Chapitre I : Sérénade de l'Ombre (Evialg)

19 minutes de lecture

 Cette falaise que je venais d'atteindre représentait le bout de mon chemin, ici mon existence prendrait fin. Autour de moi, la nue et l'océan hurlaient leur courroux, tandis qu'en moi, c'était ma propre âme qui semblait être en proie à une tempête que je ne pouvais plus maîtriser. J'avais été trop loin, j'avais causé trop de morts, j'étais finalement devenue celle que j’avais toujours refusé d’être, et qu’au fond de moi, j’haïssais le plus : une meurtrière, une bouchère, un monstre.

 Avais-je pu à tel point perdre le contrôle de moi-même ? Ma colère avait-elle le pouvoir de me rendre si dangereuse, sans que ma raison ne puisse intervenir ? Quand bien même je n'avais pas prémédité ce carnage, je ne pouvais pas me pardonner ce que j'avais commis. À quel moment le Destin s'était-il chargé de m'affliger toutes ces mésaventures et ces peines ?

 J'essayais de répondre à cette question, ma mémoire sondait de troubles réminiscences. Je ressassais alors mes premiers cycles solaires et mes premiers pas sur Mithreïlid, jusqu’à ce que le sort se rit de moi.

 Dès mon plus jeune âge, j'avais dû rendre honneur à une divinité qui, selon Mère, était étroitement liée avec moi. Mère me contait souvent les exploits de cette Déesse, qui n’avait cessé par ses actes, d’incarner et symboliser la plus grande source de puissance de Mithreïlid : la Justice. J’avais même hérité d’une part de son nom. Néanmoins, quelques cycles passèrent, et ce prénom avait mystérieusement disparu de ma mémoire et de la bouche de Mère, remplacé par le sobriquet d’Evialg, né d’une première altercation sans importance avec cette dernière.

 Nous vivions alors seules, dans une petite maison isolée et éloignée de tout, perdue dans le quart sud-ouest de Mithreïlid. J'avais donc grandi au milieu d'une lande dépeuplée, dans laquelle pullulaient seulement des créatures hostiles. Dès que je fus en âge de soulever une épée, Mère passa tout son temps libre à m'entraîner à son maniement et sa maîtrise, jour après jour, jusqu'à mon épuisement complet. Ainsi, la majeure partie de mon enfance, se résuma à suer et prier, sans savoir pourquoi, sans pouvoir réellement témoigner de mon incompréhension avec Mère, qui semblait sans cesse dans ses pensées. Ce silence n’était hélas pas seulement coutume qu’à notre demeure, car les rares personnes que je croisais dans cette région reculée de Mithreïlid, étaient pour la plupart des cultistes. Des moines, qui devaient sûrement se rendre au temple abandonné, une vieille bâtisse où Mère m'avait formellement interdit d'aller. Lorsque je m’approchais des pèlerins, imperturbables, je n’arrivais qu’à vaguement entendre des bafouillements, inintelligibles, et si je les apostrophais, j’étais tout simplement ignorée.

 Les cycles passèrent et je devais désormais accomplir avec régularité les rites envers la fameuse divinité, dont Mère m’avait sans cesse peint les exploits ; me rendant à mon tour, vêtue comme les cultistes, dans le sanctuaire qui m’était auparavant refusé d’accès. Ma constance était toujours surveillée de très près par Mère, qu’il s’agisse de l'entraînement ou des enseignements qu'elle me prodiguait, tant qu’au culte qui m'était imposé de respecter. La souveraineté de la Déesse que nous devions vénérer, ainsi que les moyens déployés pour asseoir et maintenir sa liturgie, semblaient conduire tout adepte vers une voie belliqueuse et vindicative, et plus j’y pensais, plus cela m’effrayait.

 Je me mis alors à refuser de pratiquer certains rituels, mon désaccord déclenchant alors des fureurs effroyables chez Mère, des colères allant jusqu’à déformer son visage, jusqu’à ce qu’elle me rappelle alors sa déception quant au fait que je ne puisse désormais être digne que de porter le nom d’Evialg. Mère s’absentait alors durant de longues périodes, avant de finalement revenir chez nous, apaisée, détendue, comme rajeunie. Je me consolais en me disant que je n’aurais un jour plus à subir ses accès de colère, qu'allait bientôt arriver le temps où je pourrais partir seule à la découverte de Mithreïlid, sans avoir à effectuer d'étranges et occultes coutumes. Cette vie serait révolue, je pourrais alors assumer d’être Evialg, sans ressentir la pensante et perpétuelle désapprobation de désirer être une autre personne que celle que j’aurais dû être, selon Mère.

 C’est alors, qu’enfin arriva ce fameux jour, enfin avait sonné mon grand moment. J'allais quitter notre demeure et pouvoir vivre ma propre aventure, faire mes propres choix, et disparaître de cette lande, que j’associais de plus en plus à une prison sans barreau. Nous partions donc avec Mère sur notre monture bipède, emportant un grand sac de provisions et de tissus divers. Après avoir pu découvrir de nombreux villages magnifiques et abondant de vie, nous finîmes par arriver dans une plaine desséchée, l’atmosphère qui y régnait, était encore plus pesante que celle de ma lande natale. Quelques minutes plus tard, se dessinaient à l'horizon des remparts. Ces derniers semblaient protéger une cité, dont l’aura mauve angoissante en émanant teintait le plafond nuageux. Je frissonnais en apercevant la foudre fendre la nue ténébreuse, seule lumière dans cette obscurité céleste, qui recouvrait et assombrissait totalement la région. Plus nous avancions vers l'épicentre magenta et vers les murs d'enceinte, plus je m'interrogeais nerveusement quant à la raison qui aurait pu expliquer pourquoi nous nous y dirigions ; rien ne me donnait envie d'être ici.

 Arrivées à quelques dizaines de mètres des murs de la morne ville, Mère me proposa de faire une halte. Je m'éloignai de notre monture inconsciemment, après avoir repéré deux créatures humanoïdes dissimulées derrière un rocher qui me guettaient, armes à la main. Je les mis en pièce et fière de mon exploit, je voulus l'annoncer à Mère. Lorsque je sortis de derrière l'imposante pierre, je n'aperçus que la poussière soulevée par notre monture, repartant au loin. Pourquoi Mère m'avait-elle laissée ici, sans vivres, sans rien ? Je n'allais quand même pas commencer mon périple par la visite de cet endroit infâme ! Il en était hors de question. Les larmes me montaient aux yeux, pourquoi ce grand jour se ternissait-il à ce point-là ? J’explosais de rage et hurlais toutes les insultes qui me passaient par la tête, avec pour cible Mère. Odieuse Mère.

 Paniquée, assoiffée et affamée, je devais errer dans les landes depuis plusieurs heures, mais sous ce ciel obscur, le jour et la nuit semblaient être identiques, je n’avais donc aucune idée du temps réellement passé ici. J'avais fini par abandonner l'idée de quitter cette terre désolée, j'attendais assise sur une pierre, que Mère vienne me récupérer, qu’elle me saisisse dans ses bras gelés, et que nous retournions dans la lande qui m’avait vu grandir. Je pleurais les quelques dernières larmes de mon corps tandis que le morne silence qui m'accompagnait depuis trop longtemps, était finalement rompu par le fracas de lourds pas venant vers moi.

 Peut-être venait-on me sauver ! Je me mettais à faire des grands gestes avec le peu de force qu'il me restait. Seulement, à leur approche, je ne pus que remarquer des lances immenses, portées par des hommes en armures sombres et arborant un étendard, dont le coloris n’annonçait rien de bon.

 Je me mis alors à courir, du plus vite que je le pus, mais trébuchais et m'écrasais au sol. J'étais épuisée. Derrière moi, j'entendais des rires moqueurs et sentais que quelqu'un s'approchait de moi. Une main me saisit par les cheveux, j'hurlai, mais on me passa un foulard en travers du visage afin de m'empêcher de crier. Après m’être défaite de mon oppresseur d’un coup de coude, je fis un bond de côté, tout en dégainant nerveusement mon épée. Celui qui m’avait restreinte se dressait alors face à moi, et pointa sans hésitation sa lance dans ma direction. Je pris immédiatement conscience que je n'avais jamais croisé le fer avec qui que ce soit d’autre que Mère. Mon adversaire ne se retenait pas avant d'essayer de m’estoquer. Comme guidée par mon instinct, j'esquivai l'assaut et après m'être habilement rapprochée de mon assaillant, je brisais son armure et lui déchirai l'abdomen d'un revers de poignet.

 La vue du sang sur la lame brillante de mon arme interrompit brièvement le cours de mes pensées et troubla ma vision. Je pensais à toutes les fois où je m'étais interdite d'ôter la vie de qui que ce soit, je songeais aux fureurs de Mère interprétant ce refus comme une preuve de lâcheté et de faiblesse. Tandis que le soldat éventré s'écroulait dans la poussière, et que je regrettais déjà mon funeste geste, deux autres gardes s'empressaient de me faire front. Confuse et troublée, je demeurai coite, lorsque je sentis un coup violent derrière mon crâne.

 Plusieurs heures ou jours plus tard, j'ouvrais les yeux, la bouche bâillonnée, les mains bloquées par de solides menottes suspendues par une chaîne au plafond, mes chevilles entravées par un système pareil à celui me brisant les poignets. Il faisait sombre et une odeur désagréable se dégageait de ce lieu. Je devais avoir été emprisonnée.

 La faim et la soif m'empêchaient de me débattre, néanmoins, je parvenais à faire tinter l'acier de mes liens afin que l'on constate que j'étais vivante. Le faible écho métallique des chaînes se mélangea à un bruit nouveau. Des pas résonnaient sur le sol pavé, quelqu'un venait.

 La silhouette qui s'approchait portait à la main une torche et dans l'autre, une planche en bois sur laquelle étaient posés un morceau de pain et un pichet. L'ombre ouvrait la cellule, et se débarrassait de son flambeau sur un reposoir appliqué au mur. Le geôlier s'approcha de moi et commençait à me scruter silencieusement. Je distinguais mal son visage, cependant, je constatais que malgré les traits juvéniles de mon gardien, une aura malsaine émanait de lui. L'homme passait ses mains derrière ma tête, et détachait le tissu qui m'empêchait de respirer correctement.

 Je respirais alors une grande bouffée de l'air puant et moite de la geôle, mes poumons semblèrent imploser tant ils avaient été comprimés jusqu'alors. Le garde m'amenait à la bouche le morceau de pain, je le croquais farouchement, mais j'eus plus de mal à l'avaler, constatant que l'aliment était rassis. Je l’ingurgitais à contrecœur afin de calmer ma faim. Une fois le croûton avarié ingéré, le geôlier porta face à mes lèvres le pichet, qu'il versa tout d'abord délicatement, puis finit par me vider dessus, me détrempant et faisant vaciller tout mon corps sous une ondée glaciale. L'homme laissa sa torche dans la cellule, et partit sans dire un mot.

 Épuisée et frigorifiée, j'essayais de fermer les yeux pour me reposer, néanmoins la lumière m'en empêchait, je ne réussis à m'assoupir que lorsque le combustible fut complètement consumé. Malgré l'inconfort de ma position actuelle, je pouvais enfin dormir et j'espérais reprendre un peu de force. Mon repos n'allait cependant pas durer longtemps.

 Je fus alors tirée de mon fragile sommeil par une gifle violente. Deux gardes ricanaient de mon état.

« Elle est bien plus jolie quand elle ne peut pas se débattre. Qu'en dis-tu ? Pouffait le premier garde.

– T'as raison. L'autre jour, on aurait pu presque croire qu'elle était dangereuse, à croire que non. Il riait à gorge déployée.

– C'est vrai qu'il va falloir payer pour ce que tu as fait. Il interpellait du regard l'autre soldat. Bon et si on s'amusait un peu avec elle maintenant ?

– Ne me touchez pas ! Criais-je, en me débattant autant que je le pouvais. Je ne voulais pas blesser qui que ce soit ! Je ne voulais pas tuer, je regrette !

– C'est un peu tard pour regretter. De toute manière, maintenant que tu es là, nous aurions tort de ne pas en profiter. Après tout, personne ne t'a réclamée.

– Mère vous le fera payer ! Je vous le ferai payer ! Bande de lâches ! Dès que je me serais libérée, j'aurais votre peau ! Vous m'entendez !

– Tiens, le temps des regrets fut bien court. Oh, mais on t'entend ça, oui. Mais enchaînée comme tu l'es, je ne vois pas ce que l'on risque.

– Puis les ordres sont clairs. Lâchait l'autre. Faites-la souffrir.

– Quoi ? Mais de qui sont vos ordres, de qui ?! Désespérais-je, ne comprenant pas ce que j'avais fait pour me retrouver ici. »

 L'un d'eux s'approchait de moi, mais je lui crachais au visage, tout en tentant frénétiquement de me défaire de mes liens. Je voulais à tout prix l'éloigner de mon corps, aussi je me tortillais au mieux que cela était possible.

« Mais c'est qu'elle résiste la peste, je me serais plutôt contenté de ne pas résister, si j'avais été toi. »

 Il arborait un sourire odieux, sortit une dague fine de son ceinturon et s'en servait pour découper d'un éclair argenté les filins de mon haut de tunique, me coupant légèrement sous le cou. Ses deux mains se plaçaient sur ma poitrine, me la touchant vicieusement. Je criais autant que je le pouvais, sans pour autant avoir un quelconque espoir « d'alerter » qui que ce soit ; si j’étais dans la cité aperçue auparavant, je devais me trouver dans le pire endroit possible de Mithreïlid, ceux qui m'entendraient, au mieux viendraient se divertir de ma situation désastreuse. C'est ainsi que le désespoir commença à s'emparer de moi, et que mon destin fut indéfiniment corrompu.

 L'autre garde passait derrière moi, restreignant mon cou d'une main et plaçant la seconde sur mes hanches. Puis ses doigts descendirent contre ma peau et atteignirent le haut de mon pagne, qui fut déchiré sans hésitation, me mettant à nue. Je suppliais en larme les soldats d'arrêter, tandis que mon souffle était saccadé par la panique et le stress.

 Cependant, ma détresse ne fit que déclencher un éclat de rire chez les deux pervers, qui n'en firent rien et retirèrent leurs bas. Mon corps et mon âme étaient alors saccagés par la violence des aller-retours perpétrés, mon anatomie souillée par ces criminels. J'étais écrasée sous les étreintes des deux abuseurs, qui m'insultaient et me frappaient, tout en me pénétrant de part et d'autre. Combien de temps allait durer cet enfer ? Combien de temps ces monstres sans cœur ni âme allaient-ils continuer ainsi ? Était-il possible d’être aussi mauvais ?

 Je ne pouvais qu'imaginer le pire, je pleurais toutes les larmes de mon corps ; affligée d'un profond dégoût et d'une terrible envie de mourir, pour la première fois de ma vie, mes veines et mes songes semblaient lentement se remplir d’une soif de vengeance.

« Je vous tuerai. Je vous tuerai tous, je vous saignerai... »

Mon souffle se tarissait, je me tordais de douleur, et m'abandonnais aux griffes du désarroi. Je finis par m'évanouir.

« Mais pourquoi moi ? Qu’avais-je bien pu faire pour mériter ça ? Pourquoi Mère ne me cherchait-elle pas ? Pourquoi m’arrivait-t-il ça à moi ? »

 Parfois il m'arrivait de rêver. De revoir le soleil, de vivre, de m'épanouir, mais l'obscurité m'emmenait loin de mes rêves et me ramenait à cette cruelle réalité. Je continuais de subir régulièrement, les sévices sexuels de ces malades, parfois, je n'en étais même plus consciente : mon âme était épuisée, j'avais cessé d'espérer, peut-être même avais-je cessé d’exister. J'allais mourir, je le voulais et le devais ; j'étais souillée, mon âme errait dans un corps démuni de toute volonté de survie. Malgré cette envie d'abandonner, de ne plus penser et de ne plus être, je sentais crépiter en moi, une énergie acculée, comme une voix sourde, dont l’écho appelait ce qui restait d’encore vivant en moi à s’insurger. Ce murmur émanant de la haine virulente qui n'avait jamais cessé de croître en moi, était farouchement lové autour d’une volonté que je croyais éteinte depuis longtemps, et c'était ce même chuchotement, qui finirait par avoir totalement raison de ma lumière intérieure.

 Un jour, tandis que mes songes se perdaient dans l'obscurité de ma cellule, l'un des criminels qui était venu à son tour pour abuser de ma chair, chercha à me tirer de ma torpeur en m'assénant une gifle ; je chérissais plus que tout ces absences dans lesquelles je me réfugiais pour ne pas avoir à subir consciente ces viols répétés. Constatant que l’impact ne me fit pas réagir, le pervers se plaça derrière moi, et retira son bas. C’est l'écho strident de la boucle de la ceinture qui, en heurtant le sol, se transforma en un farouche frisson sillonnant mon dos. Cette rage quasi-muette, semblait soudainement bourdonner et grésiller en moi, un effroyable sentiment de vengeance dévorait ma chair de l’intérieur, je ne pouvais plus supporter ces abus une seconde de plus.

  Tandis que ce porc allait profaner une énième fois mon corps innocent et briser davantage mon âme, je fis violemment éclater les chaînes me restreignant les jambes. Je balayais sans difficulté cette ordure d’une frappe violente, puis, comme si cette force avait toujours été en moi, j’arrachai les encoches plafonnières à l'aide de mes liens métalliques. Sans perdre la moindre seconde, je fonçai droit sur le soldat abasourdi, puis le plaquai contre un mur de ma cellule.

 « Alors comme ça, tu me veux, c’est ça ? »

 Je malaxai son crâne en envoyant mon front contre le sien, sonné, je le saisis et le projetai de toutes mes forces dans les grilles, volant à leur tour en éclats. Je cherchais frénétiquement de quoi me vêtir, mais je ne trouvais rien pour me couvrir. Cela n'importait plus désormais, plus rien n’importait de toute manière. Je massacrerai qui me retiendrait, nue s’il le faut. L’heure de ma vengeance était venue, et le murmur qui était né en moi, hurlait intérieurement que j’allais adorer ça. Je prenais délicieusement possession de cette puissance parcourant sauvagement mes veines, faisant fulminer mes songes, me rappelant cruellement tout ce que j’avais enduré et ce que h'avais voulu oublier. Apparut alors une longue épée à la teinte crémeuse dans ma main. Cette dernière était scintillante, immaculée, de laquelle émanait une aura apaisante.

 Alors que j’allais gravir les escaliers qui avaient durant tout ce temps gardé mon malheur à l’abri des regards, une douleur intense parcourut mon dos et m'arrêta nette dans mon élan. Je m'affaissai, convulsant dans l’obscurité et sur le pavage froid, tandis que j'eus l'impression que mon épine dorsale se déformait. J’hurlais accablée par la douleur de mes os qui semblaient se déloger de mon corps. Je ne pouvais pas mourir comme ça, pas maintenant, pas avant de m’être repue d’une bonne et due vengeance. Cependant, ma mort n’était heureusement pas au rendez-vous : dans un déluge de sang, deux ailes desquelles émanaient une lueur écarlate et un grésillement abominable, venaient d'éclore de cette souffrance aiguë.

 Que s'était-il subitement passé pour que cela se produise ? Quel était ce puissant sentiment, dont la brutalité me donnait l’impression d’être consumée de l'intérieur ? Pourquoi avais-je l'impression que tout mon corps s'effondrait sur lui-même ? J’en revenais alors à m'interroger quant à la vraie raison de ma présence ici, et du pourquoi m'avait-on fait subir toutes ces horreurs ? J'étais la victime d'une infâme injustice. Mère et toutes ses histoires de Dieu de la Justice s’était finalement bien foutue de moi. Je me mettais à rire, diaboliquement, désespérée, depuis ces cachots qui n’avaient que trop longtemps retenu ma fureur.

 Je n'avais plus envie de penser, ni de réfléchir. Je souhaitais simplement noyer mon chagrin et ma peine dans le sang de ces criminels, je le désirais ardemment. Cette haine qui inondait désormais ma chair comme un poison virulent, faisait miroiter bien plus de plaisir à mon esprit que nul autre souvenir que j’avais pu engranger durant mes treize premiers cycles d’existence. Il n'y avait dans ma tête plus aucune place pour la pitié ou le pardon, pour la joie ou la compassion. Je ne pouvais plus qu'entrevoir tout le mal que l'on m'avait fait, toutes les crasses que j’avais endurées. Dans un hurlement qui ne semblait même pas porté par ma voix, je laissai exploser ma haine, une onde de choc fit alors sauter tous les murs m’entourant, tandis que je m’extirpai à tire d’aile de la prison en ruines, avant d’être ensevelie par l’effondrement que j’avais moi-même provoqué. Les gardes aux alentours s'attroupèrent sans délai pour me faire face, tandis que je m'extrayais, l'esprit fulminant, des décombres. Les hommes et femmes en armure semblaient à la fois surpris et paniqués, tourmentés par le tumulte de mon improbable évasion. Certains s’écroulaient même sous le grésillement qui émanait de moi. Je laissais mon courroux être guidé par la lame lumineuse, dont l'éclat pâle s'était désormais harmonisé cependant avec celui de mes ailes, virant à l’écarlate.

 À chacun de mes pas les pavés tremblaient et se soulevaient, je courais et bondissais frénétiquement sur chaque personne se trouvant dans mon champ de vision. Chacune des âmes de cette ville était à mes yeux, responsable de mon malheur. Ce n'est qu'après avoir occis sans discernement plusieurs centaines de miliciens et habitants, puis être arrivée sur une large esplanade, ornée d’un imposant obélisque, que je finissais par retrouver parmi les troupes affolées, les visages vicieux des deux premiers couards à m’avoir violée, comme si je n’avais été qu’un tas de chair, sans sentiment, ni pensée.

  Je stoppai ma course effrénée et m'approchai d'eux lentement, mon arme pourpre s’évanouissait à ma demande. Dans leurs yeux, luisait alors l’éclat d’une émotion qui, étrangement, m’excita alors au plus haut point : une terreur incommensurable. Ces lâches, qui plusieurs semaines, mois, ou cycles plus tôt n’avaient pas hésité une seule seconde à me souiller, se retrouvaient enfin à ma merci. Ils étaient terrifiés à ma vue, écrasés par le bourdonnement malsain qui accompagnait chacune de mes foulées. Enfin à portée d’eux, mon corps se souvint de plus belle, ma haine s'amplifia d’un bond. Leurs expressions faciales devinrent livides comme la mort, tandis que je plantai ma main dans le torse de l'un des deux, transperçant sans le moindre mal l’épaisse armure sensée le protéger, saisissant à pleine paume ses organes, que j'extirpai hors de son corps, jusqu’à pouvoir l’étrangler avec ses propres intestins, profitant délicieusement de sa lente agonie. L'autre pourriture n’avait pas attendu pour s’enfuir, hélas pour lui, je bondis promptement et le rattrapais sans le moindre mal. Je lui brisai les deux jambes en le fauchant d’un violent croche-patte, puis, le regardais, tant bien que mal ramper quelques instants, m’esclaffant de le voir ainsi, essayant vainement de me fuir. Je le relevais nonchalamment du sol, en le soulevant par le cou et le positionnais dos au monument central de cette grand-place. Le bougre gesticulait encore, comme un ver de terre que l’on aurait arraché à son bain d’obscurité, tentant de se libérer de la constriction pratiquée par mes doigts. Cependant, ses efforts demeuraient vain. Ses cris étouffés de terreur coupèrent le souffle de tous les témoins de la scène, instaurant un silence morose chez les soldats qui n’osaient même pas m’attaquer, pétrifiés par la peur.

 « Laisse-moi deviner, crevure… Tu regrettes, c’est ça ? Sa tête hochait nerveusement, sa réaction pathétique me faisait mourir de rire. Mais dis-moi, quand je te suppliais de ne pas me violer, as-tu cessé ce que tu allais entreprendre ? Non ? Alors, assume bâtard. »

 J'armai mon poing et le lui écrasai plusieurs fois dans le visage, son sang jaillissait, chacune de mes frappes faisait sauter des morceaux de chair et d’os dans tous les sens. Ce ne fut qu’après quelques secondes d’acharnement, que je jetais le macchabée défiguré au sol. La lame bourdonnante réapparut dans ma main, je refis face aux soldats restants, et me ruai alors sur eux. Rue après rue, artère après artère, le sang et les corps démembrés tapissaient le dallage gelé de la cité. Cette ville allait être témoin d'un carnage sans limite.

  Durant toute une nuit et machinalement, je tuais quiconque je croisais, femmes et hommes, enfants et vieillards, coupables et innocents. Tous étaient à mes yeux, responsables de ce qui m'était arrivé. Tous auraient pu m'aider et me faire quitter cette geôle où je n'aurais pas dû être enfermée. Mais personne n'avait répondu à mes hurlements de détresse. Aujourd'hui, tous allaient en payer le prix.

 À mesure que le nombre d’âmes vivantes ici diminuait, mon désarroi s'atténuait lui aussi progressivement, et, comme si je me réveillais subitement d'un mauvais rêve, j'ouvrais les yeux.

 Je tournais sur moi-même au milieu d'une place quelconque, constatant que j'étais l'épicentre d'un carnage sans nom, j'avais semé la mort dans toutes ses formes les plus terribles. J’étais alors prise d’une furieuse palpitation et d’une cruelle remise en question. Quelque chose me choquait : je ne pouvais pas avoir fait ça, moi qui m'étais interdite de devenir une meurtrière... ? Et pourtant, considérant que j'étais recouverte de sang mais totalement indemne, unique vivante parmi ce cimetière hors-terre, j'en concluais sans la moindre difficulté, que j'en étais la seule responsable.

 Accablée par la culpabilité, mes larmes se mirent alors à couler à flots, nettoyant mon visage d’un millier d’effusions de sang le tâchant. Mon cœur battait anormalement vite, tandis que mon souffle devenait totalement incontrôlable. Mon estomac se tordait, je tombais à genoux, vomissant une épaisse pâte constituée de pain rassis. Mon corps tremblait de toute part, je m'affaissais et me roulais dans les tièdes flaques et poisseuses constituées du sang d’autant d’inconnus que d’innocents.

 J'étais nue, et frigorifiée par les souffles nocturnes qui sillonnaient les artères ensanglantées de cette cité. À chacun de mes coups d’œil, j'apercevais tous les boyaux et corps inanimés qui jonchaient les pavés autour de moi. Qu'avais-je-fait ?

 Bien sûr que je souhaitais plus que tout me venger de ceux qui avaient abusé de moi, mais pas de là à annihiler toute forme de vie d'une ville entière. J'essayais de me rassurer en me disant que je devais être en train de cauchemarder. Hélas, le déferlement d’émotions et de ressentis dont m'avait privé mon enfermement et que j'étais actuellement en train d'affronter, me confortait de l'inverse : j'étais tout sauf endormie, il s’agissait de la pure réalité.

 Ce fut cette vision infernale, qui rappela au galop le désir d'oublier et de mettre fin à ma vie, que j'avais contracté au fil des différents sévices que j’avais subis dans les cachots. C'est par ailleurs cette même volonté, qui me conduisit jusqu'à cette île qui m’était inconnue, comme guidée par mon désespoir. J'avais traversé des plaines verdoyantes, marché à travers de vastes forêts, puis, j'avais fini par atteindre ces falaises, surplombant un océan tumultueux : comme si c'était mon propre esprit que j'étais en train de contempler, marquant la frontière entre ma vie et ma mort. C'est ainsi que mon souvenir se terminait, que je reprenais le cours de mes pensées.

 Je fermai les yeux et étendis les bras en direction des rafales venteuses chargées d'eau iodée. Les multiples bruissements émanant d'un bosquet paisible se mélangeaient aux claquements des vagues sur les parois érodées. La brise marine, remplissait mes poumons d'un air frais, l'odeur du sel, me rappelant le goût de mes larmes me purifiait les narines. Je fis trois pas en avant, atteignis le rebord de la paroi, puis me laissai tomber. Je ne sentis finalement que l'impact d'un rocher solide, me brisant l'abdomen, écrasant ma poitrine et broyant tous mes organes. La caresse de l'eau, liée aux sveltes mouvements des vagues, donnant une ultime fois à mon corps l'impression d'être en vie.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 34 versions.

Vous aimez lire EruxulSin ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0