Chapitre XXIV : Au cœur du danger, Partie 2
Une étincelle ? Une étincelle ?! Cette vieille débloquait complètement. Je rageais et faisais voler quelques détritus d'un coup de pied. Qu’elle vienne cette Irasandre, qu’elle ose me confronter. Je n'en aurais fait qu'une bouchée, dommage que les cadavres ne se battent pas. Cela dit, je ne lui voulais rien de plus que quelques informations... Sauf que si la vieille disait réellement la vérité, les cadavres ne parlent pas non plus... Hélas. J'étais dans une impasse. Si seulement je pouvais me renseigner.
Je scrutais autour de moi, j'étais dans un quartier bien différent de celui qui abritait les différents ateliers de l’imposante cité, toujours aussi sombre et glauque, certes, mais ici des gardes patrouillaient, armés de lances immenses, ornées d'un étendard noir et rouge, sûrement celui de la cité. Non loin des soldats aux aguets, une immense bâtisse, d'apparence plus récente que les édifices que j'avais vu au préalable. Il devait certainement s’agir d'une prison, à en juger par les personnes menottées ou enchaînées que l'on y escortait, en file indienne.
Je n'aimais pas cet endroit, même mon ventre s'était noué à son approche, j'avais comme une impression de déjà-vu. Sans plus m'attarder face au bâtiment pénitencier, je repris ma marche. Je songeais à ma quête, à Irasandre. Que m'avait dit l'ancêtre déjà... Une Reine ? Une impératrice ? Il devait bien y avoir ici un centre de commandement un tant soit peu officiel, dans lequel les dirigeants siégeaient. Il fallait que je demande, car je ne comptais clairement pas m'éterniser ici. Prise dans mes songes, j'oubliais ce qui m'entourait et percutais un garde de dos, faisant cliqueter son armure.
« Waouh. Euh, excusez-moi. Lâchais-je.
– Bah alors, elle est perdue la petite dame ? Me demandait le soldat en se retournant, tout en m'examinant avec son air idiot.
– Moi je suis perdue, et toi tu me gènes, et alors ? Grommelais-je à voix basse.
– Pardon ? Grinçait-il.
– Oui, je suis perdue, enfin, je cherche surtout un endroit.
– Je ne suis pas une carte touristique. Me remballait-il.
– C'est marrant, mais je m'en serais sûrement doutée. J'ironisais sèchement pour pallier à son renfrognement. Après je ne vois pas qui viendrait visiter une cité si... Mais passons. Votre centre de commandement, ou le lieu où votre gouverneur siège. Il y a ça en ville ?
– Oui, il y a ça. C'est plus loin, deux rues à droite, la bâtisse aux quatre tours. Mais c'est interdit aux... »
Sans que sa phrase ne soit terminée, j'étais déjà repartie. Cette ville et ses rustres, ses cadavres ambulants, son ambiance funèbre, pouvait finalement s'avérer être un bon lieu touristique... Mais pour un aveugle, et sourd-muet qui plus est. Je comptais désormais les patrouilles, de plus en plus nombreuses, les civils de moins en moins présents.
Je cheminais jusqu’à dépasser un premier, puis un deuxième carrefour, à ma droite, je pouvais enfin apercevoir le fameux édifice qui, malgré son immensité m'était resté hors de vue jusqu'à lors. Ce dernier était accessible par une longue allée, bardée de luminaires sinistres, sculptés dans la pierre et vulgairement ornés d'os. Des miliciens en binôme plus solidement équipés faisaient des aller-retours devant ce fameux chemin, tandis que d'autres stationnaient en peloton entre les lumières. Allait-on me laisser passer tranquillement ? Je glissais la main à ma ceinture, étreignant le pommeau de mon arme, juste au cas où il faille négocier mon droit d’entrée ; personne ne pouvait distinguer mon équipement après tout, cela me donnait un avantage supplémentaire, peut-être n’aurais-je pas à en user. Je m'avançais donc, d’un pas décidé en direction du gratte-ciel.
« Halte là. On ne passe pas. Me criait-on. »
Je m'en doutais un peu, et contractais un peu plus fort la poigne sur mon arme, tout en m'avançant vers les gardes. Je les comptais une fois de plus. Deux douzaines de gardes à vue. J'étais cependant bien consciente que si je me mettais à me battre ici, d'autres rejoindraient le mouvement. Je devrais alors faire vite. Très vite. Quelques pas me séparaient des gardiens.
« Découvre ton visage, et n’avance plus d’un pas, étranger. Hurlait l'une des armoires à glace, qui, ne portant pas de heaume, devait probablement être le responsable en poste de cette garnison. Son hurlement apostrophait alors l'attention de tous les autres balourds en armure… Dans ma direction. »
Cela s'annonçait mal.
J'abaissais lentement mon capuchon noir, découvrant selon sa requête mon visage, tout en me préparant à le décapiter en un éclair s'il le fallait. À l'instar de la cheftaine dans les cavernes, son visage changea subitement d'expression du tout au tout. Il me scruta, se retourna en direction du bâtiment, levant la tête pour fixer le haut d'une des tours, me regarda à nouveau. Ses yeux parlaient pour lui, j'y lisais de la peur et de la méfiance. Mais ce n'était pas tout, l'incompréhension et la surprise semblaient désormais aussi animer l'homme d’âge mûr. Son air agressif s'était totalement évanoui, peut-être était-ce là mon échappatoire.
« Qu'est-ce que vous venez faire ici ? Me demandait-il en me vouvoyant. Nul n'est autorisé à venir ici sans y être invité.
– Justement. J'ai été convoquée. Mentais-je sans me poser de question, j'étais prête à tout.
– Convoquée ? Mais... Il me scrutait à nouveau, se grattait le front, semblait perdu.
– Je doute par ailleurs que mon retard, s'il est dû à un garde sénile soit très bien perçu. Mais c'est vous qui voyez. Tant qu'à mentir, autant surenchérir me disais-je. Il s'agit de votre tête, pas de la mienne. Pouffais-je, en mimant du doigt une décapitation. »
Il était désormais tout déconfit, et sans broncher ni insister, se retira de mon passage. Beuglant aux autres soldats de libérer la voie.
« Vous êtes bien aimable. Lâchais-je d'un ton hautain et sarcastique, tout en revêtant à nouveau ma capuche sombre. »
Autant dire que nous l'avions échappé belle, tant lui que moi. Je reprenais sereinement ma marche sur le pavage conduisant à une immense double-porte, que l'on m'ouvrait avant que je n'arrive à son seuil. Quelle classe, me disais-je.
Un immense hall se dessinait sous mes yeux, son sol était couvert de tapis qui devaient autrefois être rouges mais qui désormais étaient crasseux, fripés, déchirés, et d’un brun léger. La pièce elle-même desservait quatre escaliers bien distincts. Le tout allait désormais être de savoir lequel m'amènerait au bon endroit de ladite tour, et à la bonne pièce si possible. Je profitais de la grandeur du vestibule pour l'examiner : des torches et appliques murales éclairaient fortement le lieu, des statues d'une femme posant de différentes façons - Irasandre pensais-je - trônaient çà et là, tandis qu’une tapisserie-carte géante masquait l'immense mur à ma droite. À l'opposé de l’atlas, s’étendait un épais comptoir en bois derrière lequel étaient occupés quelques hommes et femmes à lire ou écrire, agissant ainsi sous le regard de quelques gardes, bavassant entre eux, qui surveillaient l'entrée. Les portes claquaient derrière moi, sans que personne ne sourcille. Tout en restant couverte, je m'avançais vers le comptoir, et j'interpellais une jeune femme légèrement enveloppée, plongée sur un registre dont elle examinait les lignes.
« Bonjour. Quel escalier dois-je emprunter pour aller voir votre gouverneur ? Je suscitais à peine son intérêt.
– La raison de votre visite ? Me soufflait-elle sans même prendre la peine de soulever les yeux de son livre, ni de me saluer.
– Convocation spéciale. Mentais-je, une fois encore.
– Pour ?
– Comment ça "pour" ? Rétorquais-je, déjà à bout de patience.
– Si vous êtes convoquée, il y a bien une raison, un motif à cela, n’est-ce-pas ? Me répondait-elle d'un ton suffisant et condescendant.
– La décoration, bien évidemment, ça fait bien longtemps que quelqu'un n'est pas venu pour ça, on dirait. Lui disais-je énervée. Ou alors souffrez-vous de problème de vue ?
– Haha, une nouvelle bouffonne pour distraire la galerie, ça fait longtemps que quelqu'un n'est pas venu pour ça, ça c’est sûr... Laissez-moi regarder si j’ai la visite d’un clown prévu dans mon agenda. Elle faisait mine de scruter ses pages. C’est marr… »
La coupant avant qu'elle n’ait eu le temps de terminer sa phrase, je la saisissais méchamment par les épaules, la soulevant au point de presque l'étaler sur le comptoir. Je jetais un coup d’œil bref autour de moi, personne n'avait bronché : ni les autres personnes assises, ni les gardes dans la pièce. Approchant ma bouche à son oreille, je lui murmurais :
« Écoute-moi bien la petite grosse, si tu ne veux pas que je repeigne le mur derrière toi avec ton sang et quelques morceaux de toi, tu arrêtes de jouer à la plus maline de nous deux, et tu me dis sans broncher, quel escalier je dois emprunter pour rencontrer le gouverneur. »
Sans dire un mot, elle pointa une des cages d'escalier et déglutit, nerveuse. Je la relâchais de sorte à ce qu'elle retombe bien fort sur son derrière.
« Comme quoi, avec la bonne source de motivation, l'administration sait même se rendre utile, de temps à autre. Merci pour votre bienveillante coopération. Pouffais-je. »
Je lui tournais le dos et commençais donc à gravir les premières marches... Premières marches d'une très longue suite de marches. Une interminable ascension, dans un escalier relativement mal éclairé, tout ça, pour ne même pas être certaine de trouver les réponses que j'espérais. Les étages se succédaient, les peintures et sculptures des dirigeants de la cité aussi, assez souvent revenaient celles de la fameuse Irasandre, j'en étais désormais convaincue, ayant lu son nom, gravé au pied des bustes à son effigie.
Des détails morbides m'interloquaient concernant les toiles dont elle était le modèle : elle était souvent accompagnée d'une jeune fille, qui jamais n'était la même entre deux représentations. Par ailleurs, et malgré le fait que les dates de créations des œuvres se rapprochaient de notre époque actuelle, et donc qu'Irasandre semblait lentement être victime de la décrépitude comme n'importe qui, fut un moment où Elle n’était plus représentée avec la moindre ride, comme si elle était redevenue plus belle que sur le tableau précédent, au point de presque paraître aussi jeune que sur les premières toiles que j'avais vues la représentant au début de cet escalier sans fin.
L’une des représentations la mettant à nouveau en scène avec une jeune femme m’interloqua. Irasandre était bien entendu toujours aussi jeune, néanmoins, la fillette qui l’accompagnait, et qui lui ressemblait fortement : était-ce moi enfant ? Cette ressemblance me troubla, néanmoins, je devais sûrement être en train de faire un mauvais amalgame.
Aussi reprenais-je mon ascension, jusqu’à finalement prendre le temps de souffler entre deux étages, et constatais en m'approchant d'une fenêtre que le bâtiment s'élevait vraiment bien plus haut que n'importe lequel des sinistres autres immeubles de la cité. De mon emplacement, je pouvais aussi distinguer la séparation entre le ciel noir et mauve surplombant la cité et la nette délimitation, avec la nue bleu clair qui reprenait le contrôle du firmament, bien loin des murs sombres.
Maugréant à l'idée de reprendre ma pénible et lente progression, je me motivais de plus belle, et me remettais donc en route, enfin, en marche, bien que ce jeu de mots ne m’énerve moi aussi. L'escalier devenait de plus en plus étroit, et sa forme cubique laissait désormais place à un colimaçon infernal et tortueux, les murs n'étaient plus qu'ornés de torches, distancées de plus en plus les unes des autres. L'atmosphère, elle, devenait encore plus lugubre que celle de la ville, comme si une présence malsaine était contenue dans les murs de cette tour, et que cette aura arrivait même à imprégner l'air d'une pourriture accablante.
Vivement que j'arrive au sommet me disais-je, cela commençait à devenir vraiment insupportable de progresser en ces lieux. Comme si l'architecte avait trouvé ça marrant de réduire la taille du passage, tout en utilisant donc plus de pierre pour combler le vide central ; c'était à se marcher sur la tête. Seul un esprit tordu pouvait imaginer une chose pareille.
Cependant, je pouvais enfin apercevoir au-dessus de moi la charpente qui supportait le toit de cette infâme bâtisse. J'atteignais donc ENFIN le dernier palier. Le colimaçon duquel je débouchais, donnait sur un long couloir illuminé par des braseros crépitants, totalement dépourvu de garde, dont le sol était décoré d'un magnifique tapis noir aux bordures et broderies dorées. L'éclairage, relativement vif pour le local, permettait de distinguer à son bout, une majestueuse porte en bois.
Ce large corridor dans lequel vases, statues, tableaux et bibliothèques se côtoyaient, avait presque un aspect vivant et charmant... Si on arrivait bien entendu à outrepasser l'atmosphère qui était désormais d'une lourdeur sans précédent, où la putréfaction et la mort semblaient forniquer l'une avec l'autre, cette charmante association accompagnée d'une odeur pestilentielle.
Charmant était donc sans équivoque, l'adjectif idéal pour qualifier cet endroit. Sans savoir ce que j'allais trouver derrière, j'avançais en me préparant au pire, et tout en agrippant fermement mon pommeau d'une main, je poussais la très belle mais aussi très lourde porte.
Face à mon regard, se profilait une immense salle, ronde à première vue, dont les trois quarts des murs étaient en fait une longue série de grandes et larges fenêtres, desquelles la sinistre lumière de la nue emplissait la pièce. L'éclat mauve du ciel était soutenu par les torches de la pièce, du même coloris. J'en étais certaine maintenant, j'avais atteint le point d'origine de l'horreur qui contaminait cette ville. Devant une des vitres, je distinguais une silhouette, elle semblait ne pas me regarder, cette dernière était surmontée d'une couronne toute aussi imposante que ridicule. J'étais toute aussi remontée, que je n’avais grimpé de marches. Je claquais violemment la porte derrière mon passage.
« Bon, il va falloir vraiment faire quelque chose pour l'atmosphère d'ici, d'ailleurs, à quoi bon avoir tant de fenêtres pour ne jamais les ouvrir, c'est infecte l'odeur ici ! Puis franchement, je comprends mieux pourquoi on dit que ceux qui gouvernent ne se mélangent pas au peuple. Avec le nombre de marches qu'il y a du rez-de-chaussée à ici, ça ne donne pas envie de descendre... ET ENCORE MOINS DE MONTER ! Hurlais-je.
– Il te plaît donc ? Me questionnait alors une voix féminine, qui résonnant dans mes entrailles, me donnait presque l'impression de malheureusement déjà la connaître.
– L’escalier ? Non mais vous êtes sourde en plus de n'avoir aucun goût en matière de décoration ? Sérieusement, ça ne vous a jamais choqué qu'on ne soit jamais venu vous voir ? C'est comme si les cadavres des derniers ayant tenté de grimper, morts en chemin pour arriver jusqu'ici, avaient infusé dans la cage d'escalier.
– Je parlais du vêtement que tu portes, petite peste insolente. Soufflait-elle, déjà à bout de patience.
– Petite peste insolente ? Carrément. Pour une première rencontre ça promet. Donc décoration, zéro, contact social, zéro… Y-a-t-il d'autres détails et qualités que vous entretenez aussi bien, ou cela vous étonne-t-il encore de n'avoir probablement aucun contact amical avec qui que ce soit ? J'ironisais méchamment une fois de plus.
– Tu t'octroies bien des libertés, misér... Lâchait-elle avant que je ne la coupe.
– C'est une jolie coïncidence ce vêtement. Si j'avais réussi à trouver toute seule, une tenue aussi pratique, discrète et agréable à porter que celle-ci, il est certain que je l'aurais déjà échangée. Mais bon, comme on m'a prise pour celle qui l'avait fabriquée, et par là-même celle qui la portait autrefois… J'ai été obligée d’ouvrir mon enquête. Lançais-je en m'approchant de quelques pas, toujours la main prête à dégainer mon sabre.
– Tu ne trouves pas que cela fait beaucoup de coïncidences mystérieuses d'un coup, ma petite ? Ou es-tu simplement trop bête pour te poser les bonnes questions ? Tu souffres peut-être d'un égocentrisme maladif ? Pouffait-elle, me faisant bouillir.
– Bon pour les goûts et les couleurs, je veux bien laisser passer. Les choses obscènes j'en connais un rayon, j'ai eu un bon mentor, alors je me dis que nous avons tous nos délires... Mais les remarques à deux pièces d'or, j'ai moins tendance à les supporter. Surtout quand elles me visent.
– Il va falloir t'y faire, ma fille. Si tu ne comprends pas les choses les plus basiques, on a dû souvent te dire que tu étais un peu limitée. Ou alors on-t-a bien souvent menti.
– Oh toi, écoute-moi bien la décrépie, si tu le peux, bien sûr. Soit, tu me renseignes, soit, tu vas y passer, et ce sont les clochards de ta propre ville qui ramasseront les morceaux restants de toi, « ma vieille ».
– COMMENT OSES-TU REMETTRE EN QUESTION MON ÉTERNELLE JEUNESSE ?! Je venais sûrement de toucher une corde sensible. »
Après avoir hurlé ces quelques mots, la femme frappa dans ses mains, la lumière dégagée par les torches s'amplifia, et en un instant, la silhouette me fondit dessus, une lame sombre et grésillant, venait d’apparaître dans sa main. Nous nous faisions désormais face. Nos deux visages s'affrontèrent aussitôt. J'eus alors, aussi bien mentalement que physiquement, la désagréable confirmation quant à l'étrange sensation que j'avais ressenti face au tableau, face à la prison et même face à tous mes souvenirs décousus.
Ses yeux étaient vides et pâles comme les miens, ses cheveux magentas... Identiques aux miens. Je la repoussais d'un violent coup de pied, je tombais à genoux, submergée par la même quantité d'informations que j'avais pu recevoir en rencontrant Eruxul. L'abandon, mon enfermement, la torture, les vices que l'on m'avait fait endurer, ma mort, ma résurrection. Irasandre, qui se tenait bien vivante face à moi.
« Ça y est, tu as enfin l’air de comprendre. Tu comprends ma petite « Evialg » ? Ricanait-elle en se moquant de mon nom. Tu comprends enfin à qui tu dois tout ce qui t’est arrivé ?
– Toi... TOI ! TOI ! Je devenais folle de rage. Tu es le monstre responsable de tout ça ! Responsable de tous mes malheurs !
– C'est réciproque, ma fille. Si tu t'étais gentiment laissée absorber à l’époque, si tu avais suivi mes ordres sans brocher… J'aurais réussi ! Réussi ce que nul n'avait accompli, pas même ma propre mère ! Je serais devenue immortelle et invincible. Disait-elle rationnellement, mais pas sans excitation. À la place de ça, vois ce que je suis devenue !
– Tu te méprends Irasandre ! Si seule ton apparence te choque, sache que tu as toujours été un monstre. TOUJOURS ! Un être bien plus vieux que toi, sait quelles monstruosités tu as accompli. Il m'a lui-même offert la possibilité d’entrevoir ce que tu m'avais infligé !
– Tu parles de cet homme perdu dans le temps, ce pauvre Eruxul, que j'aurais dû écraser quand j'en avais l'occasion ? C'est bien le seul que je pourrais craindre quelques instants, mais je suis bien plus forte que quiconque désormais. Mais ne crois pas pouvoir espérer quoi que ce soit de cet homme. Ce n’est plus qu’un vestige appartenant à une époque bien révolue.
– Lui-même. Et si tu penses que c'est le seul au courant, tu te trompes, tes méfaits ne sont pas tombés dans l'oubli. Infâme pourriture à forme humaine !
– Tu penses à cette petite vieille à qui tu as parlé dans les rues ? Devenant mauve puis flasque, la femme se liquéfiait sous mes yeux et modifia son apparence en un instant, prenant celle de la vieille gâteuse qui m'avait tant parlé d'Elle, me laissant plus que surprise une fois de plus. Oui, ma petite, oui. Tu es en effet, bien bête. Riait-elle en reprenant sa forme initiale. Même ton vrai nom tu l'ignores !
– Je vais arracher chaque morceau de ta peau, Irasandre, je pourrais voir comme ça à quoi tu ressembles vraiment. Lâchais-je, me relevant, pleurant à grosses larmes, bien consciente de m'être faite manipuler depuis le début. Peut-être qu’alors à ce moment-là, tu te repentiras.
– Ma pauvre petite, si tu savais que tu n'avais aucune chance, tu ne serais pas si hautaine. Soufflait-elle avant de laisser apparaître l'immense paire d'ailes rouges grésillant dont elle m'avait donc, elle-même parlée auparavant. À défaut de ne pas pouvoir t'absorber, je vais au moins corriger l'erreur de t'avoir portée puis mise au monde, abjecte progéniture. Après ça, j'envahirai le monde pour en devenir la seule maîtresse, j'aurais le temps d'expérimenter une fois reine de Mithreïlid. »
Une nouvelle fois, elle lança un assaut contre moi, mais bien trop rapidement, et bien trop violemment. Je volais en arrière, arrachant la porte et ses gonds en tentant de parer son coup, planant sur plusieurs mètres, m'écrasant au sol, amortie par le tapis. Je me relevais difficilement mais encore plus furieuse que je ne l'étais. Il allait falloir que je fasse mieux.
Je durcissais ma poigne autour du pommeau du sabre et me laissais envahir par la même puissance que lorsque je m'étais battue la première fois contre Gnas. Gnas. Pourquoi fallait-il que je pense à toi maintenant ? Pour avoir de l'espoir peut être. La silhouette de ce qui était ma mère, traversait lentement le nuage de décombres, accompagné par ce grésillement ignoble.
« Constate ta faiblesse, et arrête de lutter. Laisse-moi finir de te détruire.
– Tu te méprends encore une fois, Irasandre. Même si j'ai fait d'horribles choses, j'ai désormais des amis que je ne peux pas me permettre d'abandonner avec la simple excuse de mourir. Tout ce que j'ai fait, c'est de ta faute, tu me manipulais. Maintenant, je me souviens, je sais que c'est moi qui ais détruit la ville dans laquelle nous nous trouvons. C'est par ta faute si tant d'innocents sont morts ! Tu as beau être forte, tu n'es faite que de chair ! »
Hurlant, je laissais à mon tour mes ailes apparaître, toujours aussi pâles que la neige, tout comme l'épée qui garnissait ma seconde main.
« Voilà qui est inna... »
Elle n'eut pas le temps de finir sa phrase, c'est moi qui menais la charge cette fois-ci. Mon front percuta le sien, s'en suivit un tourbillon de frappes, je ne lui laissais pas une seconde de répit, elle avait beau bloqué certaines de mes attaques, j'étais trop rapide pour elle. Je me savais plus forte et me ruais dans sa direction, alternant entailles avec coups, je la tenais, j'allais enfin me venger, j'avais comblé ma mémoire, me rendant bien compte que tout n'était qu'une vaste illusion, une ignoble tromperie, pour oublier toutes les horreurs que j'avais vécues et perpétrées. La vraie coupable allait payer.
Irasandre la Terrible était dépassée, malgré ses tentatives de riposte, je ne prenais plus un seul coup, elle commençait à se vider de son sang, tout aussi mauve et impie que chaque détail de cette région de Mithreïlid. Je l'avais repoussée dans la salle circulaire où je l’avais trouvée, elle était à ma merci, chaque assaut la rapprochait inexorablement de sa fin. Je finissais par la désarmer, en sectionnant le bras qui gardait sa lame matérialisée, désormais elle était dos au mur, sa paire d'ailes ne grésillait plus, perdait en intensité pour finalement totalement s'évanouir.
Je lui enfonçais alors mon sabre en acier dans le ventre, traversant ses entrailles et allant jusqu'à sertir le mur de ma lame. Je me reculais d'un pas, la regardais, laissais mon épée de lumière disparaître, mais martelais son visage de coups de poing. Jusqu'à la voir incapable même d'ouvrir les yeux, je la frappais, secouant son corps mou, se vidant du poison lui servant de sang à chaque martèlement que j’effectuais. Je fondais en larmes.
« Voilà finalement le vrai visage de celle qui m'a offerte la vie. Je la cognais de plus belle, essoufflée, enragée par l’impuissance qui m’avait empêchée de contrôler ma vie. Voilà, le visage que l'on donne à son pa-parent. Je hoquetais et bégayais de tristesse. Je pensais retrouver une mère, quelqu'un qui m'explique la vie, ma vie. Je me clarifiais la gorge, déplaçais les cheveux qui me tombaient dans les yeux, contemplais mes mains visqueuses. Je ne trouve à cette place qu'un monstre, qui a défiguré le sens de la vie ! Je la frappais une dernière fois. »
Sa tête ne tenait même plus sur ses épaules, elle était inerte, amochée, contusionnée, boursouflée. Je reculais à nouveau de quelques pas. J'étais dans l'incapacité de la reconnaître. Son visage ne ressemblait plus à rien, son corps était tellement mou, que seul le sabre enfoncé dans le mur l'empêchait de s'effondrer sur elle-même. Je me détournais de sa vue, me retournais face à la ville, enfin sûre de ma victoire.
Libérée de cette quête insensée pour essayer de comprendre qui j'étais et qu'elle était mon histoire. Je n'en avais juste pas, j'étais un être qui avait été privé de son origine, du droit fondamental d’avoir sa propre existence et ses propres buts. Je n'étais et n'avais toujours été qu'un cobaye. Néanmoins, j'étais désormais émancipée de mon marionnettiste, à défaut de n'avoir eu aucune réelle réponse à mes questions. Peut-être que Gnas, qui hantait mes pensées allait devenir ma nouvelle raison de vivre. Je pourrais alors la retrouver, et l’aimer.
Un bruit visqueux et ignoble émana d'Irasandre, je n'y prêtais pas spécialement garde, car elle devait seulement finir de se vider du limon la composant. Je songeais désormais à mon voyage retour, à Tne' et Gnas que j'allais enfin pouvoir retrouver, les seuls vrais maillons de mon Histoire. Je n'étais plus le réceptacle d'un monstre, j'allais pouvoir être moi, et juste Moi.
Le dégoulinement écœurant persistait derrière moi, aussi je me retournais pour constater le décès d'Irasandre. Sauf qu'elle se tenait debout, à quelques pas derrière moi, le bourdonnement sinistre venait lui aussi de subitement revenir, bien plus intense qu’auparavant. Son bras était tendu dans ma direction, son corps meurtri de toutes les entailles que je lui avais infligées semblait s’être miraculeusement remis de toutes blessures, marqué de larges marques noires, tandis que ses yeux cachés par la chair que j'avais malaxé me refaisaient front. Elle soufflait un ultime râle :
« Vole ma fille, et quand tu retomberas, si jamais tu es encore en vie, la haine que tu as en toi finira de détruire ce que tu as commencé à briser par toi-même, c'est un aller sans retour, cette fois-ci. Adieu, Poenasandre. »
J'entrevois alors cette boule mauve sortir de sa main et foncer dans ma direction, elle s'immisce en moi tout en me traversant, j'entends le bris du verre à mon passage, je suis projetée, éjectée si loin, que c'est comme si j'étais en train de voler. Je flotte sous ces nuages noirs et mauves, une dernière fois je vois finalement le ciel bleu au-dessus de ma tête, avant de fermer les yeux et de sentir tous mes os se briser, à nouveau contre des rochers.
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