Nous quittâmes ensuite la mairie pour aller prendre un repas chez le docteur Gillain. Ma nièce et son mari hésitaient, de peur de s'incruster, comme elle le disait, mais Léon – Paul finit par la convaincre.

—''Il n'y a aucun problème Marie-Louise. Vous êtes ma cousine, vous faites partie de ma famille, comme vos fils et votre mari. D'ailleurs, comment avez – vous fait pour arriver aussi précisément avec votre semaine de voiture depuis Bordeaux?

—''Dix jours exactement. Au départ, nous étions partis pour arriver le dix-huit juin, mais à force de retard... Vous n'avez pas reçu mon courrier ?

—''Non. Bon, le principal, c'est que vous n'ayez pas manqué le mariage.

Le dîner était généreusement arrosé de Calvados, et comme excuse, les hommes prétextaient perpétuer la tradition du trou normand, consistant à boire pour mieux faire passer le repas. En fin d'après-midi, Léon-Paul invita Marie à danser. Faces contre faces, il la tenait par la taille, elle lui tenait les épaules et ils remuaient leurs hanches langoureusement en rythme avec la musique. La tête délicatement posée sur l'épaule de son mari, dansant doucement, la jeune femme fermait les yeux sans doute pour mieux profiter du moment.

Le soir, quand nous rentrâmes après un souper fait de tarte normande, je n'avais plus de fils, mais une loque qui puait l'alcool. Il avait pourtant arrangé sa chambre la veille pour pouvoir y accueillir convenablement sa jeune épouse, mais quelque chose me disait que la nuit de noces ne serait pas pour ce soir. Pendant qu'Armand assouvissait dehors ses besoins de fumeur avec Léon – Paul, je prenais des nouvelles de ma nièce, qui, elle aussi épuisée, avait couché ses enfants dans la troisième chambre, où on avait fait installer des matelas en précipitation. Je lui expliquais les circonstances de mon exil en Normandie, et la disparition de Gustavine. Pendant un moment de blanc, elle m'annonça en souriant.

—''Figurez – vous que je suis enceinte.

—''Oh ?

—''Et si vous vous demandiez comment je suis arrivée jusqu'ici, c'est parce que j'ai encore rien dit à Armand. Je ne comptais pas me faire avoir encore une fois !

—''Depuis combien de temps ?

—''Un mois. Ça va, je ne prend pas de risques. Mais si il l'apprenait, il serait fou.''

Enfin, nous trouvâmes à Malou et Armand un vrai lit et nous nous endormîmes sans tarder. J'étais trop heureuse que ma nièce ait pu venir jusqu'ici, même si elle ne resterait pas longtemps. Demain après le dîner, ils descendraient sur Rouen pour aller voir Auguste, avant de repartir à Bordeaux le surlendemain. La table du déjeuner resta dressée jusqu'à ce que les jeunes mariés ne se décident à sortir du lit. Ce n'est que vers dix heures qu'ils pointèrent le bout de leur nez, et vinrent s'installer à table. Marie avalait sans appétit des petits morceaux de mie de pain qu'elle roulait entre ses doigts, et Léon – Paul bourra sa pipe avec soin, avant d'aller la fumer dehors. Il venait de l'acheter, alors qu'auparavant il n'avait jamais touché au tabac, et cela avait l'air de lui plaire. Les deux amoureux semblaient déjà en froid, puisqu'ils ne s'adressèrent pas la parole de la matinée et s'évitèrent même du regard pendant le dîner. C'était bien parti.

—''Au revoir Malou. Merci d'être venue. Et envoyez – moi de vos nouvelles.''

Bernard et Amand me tendirent leurs joues docilement.

—''Au revoir bonhommes, que Dieu vous bénissent.''

La petite famille s'engouffra ensuite dans la voiture qui quitta le village en remuant la poussière, dans un dernier hennissement des deux juments.

Après leur départ, je m'apprêtais à aller parler à Marie pour lui demander ce qu'il s'était passé de fâcheux avec son époux, mais alors que j'allais la rejoindre dans le salon, il venait baiser tendrement sa nuque alors qu'accroupie devant, elle remuait pensive son tisonnier dans les cendres de la cheminée éteinte. Plutôt rassurée, je tournais les talons.

Les sœurs de Marie nous rendirent visite en fin d'après – midi, curieuses de récupérer les détails de sa nuit de noces. Mal à l'aise, je quittais la pièce, vite rejointe dans la cuisine par mon fils qui se servant un verre d'eau ne tarda pas à me dire.

—''Elles sont gentilles, mais un peu indiscrètes.

Je lui passais la main sur l'épaule.

—''Allez. Allez – donc voir votre femme qui va finir noyée sous les questions.''

Après avoir respiré un bon coup, je le suivais dans le salon, où les quatre jeunes femmes entouraient Marie sur le canapé. Elles riaient en le regardant s'approcher et les joues de mon fils prirent soudainement une teinte rosée. Alors Léon – Paul attrapa sévèrement son épouse par le poignet, pour l'emmener à l'écart. Avec Anne, Charlotte, Guillemine et Catherine, nous nous regardâmes étonnées. Je percevais des bribes de conversation car le ton montait, mais pas assez pour reconstituer la raison de cette colère. Au bout de dix minutes assises à se regarder dans le blanc des yeux, Catherine décida d'aller voir ce qu'il se passait, suivie de près par ses trois sœurs et moi – même. Attablée dans la cuisine, Marie ravalait ses larmes en se tamponnant les yeux de son mouchoir, sans lâcher du regard la table. Ses sœurs se penchèrent sur elle.

—''Eh bien Marie ? Que vous arrive t-il?

—''C'est... C'est Léon – Paul qui m'en veut...

—''Eh bien ma sœur, de quoi peut t-il vous en vouloir?

Elles restèrent avec la jeune femme pendant que je montais voir mon fils. Il écrivait attablé dans sa chambre, en trempant régulièrement sa plume. Je m'approchais.

—''Marie dit que vous lui en voulez.

Il hocha la tête et frappa son poing sur la table.

—''Elle va aller se plaindre de sa langue trop pendue auprès de ses sœurs! Et c'est moi qui vais passer pour un idiot ! Non mais ! Je n'ai quand même pas épousé une petite fille incapable de se remettre en question !

—''Calmez – vous...

Je le serrais contre moi et il marmonnait.

—''Oh maman, mon mariage tombe déjà l'eau... Je n'imaginais pas ça...

—''Mais non, ne vous inquiétez pas. Vous allez partir quelques jours tous les deux et la situation va s'arranger. Hein ?

Mes baisers de maman apaisaient toujours, même lorsque le chagriné avait vingt – cinq ans. Assise sur le lit, je le regardais quitter la pièce, avant de soupirer, puis descendre. Si je ne savais pas la raison exacte de leur dispute, je me disais que la situation toujours un peu tendue s'apaiserait au fil du temps.

Le matin du vingt – trois juin, c'était l'effervescence dans la chaumière, car les jeunes mariés partaient ce jour – même en voyage de noces. Même si il n'y avait qu'une journée de route jusqu'à Dieppe, et qu'ils ne resteraient là – bas que deux jours, pour cette jeune femme qui avant son mariage n'avait jamais quitté son bourg natal, c'était une expédition. Pour mon fils aussi, c'en était une. Je regardais la domestique charger les deux malles remplies des affaires, et mon fils qui fumait sa pipe sur le perron. Il avait hésité à partir, de peur que cela n'aggrave leur froid, mais j'avais été suffisamment convaincante. Leur départ s'effectua sous le regard de monsieur Gillain père, de Pierre, et des sœurs. Ils avaient accrochés des rubans bleus, blancs et rouges à la voiture de Léon – Paul qui remuaient avec le vent, et qui égayaient un peu cette atmosphère lourde de conflits.