Chapitre 35E: décembre 1785
Chaque soir, je lui lisais un passage de la Bible, et il essayait ensuite, en sachant ce que voulait dire le texte, de déchiffrer.
—'' Il monta ensuite sur la montagne ; il appela ceux qu'il voulu, et ils vinrent auprès de lui. Il en établit douze, pour les avoir avec lui, et pour les envoyer prêcher avec le pouvoir de chasser les démons. Qui étaient les douze apôtres André ?
—'' Euh... il y avait Simon Pierre, André son frère, Jacques fils de Zébédée, Jean, Philippe, Barthélemy, Thomas, Matthieu, Jacques fils d'Alphée, Thadée, Simon le Zélote et Judas. Je peux essayer de lire ce passage maman ?
Je lui tendais le livre rouge ouvert, aux pages très fines et très fragiles, et il plissait les yeux.
—'' Allez - y.
Il progressait au fur et à mesure des jours, je sentais qu'il y arriverait sans mon aide très bientôt. Un soir, à la place de la lecture qui le lassait parfois, il me posait des questions auxquelles je prenais un grand plaisir à répondre.
—'' Maman, avez-vous été un bébé ?
—'' Bien sûr André. Mais je ne m'en souviens pas, c'était il y a trop longtemps. Voyez, mes plus lointains souvenirs remontent vers mes trois ou quatre ans, et ils sont très flous.
—'' De quoi vous vous souvenez par exemple ?
—'' De quoi je me souviens... Quand j'étais vraiment toute petite, ma tante Marguerite venait me bercer quand je faisais des cauchemars, elle avait la peau et la voix douce. Je me souviens des bêtises avec ma sœur, enfin plutôt avec ma cousine, qui avait à peu près mon âge. Je me souviens que nous sautions sur le lit en chantant, toutes folles les jours de pluie.
—'' Qui était votre cousine ?
—'' Elle s'appelait Anne. C'était une des filles de ma tante Marguerite, nous avions deux ans de différence d'âge. Elle est décédée en 1755, écoutez j'avais cinq ans, je m'en souviens bien. Je vous souhaite bonne nuit, il se fait tard.
Un homme chapeauté se présenta un soir chez nous, il avait une petite malle de cuir et une moustache bien peignée.
—'' Bonjour monsieur et madame, je me présente, Baptiste Giroux, notaire. Pourrais-je voir madame en seul à seul ?
Je me levais, pour le conduire au calme. Il se mettait à parler doucement.
—'' Voilà. Comme vous le saviez, votre frère Louis-Henri de Châteauroux est décédé au mois de janvier.
—'' Je ne savais pas... Mon dieu...
—'' Excusez-moi de vous l'annoncer de cette manière, mais j'étais persuadé que vous saviez... Je peux repasser plus tard si vous voulez.
—'' Ce n'est pas la peine. On vous envoie pour l'héritage je suppose ?
—'' En effet. Votre frère aîné possédait une petite fortune sur son compte en banque et un beau patrimoine immobilier, puisqu'il possédait notamment un appartement acheté en 1779 estimé a près de...
—'' Notez-le plutôt. Tenez, la plume. Aurais-je une quelconque part de l’argent ?
—'' Il possédait aussi un second appartement sur Paris acheté très récemment, un bien de grande valeur. Bon, si je suis venu, c'est pour vous annoncer que vous, enfin, votre mari, puisque vous ne pouvez pas posséder d'argent à proprement parler, recevrait un quart de l'héritage, la plus grande partie étant réservée, comme indiqué ici, dans le testament, à sa fille unique, Victoire, désormais orpheline.
—''Que va-t-elle devenir ?
—'' Ne vous inquiétez pas pour elle. Il faudrait juste que votre mari signe le bas de la page.
André signait, et s’il venait à décéder, l'argent reviendrait à mes deux fils. Concernant Victoire, sa part de l'héritage ne serait utilisable que si elle se mariait, et uniquement par son mari. Si elle venait à décéder avant ou à ne jamais se marier, l'argent nous serait reversé, ou du moins a mon mari. Grâce a cette forte somme d'argent, nous améliorâmes notre ordinaire. Je pouvais offrir du cacao a mon fils pour son déjeuner du matin, lui payer de nouvelles chaussures, de nouvelles chemises, remplacer mon linge de lit usé, qui coûtait très cher, racheter de la vaisselle, ou encore, préparer la dot de Gustavine, qu'il nous faudrait financer, en achetant déjà les tissus pour la robe, et le vaisselier pour les futurs jeunes mariés.
J'avais eu envie de faire plaisir à mon fils, en lui offrant un de ces jeux qu'il reluquait a chaque fois que nous passions devant la boutique pour nous rendre au marché, le samedi matin.
—'' Alors, que voulez - vous ? Le pressais-je, devant l'enfant qui hésitait.
—'' Je voudrais la poupée, avec la robe bleue. Pointa-t-il du doigt le poupon sagement assis dans la vitrine, aux cheveux blonds attachés.
Je m'agenouillais devant lui, pour lui refaire la remarque, c'était la millième fois.
—'' André... Je vous ai déjà expliqué que les petits garçons ne jouent pas à la poupée.
—'' C'est pour Louise. Elle n'a pas de jouets. Mordillait-il ses doigts
Agacée et un peu honteuse, je le tirais brusquement par la main.
—'' Bon, puisque c'est comme ça, vous n'aurez rien. Nous rentrons.
Le soir, lorsque je parlais avec mon mari, je lui rapportais les faits du jour, assez marquants.
—'' Il faut absolument qu'il voit d'autres garçons de son âge. Ce matin, il m'a encore une fois réclamé une poupée... Vous imaginez si...
—'' N'allez pas trop loin Louise, mais j'y pensais, pourquoi ne l'enverrait t-on pas chez les Jésuites ? Il apprendrait à lire, à écrire, et il ne s'ennuierait plus.
—'' Jeanjean? Oh, il est encore un peu jeune pour être si longtemps séparé de moi.
—'' Oh non. Il s'y ferait bien, au bout d'un moment. Tenez, il partira dès le début de l'été. Il fera chaud, le temps s'y prêtera, non, non, ce n'est pas raisonnable de le laisser plus longtemps ici. J'écrirais aux frères, demain soir, pour qu'ils l'inscrivent.
Terriblement angoissée a l'idée de le laisser partir, je devais relativiser en me disant que c'était toujours mieux qu'il parte quelques années loin de moi, plutôt qu'il finisse la tête coupée dans quinze ans parce-qu’il aurait embrassé un autre garçon. Aussitôt que j'avais a peu près accepté son départ, il ne restait plus qu'à l'empêcher de faire une crise de tétanie lorsqu'il serait séparé de moi.
—'' André, je dois vous expliquer une chose importante. Venez près de moi.
Il s'asseyait au fond du canapé, tout près de moi, en tripotant ses boutons de chemise.
—'' Voilà... Arrêtez avec ces boutons. Bon, avec votre beau-père, nous avons décidé de vous envoyer dans la même école que votre frère...
Je tentais de le contenir, mais il s'énerva, en se débattant.
—'' Non ! Je ne veux pas ! Je veux rester avec vous ! Je ne veux pas aller à la colle ! Je ne veux pas y aller !
—'' Calmez-vous. Cela ne sert à rien. Je n'ai même pas terminé ma phrase. Vous n'y resterez que quelques années, le temps d'apprendre des choses et de rencontrer d'autres garçons de votre âge. C'est comme ça de toute manière. La vie est parfois cruelle, mais il faut aussi apprendre à sortir de son confort pour avancer. Vous verrez, une fois là-bas, vous ne voudrez plus repartir.
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