Chapitre XVI : Un cheveu dans l'assiette, Partie 1
Telle une ombre, je suis toujours là quand les choses se passent. En surplomb ou embusqué derrière un rocher, je les suis, je les vois. Et parfois, j’apparais. Tel que je vous ré-apparais à vous aussi en cet instant. Cela n'est toujours et ne sera toujours qu'une simple question de temporalité. Cependant, quand comme moi, vous avez déjà beaucoup vécu et qu'il vous reste au moins autant de temps à vivre devant vous ; le Temps devient une magie comme une autre, avec ses astuces, son lot de connaissances et sa maîtrise.
L'ambiance réconfortante de l'auberge me consolait un peu de la moiteur et de l'obscurité de la caverne. Je me détendais, buvant une large chope de bière, fondu parmi les tables voisines très très très animées. Je regardais discrètement mais dépité l'aubergiste qui encore une fois était en train de recevoir le groupe que j'avais suivi toute la journée. Ils étaient – visuellement - dans un état moins catastrophique que lors de leur première arrivée. En ouvrant cette analyse à mon nez, même en l'ayant dans la bière, je distinguais aisément l'odeur du sang dont ils empestaient. Pour une fois, ils avaient tous l'air de s'en être bien tirés... Si ce n'est leurs tenues... Une fois encore.
Je voyais la grande fille aux cheveux magentas et à la veste noire, s'incliner respectueusement devant le tenancier, notant les mouvements de sa bouche, elle devait sûrement lui bafouiller quelque chose. Peut-être cherchait-elle actuellement une excuse, comme pour ne pas avoir à expliquer leurs états respectifs et l’odeur pestilentielle qui émanait d’eux. La réaction du vieil homme fut étrange, il lui tendit la main, désignant sans expression distincte son vêtement. Elle lui donna l'étonnante veste dont elle venait de se séparer, et se hâta de rejoindre l'étage en gravissant en quelques sauts l'escalier, étant vêtue d'une simple liquette et d'un pagne. Il continua de discuter avec la seconde femme du groupe, dont l’air m’était étrangement familier : celle au teint un peu plus mat, puis se tourna vers leur compagnon masculin dont seul le front dépassait du comptoir et à qui il adressa un sourire décontracté.
Les deux autres finirent aussi par monter à l'étage, et constatant enfin le retour de l'aubergiste en salle, je lui fis signe discrètement pour qu’il m'amène mon repas. Quelques minutes passèrent, je sirotais lentement ma chope en attendant ma pitence. Les dernières tables occupées se vidaient peu à peu, les aventuriers présents quittaient l'auberge ou rejoignaient leurs chambres. Nos trois bouchers redescendaient finalement, dans des tenues propres, les bras encombrés de leurs frusques salies, les déposant au comptoir de l'aubergiste. Mon repas, arrivait lui aussi. Je commençais à manger, prêtant attention au petit groupe choisissant une table, tout en essayant de ne pas me faire pincer.
Ils passaient non loin de moi, ne puant plus, s'installant sur une table voisine et commandant eux aussi de quoi se sustenter. Ils demeuraient silencieux, on les servait, et enfin ils se mettaient à manger… comme des sangliers s’empiffreraient d'un buffet de cadavres en décomposition.
Je profitais du fait qu'ils aient littéralement la tête dans leurs assiettes pour les observer davantage. Leurs manières laissaient clairement à désirer, même l’étrange et chétif Hulote les accompagnant, semblait dépourvu d’une quelconque volonté de manger proprement. Je buvais une gorgée de bière et replaçais discrètement mon regard sur eux. Je fus surpris de croiser celui de la deuxième fille, celle qui semblait un peu loufoque et dont le visage me rappelait vaguement une personne que j’aurais pu connaître. Elle me scrutait, les yeux grands ouverts, la bouche trop pleine, elle mastiquait, déglutissait, puis lâchait le contact visuel et se remettait un gros morceau de viande entre les dents. Je me remettais moi aussi studieusement à manger, pour ne pas me faire surprendre à les épier. Je surveillais l'aubergiste qui quittait son comptoir et montait à l'étage. Après quelques instants, j’allais pour glisser un énième et discret coup d’œil sur eux, lorsque ma vue s'arrêta à ma propre table… Celle qui avait précédemment décelé que mon regard était fixé sur le petit groupe, s'était discrètement assise face à moi ; toujours mastiquant, avec un calme olympien.
« Pour la... Elle parlait la bouche pleine...discrétion... C'est pas mal... Ha. Elle avalait sa bouchée. Pour la discrétion, c'est pas mal ! Mais pour l'odeur, c’est zéro, coco ! Me lâchait la fille dont j'avais croisé le regard au préalable, tandis qu'elle passait sa langue sur ses canines pour les nettoyer des restes de viande juste engloutis. J'ai senti ton odeur dans un coup de vent tout à l'heure. Mais je ne comprends pas une chose. Ma gorge se serrait, pouvait-elle avoir compris si rapidement ? Comment tu es arrivé avant nous ici ? Ton odeur suivait le vent venant de derrière nous à ce moment-là, et nous revenions vers ici. Tu as un truc. Je posais lentement mes couverts et glissais les mains sous la table, dans le cas où je doive utiliser un sort. Elle avait l'air de s'interroger. Tu dois courir super viiite !! Je me détendais.
– Oui, c'est tout à fait ça, voilà ! Je cours extrêêêmement vite. Lui répondais-je en remettant lentement mes mains sur la table, je l’avais échappé belle.
– Viens me montrer ça alors, on court de l'auberge jusqu'au sentier ! Le premier arrivé, aura gagné. Me défiait-elle, les yeux pétillants.
– Et bien, c'est que... Je cherchais une excuse pour éviter cette confrontation. Avec le repas ingurgité… Je ne crains que…
– Donc en fait, tu ne cours pas si vite que ça. Me coupait-elle. Il fallait rapidement que je trouve quelque chose pour m'en sortir.
– Je ne cours pas si vite, en effet, c'est que...
– Vous embêterait-elle ? Une autre voix s'ajoutait à la conversation, celle de la guerrière qui revêtait en arrivant le chaperon noir. La jeune femme se tenait à côté de la première. Je me permettais de la regarder attentivement... Elle n'avait absolument pas l'allure ni même l'attitude d'une guerrière finalement. Ses bras n'étaient pas marqués de cicatrices, ni même très musclés. Une aura froide mais calme émanait d'elle. Décontractée, elle regardait l'autre fille qui venait de détourner son regard de dédain. Hé ho ?
– Non, non. Pas le moins du monde. Répondais-je en quittant mes songes. Elle ne m'importunait pas. Je faisais profil bas.
– Je suis toujours là, vous savez. Puis ce qui compte, c'est que déjà à table, comme plus tôt dans la journée donc, tu nous espionnais. Sa voix taquine en première instance, avait laissé place à une intonation plus rugueuse.
– Comment ça, Gnas ? Venait de demander une voix masculine qui, je supposais, provenait du troisième membre de leur comité, qui avait suivi le mouvement et nous avait rejoint. Qu'est-ce qui te fait dire ça ? L'interrogeait-il d'un ton calme.
– J'ai senti son odeur dans notre dos quand nous quittions la caverne, il est arrivé avant nous ici, et il nous regardait quand nous mangions. Soufflait-elle, en levant le nez, fière de son odorat. Une drôle d'odeur de loin, mais de plus près... Elle reniflait en ma direction. C'est horrible, atroce, puant, et facilement reconnaissable… Tu sens la pourriture.
– Si le nez de Gnas le dit, nous pouvons lui faire confiance. Tu comptes t’expliquer, ou je me mets à table, moi aussi ? Me défiait désormais du regard la femme aux yeux blancs, cet attribut ne me rassurant guère, qui semblait par ailleurs beaucoup moins détendue que les deux autres membres de leur groupe, et bien moins disposée à parler calmement. »
J'allais remettre mes mains sous la table promptement pour tenter un sortilège, quand une main les saisit subitement et m'en empêcha. Ce n'était plus le froid calme que je contemplais désormais, j'étais bel et bien nez-à-nez avec un blizzard hurlant. Ses grands yeux dénués d'iris, ressemblaient alors à des plaines balayées par un vent glacial. Ce qui, même sur Mithreïlid reste une caractéristique extrêmement rare, presque... Inexistante, voire unique, et encore une fois, peu rassurante. Actuellement, j'avais même plutôt l'impression de faire face à des pointes givrées, qu'elle dressait droit vers moi, prête à m’empaler avec. Je stressais quant à mon sort. Je ne voyais pas trop comment m'en sortir. Alerter toute l'auberge, dans ma position, non.
« Oh, arrête de rêver, il vaut mieux que tu nous expliques, plutôt que nous nous battions ici. Me glissait sèchement celle qui me tenait en échec. Tu peux, peut-être répondre de tes actes ? La suite c'est nous qui en jugerons. Sa voix se durcissait, et était empreinte de colère, j'avais l'impression d'avoir déjà entendu cette phrase.
– Faut pas rigoler avec Evialg. « Evialg » ? Si notre séciru.. sécuti... Si nous sommes en danger, on se défendra ! Gloussait "Gnas" si j'avais bien suivi. Mais un conseil, si tu dois être notre ennemi, tues-nous rapidement. Rigolait-elle, sans la moindre crainte dans la voix, ni quelconque tentative de bluff. »
L'ambiance avait réellement tourné au vinaigre, l'attitude et la façon d'être de ces deux filles m'avaient clairement déconcerté. Comment pouvait-on passer aussi vite du calme à l'agressivité ? Je les observais certes, mais de là, tout de suite me soupçonner de les espionner...
« Je ne vous veux aucun mal, je suis juste curieux. Disais-je en essayant de calmer l'atmosphère, quitte à mentir. Je suis effectivement passé devant la caverne, mais l'odeur de charnier ardent était insoutenable. Certains des encapuchonnés qui avaient survécu, rampaient au sol, et m'ont imploré de les aider. J'en ai vu sans bras, sans jambe, avec que l'un ou que l'autre. J'y ai juste fait dos. Dîtes-moi que ce n'est pas vous qui...
– C'est nous qui avons fait ça. Me coupait sèchement Evialg, tout en me confirmant leur responsabilité dans ce carnage. »
Eux ? Eux trois ? Même si leur état vestimentaire était ignoble, ils ne semblaient pas avoir subi la moindre blessure. Posséderaient-ils tous les trois, une telle force ? Seraient-ils des prodiges ? Je vis depuis plusieurs centaines de cycles, des exploits j'en ai vu, mais de là... De là à occire deux cent assimilés-soldats, et tenir une telle forme, quelques heures après. C’est louche.
« Donc, maintenant que tu sais ce que nous avons fait… Quel est ton secret à toi ? Tu vas nous le dire maintenant ? Me crachait-elle. »
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