Chapitre 32F: juillet - septembre 1783
D’un bond presque animal, de cet instinct de mère qui me poussait à ne pas réfléchir, je me précipitais vers la chambre d’où émanaient les cris. Léon, moins sentimental que moi et qui pensait à un caprice, resta couché.
La pièce était allumée lorsque j’y pénétrais, et pour cause, Gustavine et Malou, réveillées par les pleurs, s’étaient levées et s’apprêtaient à venir me voir, agenouillées près de mon petit garçon qui pleurait, assis au milieu des morceaux de verre brisé. Les plantes de ses pieds étaient en sang, son nez coulait, son visage trempé de larmes, il avait marché comme il fallait sur les morceaux de verre, n’y voyant rien du tout.
Je conseillais aux filles de se recoucher, puis je le portais jusqu’à ma chambre, il n’avait cessé de pleurer, ses pieds gouttaient à présent, tâchant le parquet. Je me dépêchais de le conduire jusqu’à Léon. Mon mari s’était levé, il avançait vers moi avec un air inquiet.
—''Que se passe-t-il ?
—''Il a marché sur le verre. Il me faut du linge pour panser ses plaies. Lui répondis-je en caressant les longs cheveux de l’enfant tremblant qui mouillait mon dos de larmes et de morve.
Léon hésitait, n’ayant jamais fait ce genre de requête, je l’aidais, presque agacée.
—''Dans le tiroir, là, près du paravent.
Dans la précipitation, il sortit plusieurs linges dont la plupart tombèrent à terre, et revint vers moi avec deux d’entre eux. J’avais assis André sur le lit et je tentais de l’apaiser. Léon nettoya ses pieds avec un peu d’eau, bien qu’il pleure plus fort encore parce que ça piquait, puis il banda soigneusement ses petits pieds blessés avec les linges. André avait maintenant cessé de pleurer.
—''C’est fini. Demain matin, appelez-moi quand vous voudrez vous lever, d’accord ? Allez, vous avez mérité du repos.
Je le prenais dans mes bras jusqu’à son lit et cette fois, il s’endormit profondément. Le lendemain matin, je le portais jusqu’au salon, où tel un roi, je l’asseyais devant son verre de lait et ses deux tartines de confiture. Je lui laissais le soin d’expliquer à sa cousine et à sa demie–sœur ce qui lui était arrivé cette nuit-là. Le verre avait été nettoyé par mes soins après le lever des filles, désormais, André irait boire le soir avant de dormir, pour que je n’ai plus besoin de lui laisser un verre d’eau sur sa table de chevet.
Suite à cet accident, je devais nettoyer chaque matin les plaies d’André, pour que les blessures cicatrisent bien, il détestait cela au début car il avait mal, mais au bout d’une semaine, il était complètement guéri et il riait même des chatouilles que ce nettoyage lui causait.
Un soir beaucoup plus tard, Léon lisait assis comme à son habitude dans le fauteuil du salon, j’allais emmener André dans sa chambre lorsqu’il leva les yeux vers son fils, retira ses lunettes d’une main et s’exclama envers lui :
—''Venez par là. André hésitait, par peur sans doute d’être sermonné ou puni, il me jetait des regards inquiets. Approchez, je ne vais pas vous punir. Rajouta-t-il un brin agacé.
Il chaussa de nouveau ses lunettes, et il observa de près son fils, avant de s’adresser à moi.
—''Il est maigre. Vous ne trouvez pas ?
Je m’approchais d’eux deux, en rassurant mon mari.
—''Il mange bien pourtant. Ce soir il a même repris de la soupe. Je ne le trouve pas…
—''La soupe, ça ne nourrit pas suffisamment. Me coupa-t-il. Vous achèterez de la viande, la semaine prochaine, pour compléter les repas.
—''C’est que… ça coûte cher... En plus, en plein été, c’est dur à conserver.
—''Nous nous passerons de bois pour la cheminée cet hiver. Je ne veux pas que mon fils ait faim ou ait l’air d’un enfant qui ne mange pas suffisamment.
—''Je ne suis pas convaincue qu’une tranche de jambon par semaine lui donnera l’air plus gras. Que pensez-vous si je préparais des pâtes ? où si je cuisinais des pommes de terre pour certains dîners de la semaine, à la place de la soupe ?
—''Comme vous voudrez. Si nous pouvons faire qu’il ne soit plus maigre et pouvoir nous chauffer cet hiver, ce serait merveilleux.
Suite à cette petite discussion, Malou et Gustavine étaient, chaque matin après leur déjeuner, conviées à éplucher les pommes de terre que j’achetais par sac le samedi au marché. Désormais, le midi, même s’il était évidemment plus simple de jeter quelques légumes dans de l’eau bouillante et de servir, je cuisinais soit des pommes de terre cuites à l’eau, soit des pâtes, André dévorait ses assiettes, sans doute heureux de pouvoir se passer de soupe et de bien se remplir le ventre.
L’été passa comme ça. En septembre, après avoir fêté l’anniversaire de Malou, nous sortîmes nous promener, un dimanche après–midi, profitant des rayons de soleil avant l’arrivée progressive de l’hiver. Léon nous avait emmené dans un jardin près de Versailles, où je prenais le soleil, allongée dans l’herbe, pendant que mon mari, fidèle à ses habitudes, lisait, comptant sur moi pour surveiller André.
Gustavine et Malou profitaient aussi du soleil, lorsque André se pencha sur moi, noyant mon visage de ses cheveux longs.
—''Ye veu faire pipi maman…
Je me levais, frottant mes yeux éblouis par le soleil, André était propre mais il avait encore besoin d’aide. Cherchant des yeux un recoin dans cet endroit beau et bien entretenu, je craignais qu’il ne puisse se retenir plus longtemps. Je le prenais par la main affectueusement, pour le conduire derrière ce chêne que j’avais repéré, bien qu’un peu loin.
—''Venez avec moi. Nous courons ? Vous êtes très pressé ?
—''Oui !
Je courais avec mon fils comme une enfant, craignant de devoir écourter cette belle et rare après–midi à cause d’un idiot accident. Malheureusement, derrière l’arbre jouaient des enfants. Ce jardin public appartenant au roy, toute personne prise en train d’uriner sur la pelouse pouvait être conduite en prison, c’est pour cela que c'était sérieux. Alors que je cherchais une solution, l’enfant au bout de ma main s’arrêta de marcher, et le sol sous ses pieds fus inondé d’une flaque ainsi que le bas de sa robe. Ses petites chaussures en cuir trempées, il râla.
—''Pipi maman...
—''Oh non André ! Vous n’auriez pas pu vous retenir ? On va devoir rentrer, alors qu’il fait beau !
Mon fils me suivit en marchant en canard, tenant sa robe mouillée qui collait a ses jambes.
—''Léon… André a eu un accident… Mon mari devant ces paroles leva la tête, croyant que quelque chose de grave avait eu lieu. Comprenant vite ce qui s’était passé, il asséna une gifle a son fils, en me reprochant l’éducation que je lui donnais.
—''Je croyais pourtant qu’il était propre !
—''Ne le frappez pas, ce n’est pas de sa faute. Il est encore petit. Je caressais les cheveux d'André qui venait de se mettre à pleurer, une fois la surprise de la gifle passée.
—''Nous ne rentrerons pas tout de suite. Ce sera sa punition. Nous sommes là depuis une heure à peine, il est hors de question d’écourter notre sortie. Sur ces mots, il retourna vers sa lecture, me laissant plantée devant lui, l’enfant aux chaussures et aux jambes mouillées qui me sollicitait pour que je le change.
—''Je sais André, je sais.
Je retournais voir Léon, pour tenter de le convaincre de rentrer à la maison.
—''Léon… Pourrions-nous rentrer ? Je me sens fatiguée…
—''Voyez-vous, je suis en train de lire. J’ai déjà dit qu’on ne rentrerait pas de suite. Allongez-vous si vous êtes fatiguée, et puis, vous n’aviez pas à courir avec André tout à l’heure.
Je suppliais, voyant mon fils qui pataugeait dans ses chaussures, mais la gifle que je recevais pour avoir insisté me fis taire jusqu’au moment où il décida de rentrer. Après un bon bain, chaud pour la première fois depuis longtemps, je lui pardonnais, comme j’étais de toute façon contrainte de le faire à chaque fois.
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