans les caisses de bois, j'entreposais mes vêtements, mes bibelots, et je retrouvais au fond des tiroirs des dessins d'enfant, des lettres, et même l'arbre généalogique de ma famille. Mon cœur se déchira lorsque j'appris que les livres et la bibliothèque de Jean seraient vendus, ainsi que le clavecin.
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