J’appris ce qu’il s’était passé en rentrant de ma retraite silencieuse. Une retraite silencieuse n’impliquait pas seulement l’absence de parole. Cela signifiait aussi pas de lecture ni d’usage de quelque mot, signe ou image que ce soit. J’avais choisi de passer deux semaines seul avec mes pensées pour faire face à mes émotions suite au décès de ma mère. J’avais toujours eu du mal avec le deuil. Je restais trop longtemps en déni d’après ma thérapeute. En conséquence la blessure prenait des années à guérir alors que ça aurait pu être plus rapide.

J’avais beaucoup pleuré pendant ces quinze jours, affronté ma culpabilité et bien ressenti toutes mes émotions se manifester dans mon corps.

Juste avant de décider de partir, j’avais eu un retour sur une candidature. Ils me proposaient un entretien deux semaines plus tard. L’emploi rêvé : créatif, stable, bien placé, bien payé. Pas question de manquer l’opportunité ni de tomber en dépression ou en angoisse après l’avoir obtenu. Je savais que j’étais fait pour ce poste, et j’allais le prouver au recruteur.

—Bonjour, M. Laranche, j’ai rendez-vous pour un entretien avec M. Durand.

—M. Laranche ?... Un instant je vous prie.

Le réceptionniste me fit signe de m’asseoir. La pièce était stérile : les murs, le sol, les sièges, le bureau d’accueil, même les vêtements du réceptionniste étaient blancs. Seul un tableau représentant un appareil photo gris émergeait de cet océan laiteux.

—M. Durand ? J’ai un M. Laranche qui n’est pas inscrit sur votre planning qui dit avoir rendez-vous… Ah oui je vois… Non, sûrement pas puisqu’il est là… Vous voulez que… Très bien. Merci M. Durand.

Il se tourna dans ma direction et m’informa que M. Durand était en chemin. Surpris que notre rendez-vous ne figure pas dans son agenda, je sentis la pression monter quelque peu.

Un homme en tenue business-décontractée qui détonnait furieusement avec le cadre (jean, t-shirt et veste cintrée) s’approcha de moi.

—M. Laranche, je suis M. Durand, suivez-moi.

Je m’exécutai, et m’installai dans le fauteuil qu’il me désigna en entrant dans ce que je supposais être son bureau.

—Vous êtes coutumier de la dépression ?

Déstabilisé par sa question d’ouverture, je me ressaisis, pensant qu’il s’agissait d’une méthode pour tester mes capacités d’adaptation.

—Je suppose que j’ai connu des périodes difficiles, comme tout le monde, dis-je en tentant de paraître nonchalant.

—Tout le monde n’a pas fait six cures d’antidépresseurs sur plusieurs mois au cours de sa vie, M. Laranche.

Sidéré par la ressemblance frappante entre sa méthode de test et ma vie, je demeurai silencieux. Il reprit :

—Je vais être franc. On a besoin de quelqu’un de stable ici. Parfois la pression peut être un peu… Comment on dit… Overwhelming ?

—Submergeante ? proposai-je mécaniquement, toujours abasourdi par la coïncidence.

—Oui ! Exactement. Du coup vous comprenez qu’on doive faire attention dans le processus de recrutement.

Retrouvant un peu mes esprits, je réalisai que ça ne pouvait pas être une coïncidence. Il savait que j’avais fait des cures d’antidépresseurs. Il savait même combien de fois ! Comment avait-il eu ces informations ? C’était illégal pour lui de les rechercher, et pour les professionnels de santé de les divulguer… Les pensées tourbillonnèrent dans mon esprit pendant un laps de temps indéfini. Connaissait-il ma psychiatre ? L’avait-il soudoyée ? Son mari peut-être ?

—Ecoutez, je comprends que vous ayez décidé de tenter votre chance malgré tout, mais comme je vous ai dit dans mon email, on va pas pouvoir vous intégrer à l’équipe.

—Votre email ?

—Vous l’avez vraiment pas reçu ou vous avez décidé de jouer les innocents pour essayer de me convaincre en face à face ?

—Non, j’étais… Si vous me l’avez envoyé dans les deux dernières semaines j’étais en retraite de… déconnexion. Aucun accès à internet.

—Déconnexion ? Sans aucun moyen de communication ? Vous avez bien choisi votre moment !