Chapitre XII : Errance partagée
« Quelle journée ! Je me suis tellement amusée. Avoue que, finalement, tu ne regrettes pas d'avoir été "traîné de force" ! M'exclamais-je, en battant l'air de mes mains.
– Haha. Très drôle. Mais je dois le reconnaître, parfois une bonne dose d'action...
– Puis on a ramassé tellement de choses ! Le coupais-je.
– Ne fait pas de mal. Poursuivait-il. Oui ! Mes bourses et besaces sont pleines à craquer. Bien que cela ne soit pas tout le temps une bonne chose. Bredouillait-il.
– On devrait se faire une jolie pellicule avec tout ça ! Lâchais-je avec un grand enthousiasme.
– Un joli pécule, Gnas. Me reprenait-il. Pas une pellicule.
– Roooh, c'est pareil. Toi tu confonds un arbre avec un monstre et tu incendies une forêt. C’est pas vraiment mieux. Je ricanais.
– Tu vas en parler souvent de ça ?
– Tout le temps, je pense même l'écrire dans ton carnet, enfin si j'y arrive. Je pouffais. J'ose pas imaginer la tête d'Evi' quand elle l'apprendra. Elle voudra t'étriper et...
– De nous deux, et pour longtemps, je l'espère tout du moins... Tu es la seule qu'Evialg a personnellement étripé... Se moquait-il.
– Ouais. Ouais... C'est ça. Maugréais-je. Et sans moi vous y restiez, la dernière fois, mais ça, on l'oublie bien vite. Grognais-je. »
Nous arrivions en vue de l'auberge, le fier bâtiment illuminait les alentours et notre progression. Nous ne percevions plus que le logis, dernière source de lumière qui nous parvenait aux yeux, en cette chaude tombée de nuit.
« Dis, tu crois qu'Evialg sera réveillée ? Lui glissais-je, curieuse.
– Je n'en sais rien Gnas, je n'en sais rien. Se perdait-il dans ses pensées. Puis, mes dernières potions n'ont pas vraiment été efficaces, si son état ne s'est pas amélioré... Cela confirmera ma perte de confiance vis-à-vis de ma vocation et donc de mes convictions.
– Tu voulais dire concoctions ? M'esclaffais-je de rire.
– La seule fois où tu pouvais me reprendre...
– Je le fais ! »
Tne' me donnait une tape sur le postérieur, sans animosité, ni arrière-pensée et arborait un sourire décontracté. Nous rigolions, il était drôle en fait, un peu étrange, et complètement pervers, mais marrant. Quelques pas nous séparaient du seuil d'entrée, nous nous époussetions à l'unisson, puis, nous franchissions la lourde porte de l'auberge ; dans la salle commune, quelques tables étaient déjà occupées par des groupes très hétéroclites, tantôt composés d'aventuriers et d'autres par des marchands.
Le tavernier au regard un peu vague, attendait à son comptoir. Malgré l'air complètement distrait qui découlait de lui, j'avais bien compris qu'il allait nous interpeller, notre arrivée semblait l'avoir tiré de son nuage ; peut-être nous annoncerait-il une bonne nouvelle.
« Bonsoir jeunes gens. Votre chasse fut bonne ? Nous accueillait-il, attentif à notre état.
– Elle fut plutôt fructueuse, en effet. Lançait Tne'.
– Quoi qu’un peu carbonisée quand on y réfléchit bien. Lançais-je, déclenchant chez Tne’ une tête embarrassée.
– Tant mieux pour vous... Tant mieux. Vous devriez sans tarder, aller voir votre coéquipière, elle est descendue il y a quelques heures. Elle avait l'air... Il cherchait comment annoncer la chose. Quelque peu perturbée. Puis elle est remontée sans délai et elle n'est pas revenue depuis. »
Je n'avais pas vraiment pris le temps d'écouter la phrase en entier, je m'étais précipitée dans les escaliers, que je gravissais à grandes enjambées. Je rentrais dans la chambre où Evi' se trouvait. Elle était vêtue d'une grande robe noire, elle se tenait droite, dos à la porte, penchée au-dessus du lit, les yeux rivés sur son ancienne tunique ensanglantée, qu'elle chiffonnait nerveusement entre ses doigts. Elle n'avait pas même l'air d'avoir remarqué mon entrée.
« Euh, Evialg, tu te sens bien, tout va pour le mieux ? Me risquais-je à lui demander. »
Je n'eus pas de réponse. Je m'avançais dans sa direction, lentement. Elle ne semblait toujours pas me remarquer. Son visage était braqué sur les plis qu'elle faisait et défaisait frénétiquement avec son ancienne tenue. Je voyais bien qu'elle broyait du noir, mais raisonner ou rassurer les gens, moi... Je ne savais pas le faire, et avec elle, le peu de certitudes que j'avais, disparaissaient immédiatement. Je ne voyais donc pas trop quoi faire. Puis, je ne la connaissais pas plus que ça... Cela valait-il vraiment la peine de chercher à comprendre ce qui n’allait pas chez elle ? Je me laissais tout de même tenter.
« Bon écoute, je suis pas super douée pour comprendre les histoires parce que...
– J'ai vu tes cauchemars Gnas. J'ai vu ta douleur. Elle parlait tout bas.
– Je... Euh. Evi'. Tu parles de quoi ? La questionnais-je, tout en me demandant moi-même de quoi me parlait-elle.
– L'autre jour quand j'ai bu... Elle se retournait face à moi, lâchant enfin son vêtement du centre de son attention. Quand j'ai bu ton sang... Elle avait quelque chose de changé dans le regard. Tnemesnap, lui, rentrait à son tour dans la pièce, silencieux. La seule chose que je me demandais, c'était qui j'étais ou qu'est-ce que j'étais. Evialg semblait avoir totalement oublié sa précédente phrase. Je suis incapable de le savoir parce que je n'ai aucune idée du cycle durant lequel je suis née, ni de la période à laquelle j'ai vraiment vécu. Je me rends compte que je ne suis pas la seule à errer de la sorte...
– Je ne suis pas sûre d'avoir compris, en fait. Murmurais-je.
– Ce n'est peut-être pas le moment Evi’. Intervenait Tne' conscient de la confusion de notre camarade.
– Non. Elle doit savoir. Écoute-moi Gnas. Quand Tnemesnap et moi nous sommes rencontrés...
– Attends. Je ne suis pas sûre de déjà vouloir tout savoir sur toi, sur vous. En réalité, nous n'avons jamais combattu ensemble, mais plutôt l'une contre l'autre. Puis, je suis toujours votre prisonnière, en plus.
– Notre prisonnière ?! Répondait comme choquée Evialg, alors qu'au même instant je lui désignais ma taille, démunie de toute arme.
– Aujourd'hui ça a été drôle. Je me suis retrouvée à frapper des monstres en bois à coup de poing, tandis que Tne' mettait le feu à la forêt voisine. Lui rétorquais-je.
– Tu as raison Gnas. Ce qu'il nous manque pour nous comprendre, c'est sûrement d'avoir combattu côte à côte.
– Bourrines. Glissait Tne' à voix basse, avant de se retirer vers son lit et de finalement plonger le nez dans un des carnets, profitant sûrement qu'Evialg n'ait pas relevé le fait qu'il ait provoqué un incendie. »
Le silence régnait depuis la précédente intervention de Tne', peut-être avait-il clos de la sorte la discussion car lui non plus, ne devait sûrement pas savoir comment s'y prendre avec cette étrange femme, et ne la comprenait sûrement pas complètement, non plus. Il lisait d'un œil et nous observait bizarrement de l'autre ; son regard était à la fois animé d’un air curieux mais aussi baigné d'une forte inquiétude.
Je constatais qu'il était en train d'épier l'obscur chaperon long que revêtait mon interlocutrice. Evialg venait de jeter ses anciennes guêtres tachées sur le lit, et demandait d'un geste de main à Tne' de lui envoyer le fourre-tout qu'il avait gardé sur lui toute la journée. L'ayant récupéré, elle plongea sa main puis son bras entier, dans l'étrange besace ; elle fouilla dedans quelques instants, et en tira mon sabre, attaché à la ceinture qui le soutenait. J'hallucinais à la fois parce qu’enfin je retrouvais mon équipement, que je croyais être dissimulé quelque part dans la chambre, puis surtout de le voir extrait d'un si petit sac. Elle me tendait désormais mon arme, qu'elle tenait d'une poigne ferme. Son visage s'éclaircissait, puis s'illuminait finalement d'un sourire radieux.
« Ainsi, nous sommes quittes. Soufflait-elle, peut-être avais-je mal compris son expression faciale. Voilà ton arme, je n'aurais pas dû te la confisquer, je ne me serais peut-être pas retrouvée dans cet état si tu l’avais gardée avec toi, c'était une mauvaise idée finalement. Mais passons. Demain, nous irons combattre, et dans le même camp cette fois-ci. Disait-elle en me rendant mes effets personnels.
– Mais attends... Je faisais le tri dans ma tête et me tournais vers le nain allongé. Tu as trimbalé sur toi mon arme toute la journée ; tu n'imagines pas tout ce que nous aurions pu récupérer en plus si tu me l'avais donnée au bon moment ?! Je ne savais pas si je devais être en colère ou juste déçue qu'il ne m'ait pas fait confiance. Nous aurions pu amasser plus de butin, si je n'avais pas perdu mon temps à fendre à la main ces étra... traé... Enfin ces trucs faits de bois.
– Ça s'appelle des Traents, ces créatures faites de bois comme tu dis. Et... Il bafouillait.
– C'est de ma faute. Le coupait Evi'. J'imagine que tu dois te dire que j'aurais dû te faire davantage confiance. Balbutiait désormais Evi', qui avait l'air gênée. Je ne savais pas si je pouvais te rendre ton sabre, tu avais quand même l'air...
– D'être une personne dangereuse ? Tu peux parler toi, c'est quand même toi qui m’as natura... nutra... Ohlala, bref tu m'as eue, quoi. Grognais-je, limitée par mon manque de vocabulaire.
– Tu as raison, j'avais l'avantage et j'aurais dû te rendre ton bien, quoi qu'il en aurait coûté, tu n'es même pas forcée de rester avec nous, si cela te semble insupportable.
– C'est un peu facile, maintenant que je ne sais même pas où je suis. Je me sentais bête, j'étais un peu furieuse d'avoir été punie comme une enfant, mais surtout sans la moindre idée de ce que j'allais me retrouver à faire si je partais maintenant. Tant pis.
– Nous pouvons peut-être nous laisser le temps de nous connaître avant de nous condamner l'une-l'autre. Lançait-elle. J'ai vu de drôles de choses en buvant ton sang l'autre jour. J'aurais bien voulu en parler. Mais cela attendra peut-être.
– Je ne sais pas de quoi tu me parles. Je ne savais toujours pas de quoi me parlait-elle, mais je devais saisir cette chance et faire profil bas pour essayer de m'intégrer et comprendre. Si ça ne se passe pas bien, je pourrais toujours partir de toute façon.
– Nous pouvons nous mettre d'accord là-dessus. Elle se rapprochait de moi et plantait ses yeux blancs dans les miens, me déstabilisant un peu. Tu es libre de rester ou de partir. Cela te va comme ça ? M'interrogeait-elle, en tendant sa main ouverte vers moi.
– Je marche. Acquiesçais-je en envoyant mes doigts claquer contre les siens, obtenant un autre de ses sourires déstabilisateurs en retour. »
Je souriais bêtement en réponse. Je découvrais lentement ce à quoi consister vivre en groupe, des compromis, la compréhension des autres. Peut-être arriverions-nous à nous supporter et nous lier dans l'adversité ? Peut-être cela nous permettrait-il d'avancer ? Ce que je savais, c'est que cette femme aux yeux dénués d’iris avait quelque chose de particulier au fond d'elle, et elle savait attiser ma curiosité. Je ne la connaissais que très peu, mais j'étais convaincue de désirer découvrir ce que l’avenir pouvait nous réserver, même si je ne comprenais pas tout à ce qu’elle me disait.
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