Chapitre IV : Chemins convergents

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 Aussi loin que j'étais en mesure d'interroger ma mémoire, c'est-à-dire en remontant quelques mois seulement en arrière, Tne' avait toujours été proche de moi. Lorsque j'avais repris connaissance, sur cette Terre qui m'était alors totalement inconnue, j'avais l'impression que nous nous connaissions déjà lui et moi ; tout du moins, mon curieux sauveur me semblait familier. J'étais bien consciente qu'il s'agissait là d'un paradoxe, ne me souvenant d'aucun détail concernant ma propre existence.

 Lors de mon éveil, seul mon nom – si bien entendu, ce dernier n'était pas une affabulation de ma mémoire – m'était alors revenu à l'esprit. Comme si ce détail-là, cet unique fragment que je possédais, avait lui survécu à l'amnésie totale qui m'empêchait de savoir qui j'étais.

 Étrangère à ma propre vie, chaque pas que j'effectuais, me renvoyait à la cruelle impression de fouler des paysages inexplorées et hostiles à ma présence. Comme si j'évoluais dans un monde auquel je n'appartenais pas, ou auquel je n'avais pas le droit d'appartenir. Si j'avais un jour vécu sur Mithreïlid, alors ce continent était à mes yeux totalement méconnaissable.

 Avant cette plage, où mon compagnon de route se tenait à mes côtés, aucun souvenir ne se profile dans mes songes. Même la simple notion de temporalité m'était totalement inconcevable. Ce faisant, chaque seconde passée dans ce nouveau monde, me faisait ressentir l'implacable frustration de ne pas avoir ma place à cette époque.

 Je ne savais pas qui j'étais, ni d'où je venais, quand étais-je réellement venue au monde... Il n'y avait pour ainsi dire que Tnemesnap, qui occupait donc les quelques bribes de mémoire que j'avais accumulées en sa compagnie. Il me fallait néanmoins prendre en compte cette mystérieuse femme, qui, après avoir été sévèrement blessée suite à notre affrontement, cheminait en maugréant à nos côtés, et qui était devenue la deuxième personne à s'implanter dans le vide qui m'entourait.

 Je n'étais pas très bavarde, et m'étais souvent effacée lorsqu'il était question de recueillir des informations auprès d'autres Mithreïlidiens, laissant donc ce soin à Tne', qui s'avérait pour sa part être une vraie pipelette. Cependant, cela m'arrangeait d'avoir gardé ma voix réservée à mon esprit, ou pour de rares conversations avec Tnemesnap ; ceux qui parlent, après tout, ont des expériences à transmettre. Moi, ma vie était comme vierge, je découvrais absolument tout pas à pas, je n'avais donc rien, ou presque rien à dire.

 Tandis que je marchais, je me retournais pour poser mon regard sur notre troisième membre du groupe, cheminant mollement derrière Tne' et moi. Sans trop savoir pourquoi, je n'avais finalement pas pu la laisser agonisante au milieu de cet immonde charnier dans lequel nous nous étions affrontées. Je veux dire... Pourquoi l'aurais-je laissée, elle ?

 Durant ces quelques mois de voyage avec mon compagnon de petite taille, jamais notre route n'avait croisé celle d'un individu si exceptionnel. Je savais à peine d'où m'était venue cette propre force... Mais quelque chose d’indescriptible émanait d'elle. J'en étais certaine.

 Puis, je me disais qu'après tout, cette pauvre femme à la fois si particulière mais à l'allure piteuse devait, à notre instar, s'être trouvée ici par le plus grand des hasards. J'en prenais pour preuve le fait qu'elle ne revêtait pas la tenue des cohortes guerroyant quelques heures plus tôt, ou bien d'autres escouades que nous avions jusqu'à présent réussies à éviter. Après réflexion faite et en jetant un coup d’œil supplémentaire dans sa direction, je ne savais même pas si l'on pouvait vraiment parler d'habits la concernant : elle n'était recouverte que par de miteuses guêtres, toutes ensanglantées et déchirées.

 Qu'elle ne soit donc pas personnellement impliquée dans le précédent combat, était ce que nous avions fini par conclure avec Tne', lorsque je transportais cette inconnue inconsciente sur mon dos. Ainsi étaient les choses, d'après ce que j'avais pu voir, Mithreïlid semblait être actuellement en proie aux affrontements de multiples groupuscules. Ces derniers, se différenciant les uns des autres par leurs attributs physiques ou culturels, s’entre-tuaient sans cesse, représentant des villages, des clans, ou des ethnies, voire des cités dans le cas échéant, aux vues du nombre de soldats engagés dans la bataille. Or, ces conflits dont nous n'avions nulle raison d'y être liés, et bien parfois, des personnes comme Tne' et moi, se retrouvaient au beau milieu de ces massacres ; et encore une fois, sans avoir la moindre intention d'y être. Ainsi devait-il en être pour celle dont nous ignorions tout.

 Je repensais alors au Dragon de lumière qui avait jailli de mon arme pour faire front au serpent de sang manipulé par la guerrière qui nous suivait. Encore quelque chose de nouveau, encore quelque chose d'anormal, et bien entendu encore quelque chose qui me concerne. Je ne savais pas comment avais-je fait, si j'en étais finalement la réelle responsable. Le maniement du sabre m'était apparu comme inné après que Tne' m'ait sorti de mon grand bain. Mais jamais je n'avais constaté cette formidable puissance. L'hypothèse que je puisse avoir été dans mon passé une combattante résonnait de plus en plus en moi. Néanmoins, je ne comprenais pas pourquoi la seule flamme qui depuis mon réveil avait animé un tant soit peu mon âme, soit celle de dégainer mon arme, afin d'assurer ma survie et par là même d'éliminer toute menace pouvant me nuire. Pour couronner le tout, et sans savoir pourquoi, j'étais dotée d'une habilité sans égale pour me battre...

Avais-je aussi oublié un possible entraînement ? Étais-je moi aussi soldate avant de me réveiller sur cette plage ? Avais-je tué ?

  Voilà pourquoi j'étais presque muette quant à mon histoire, parce que je ne savais pas du tout qui j'étais. Quant à Tne', il s'élançait souvent dans de longues palabres pour me décrire telle racine, ou telle plante, mais parlait peu de sa propre vie. Ses connaissances et ses remarques salaces occupaient donc la majeure partie de ses élucubrations... Je devais admettre que j'avais toujours été curieuse de savoir quelle pouvait être l'histoire de ce curieux personnage, car malgré ses monologues, et le fait qu'il m'avait paru dès le premier regard familier, il n'en restait pas moins un mystère.

 Tout était chez lui étrange, pour ainsi dire... Déjà il avait ces minuscules moignons d'ailes qui n'allaient pas du tout avec le reste de son corps, et qui semblaient n'être là que pour dénaturer davantage son physique... Atypique. Sa corpulence chétive n'aidait en rien, et lui donnait autant de crédit que l'on en donnerait à un insecte. Cependant, rien ne semblait jamais le surprendre, il n'était pas spécialement froussard, juste désintéressé et rarement volontaire pour faire autre chose que d'observer les plantes et d'écrire dans son carnet.

 La sensation de le connaître m'avait amenée à lui demander à plusieurs reprises si nous nous connaissions avant, sa seule explication vis-à-vis de notre rencontre fut d'évoquer « le fruit du destin et du hasard ». Sa version était la suivante : il avait ce jour-là vu un cadavre flotter à la surface de cet océan dans lequel il collectait des plantes bien spéciales, et était allé le repêcher.

  Nous marchions tous silencieusement et quelques heures s'étaient écoulées après la bataille et le réveil de mon assaillante. Nous avions cheminé à travers une lande pour nous éloigner des combats, espérant ainsi éviter toute lutte inutile. Avec une blessée sur les bras, nous étions plus vulnérables, bien qu'en y réfléchissant, pour quelqu'un qui s'était empalé sur sa propre arme, elle avait l'air de s'être quand même bien remise de son -presque- funeste sort. Après tout, rien que le fait d'avoir survécu était déjà un miracle.

 Hélas, bien que ce détail la rendait encore plus exceptionnelle, je n'avais pas du tout confiance en elle. Même si elle n'avait rien à voir avec les deux troupes, comment se faisait-il, qu'elle fut alors au plein cœur de l'affrontement, luttant contre les soldats des camps opposés ; et c'est sans prendre en considération que si je n'avais pas été aidée de la matérialisation lumineuse provenant de mon sabre, son serpent volant et sanguinolent m'aurait sûrement broyée, à l’instar de tout ce qui avait pu être vivant avant son carnage. Pouvait-elle être la source du conflit ? Avions-nous raté quelques détails expliquant cela ?

 Cette inconnue était donc sans aucun doute une personne dangereuse, par mesure de sécurité j'avais même récupéré son sabre et l'avait dissimulé dans la bourse magique de Tne'. Cette mesure je me l'étais justifiée pour nous éviter le moindre coup fourré venant de cette énergumène ; lorsque la femme avait repris conscience et qu'elle s'était rendue compte de la confiscation, cela avait déclenché chez notre blessée une furie sans précédent à laquelle j'avais mis fin en la menaçant. L'ayant vaincue précédemment, sa vengeance aurait pu être problématique, mais avec son arme en notre possession, j'avais alors l'ascendant sur elle.

 Je cessais de penser à mes compagnons de route, et j'essayais de me détendre en profitant de la vue paisible de ce sentier. Il était bordé d'une végétation très fleurie, tandis que face à nous, se profilait les premiers arbres d'une forêt, dans laquelle s'engouffrait la piste que nous empruntions. Si Tne' et moi étions muets comme des carpes, la nouvelle arrivée chantonnait par moment, puis finissait par se taire et se mettait à expirer bruyamment. Tne', lui, marchait à mes côtés, scrutant la verdure et les buissons, comme à son habitude.

  « Tu as une idée d'où devons-nous nous rendre maintenant ? Evi' ? M'interrogeait Tne', interrompant le fil de mes pensées.

- À vrai dire... Je ne sais pas trop. Cela fait des mois que nous évitons de peu les rixes de ces armées, non ? Tout ça pour tomber nez à nez avec cette « fille ». Glissais-je, en jetant un regard vers elle.

- En ce qui me concerne, cela ne serait pas la première fois que le destin m'amène au-devant d'un semi-cadavre. Lançait-il d'un ton pinçant, avant de me scruter malicieusement. Puis, outre sa rencontre, cela nous aurait seulement conduit au milieu d'un tas de corps et de membres, appartenant à des personnes lambda. À tout ça je dis non merci, plus pour moi en tout cas. Maugréait-il, en se retournant vers l'autre fille. Et elle, du coup ? Que va-t-il se passer, elle va rester avec nous ?

- Quoi, que va-t-il se passer ? Je voulais juste être sûre qu'elle s'en sorte. Pour le reste... Ça m'importe peu. Avais-je fini la phrase dans ma tête.

- Maintenant qu'elle est avec nous, tu en es un peu responsable quand même. Puis c'est une drôle de philosophie, je t'ai vue en occire quelques-uns des soldats, plus tôt, tu ne t'es pas arrêtée pour leur faire preuve de compassion. Non ?

- Oui, oui, je sais bien. Il n’avait pas tort, ce sauvetage n’avait rien d’impartial. En plus dans son état, elle n'aurait pas survécu bien longtemps, son agonie n'aurait pas duré. En soi il avait raison, j'aurais clairement pu la laisser avec les autres cadavres, alors que là, peut-être avais-je glissé un problème dans nos bagages. Mais quand même, je ne sais pas. Je ne comptais clairement pas dire à voix haute que je la trouvais exceptionnelle, pas après sa crise de nerfs. Elle n'aura qu'à reprendre son voyage seule au prochain village que nous croisons.

- Même maintenant, moi ça me va, hein. Venait-elle de couper notre conversation. Si je ne suis pas iblo... boli.. Si tu ne me forçais pas à rester, ça ferait un bout de temps que je vous aurais fauché compagnie. Grognait-elle.

- Fauché ? Riait Tne'. Tu ne voulais pas dire faussé compagnie ?

- Peu importe. Ronchonnait-elle.

- Je disais donc... Reprenais-je. Peut-être pourrions-nous comprendre ce qui amène les armées à s'affronter de la sorte ?

- Oula oula, si nous nous intéressons de trop près à cela, il risque d'y avoir des retombées négatives sur nous. Soufflait Tne' d'un ton peu glorieux. Puis qui dit guerre dit combat et...

- C'est sûr que tu n'as pas l'air taillé pour te battre, le nabot. Pouffait notre arrière-garde.

- Bon. Je m'arrêtais et me retournais vers la fille. Écoute-moi bien toi. Lui disais-je en la fixant dans les yeux. C'est par sympathie que je t'ai ramassée et portée les premières heures. Grâce nous soit rendue, tu marches et tu parles. Maintenant, si tu pouvais avancer et te taire, sans nous déranger, ça irait aussi.

- Hé oh. Te prends pas pour la sepur... sipur.. Pour la cheffe, hein. Venait-elle de lâcher en haussant le ton et en fronçant les sourcils. Moi je ne t'ai rien demandé, tu m'as foncée dessus et après tu me ramasses. Mais moi je veux pas te suivre, ni toi, ni le nain. Puis, fous-moi la paix, je dis ce que je veux en plus. Se renfrognait-elle.

- Pour l'instant, j'ai ton arme, alors tu te tiens tranquille et si tout va bien, comme je le disais, au prochain bourg que l'on croise, tu pars. Et tout le monde sera content. Lâchais-je, dédaigneuse.

- Ah, bah fanti... Finsta... Super. Se contentait-elle de répondre.

- Après, et je ne m'en plains pas, elle avait un peu raison, tu sais. Je ne suis pas tellement un combattant, et je ne pense pas que cela soit honteux pour autant. Je n'y peux rien si le sang ne m'intéresse pas. Si cela me vaut des remarques, je les accepte. Mon choix est clair depuis longtemps. Répondait-il sans colère. Peut-on au moins savoir comment tu t'appelles, sans animosité aucune ?

- Gnas. Elle grommelait.

-Tu ne demandes pas, mais... Je m'appelle Tnemesnap, mais Tne' c'est suffisant pour ma taille. Cette remarque faisait ricaner "Gnas". Et elle, c'est Evialg. Cette situation est désormais plus convenable, vous en conviendrez mesdames ? »

  La houle naissante de cette conversation prenait subitement fin sur cet échange de « pure courtoisie ». C’est ce qui rendait ce pervers vraiment particulier ; il ne s'était pas vexé et avait conservé la tête froide, il avait même réussi à nous calmer toutes les deux. Il s'exprimait bien, si l’on ôte la perversion de ses songes, et était bien plus sage que son aspect d'enfant lubrique laissait à prétendre. Sa petite taille et ses petites ailes, lui ôtaient vraiment toute crédibilité, mais sa voix était calme, posée. S'il n'en avait pas l'air, il était doté d’une rare intelligence et d’un tempérament presque inadéquat à ce monde en perpétuelle guerre.

 Puis, sans que ce détail ne soit des plus importants, il était surtout le seul homme que je connaissais « personnellement ». Cela me faisait rougir alors que j'étais en train d'associer les arbrisseaux que nous croisions, jonchant le bord du sentier, avec les fourrés dont Tne' racontait qu'ils abritaient toujours les jeunes couples en pleine recherche d'une fleur rare. Néanmoins, les mois passant, j'avais laissé son genre de côté, cela ne m'intéressait pas vraiment de toute manière.

 Je comparais l'éloquence assurée de Tne', au peu que nous avions entendu provenant de la convalescente. À l'entendre durant sa crise de nerfs, ou même pendant ses quelques mots à l'instant, elle semblait ne pas avoir appris à parler, ou ne pas en avoir eu l'occasion. Cela lui donnait l'air un peu bête, et pourtant cette idiotie qui lui était inhérente, ne réduisait pas la dangerosité qui émanait d'elle. Songeant au fait qu'elle était un peu notre prisonnière, je me mettais à me demander, ce qui faisait que Tnemesnap me suivait. Après le dédain qu'il avait exprimé à l'idée de devoir à nouveau faire face à de nouveaux affrontements, il aurait pu repartir seul dans une autre direction que la mienne, depuis bien longtemps, afin de retourner à son activité favorite qui devait être de fouiller les moindres recoins de terre à la recherche d’une racine, ou de je ne sais quel autre végétal. c'était son droit et il ne devait pas se sentir obligé de m'escorter sans cesse.


 Le temps était passé si vite depuis qu'il m'avait sauvée de la noyade... Songer à la notion de temps, me faisait à nouveau penser à mon passé, et à tout ce qui avait pu m'amener à me noyer ; je ne comprenais pas pourquoi rien ne me revenait, est-ce que mon origine allait-elle être indéfiniment indéfinissable?

 Allais-je m'endormir un beau jour et tout oublier à nouveau ? Ou à l'inverse, est-ce que si je me rappelais de qui j'étais, je ne serais pas déçue de ma vie passée ? Une larme coula de ma joue. Puis deux. Tne' le remarqua, me saisit la main, et je compris qu'il me demandait par le biais d'un regard timide si tout allait bien. Je lui hochais lentement la tête. Il serrait ma main, cela me gênait, je la retirais de la sienne.

 J'essayais de penser à l'horizon, de me focaliser sur le chemin que nous étions en train de fouler, de la sylve qui se rapprochait de plus en plus, et de tous les autres sentiers que nous allions emprunter par la suite... Néanmoins, mon attention était captivée par les cailloux qui virevoltaient çà et là, que notre arrière-garde s'amusait à envoyer valdinguer du pied, ricochant sur le sol, rebondissant entre Tne' et moi... Je les comptais passer, et cela commençait à sérieusement m'agacer.

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