Chapitre IIL : La fureur des Léviathans, Partie 2

12 minutes de lecture


 Plus nous nous étions approchés de l'île, plus les rafales s’étaient intensifiées. Cela faisait plusieurs minutes que des voix, relativement floues, conversaient furieusement dans ma tête, sans qu'elles soient totalement intelligibles. Lorsqu'enfin nous survolions le premier bout de terre où vivaient Noctalya et Ghast, une bourrasque violente nous souffla et avait presque failli tous nous faire dégringoler. Seule la Hulote, volant depuis de nombreux cycles, avait réussi à compenser la brassée d'air et par là-même à maintenir son équilibre aérien.

 Nous atterrîmes tant bien que mal auprès de l’auberge des Hulotes, je déposais délicatement Evialg au sol. Les voix qui m'avaient perturbé durant le vol, continuaient de plus belle, et me paraissaient déjà plus claires. Il s'agissait belle et bien d'une farouche discorde, j'avais interrogé mes compagnons pour savoir si eux aussi entendaient la brimade, seuls Evialg et Tne’ me répondirent qu’eux aussi étaient parasités par d’étranges clameurs. Noctalya, elle, ne semblait pas comprendre ce dont nous parlions.

 Pourtant, la discussion continuait de s'enflammer, et le débat semblait monter dans les tours. Une personne luttait seule contre deux autres, constatais-je en identifiant les différents tons qui résonnaient dans ma tête. Je me rendais alors compte qu'en fonction d'où je tournais ma tête, la brimade semblait plus ou moins intelligible. Evialg et Tne’ rentraient se réfugier à l'abri de la taverne, tandis que je les informais que je voulais comprendre d’où venaient ces voix enragées. Retournant sous la pluie battante et affrontant le vent hurlant, je courais vers ce qui me semblait être l’épicentre de la conversation. Je me retrouvais rapidement les pieds dans la tourbe visqueuse et puante, cependant plus aucun doute n’était possible : les mots s'accentuaient tandis que je progressais dans la tourbière.


 J'atteignis bientôt les premiers arbres mal en point, de cette jungle auparavant si luxuriante. Je poursuivis ma course effrénée à travers les fougères, sautillant nerveusement pour ne pas me prendre les pieds dans une racine qui aurait été bien malvenue et qui m'aurait fait atterrir le nez dans la mélasse nauséabonde. Au-dessus de ma tête, le ciel qui s’était progressivement noirci plus nous nous étions rapprochés de l’île, était désormais semblable à un vrai champ de bataille, où le vent furieux répondait aux assauts féroces de la foudre. Je distinguais désormais l’entièreté des mots prononcés, sans que je ne sache réellement qui était en train de les proférer.


 « C'est bien là où nous nous différencions, vous et moi. Si je laissais ma colère prendre le pas sur ma raison, vous seriez morts sans que j’aie à lever un sabot, cela reviendrait à amputer le monde de votre rôle et de votre présence, c’est contre les principes qui m’animent. Je vous demande de retrouver vos esprits et de cesser immédiatement votre stupide projet. Clamait une première voix.

– Serais-tu en train de nous menacer ? Avait lancé une autre « voix ».

– Je ne vous menace pas, je vous promets seulement, en utilisant votre argumentaire, que si vous ne me laissez pas le choix, je vous réduirai à l'état de cadavre une bonne fois pour toute.

– Bien dit. Pensais-je, alors. »


 Je ne comprenais pas quelle incartade pouvait mériter que l'on soit tué, mais j'allais sûrement bien vite le découvrir. Après avoir traversé une bonne partie de l'épaisse jungle, je me savais bientôt atteindre les falaises où nous avions récupéré Evialg divaguant, quelques semaines plus tôt. Alors que je m’extirpais enfin de la forêt dévastée, un éclair aveuglant venait de s’écraser non loin de moi ; je fus alors percutée de plein fouet par une masse assez solide, dont des extrémités que je n’avais pas pu estimer, me semblaient bien pointues. Ma vue redevenait claire, et dans mes bras se tenait la créature faite d'os et de plantes que nous avions surprise avec Tne', tandis qu’elle dévorait une bestiole, lorsque que nous traversions cette jungle chargés d'Evialg inconsciente.


 « Tu es vivante ? Entendais-je dans ma tête.

– C'est à moi de te demander ça ! Un coup de foudre, peu de chance pour en réchapper sans y laisser des plumes ! Dans tous les sens du terme, j'entends. Je me rendais compte de la chose. Attends, mais c'est toi qui me parles ? Adressais-je à l'animal dont j'avais amorti le vol plané.

– C'est impossible... Je te croyais morte. Il y a très longtemps. Continuait de parler la voix, sans que la bouche de l'étrange bête ne bouge. Je ne suis pas étrange, je suis comme toi.

– Ça ne me rassure pas beaucoup ça ! On me dit souvent que je suis bizarre et un peu limitée, alors je ne te le souhaite pas. Mais... Comment tu as deviné que je te trouvais étrange ? M'étonnais-je.

– Toi et moi sommes liés par la pensée, plus précisément, comme tous les autres Dieux, tu peux comprendre les songes des léviathans qui peuplent Mithreïlid et qui se trouvent à ta proximité, c'est pour ça que je peux entendre ce que tu penses. Je suis télépathe de nature, mais quand je converse avec toi, tu le deviens aussi. Tu ne te rappelles de rien ?

– Télé-quoi ? Hé bien... Comme tu l'as dit, je suis belle et bien morte à un moment donné. Alors même si par le biais des rêves, je me suis rappelée de certaines choses de ma vie précédente, beaucoup d’événements ou de détails sont encore flous ou inexistants dans ma mémoire actuelle... Mais un de mes amis m'a déjà parlé de ton existence, puis je t'avais déjà vu, ici même, sur cette île. Même si à ce moment-là, je t'avais juste trouvé étrange.

– Au moins, tu n'as pas été effrayée par mon apparence. Tu n'imagines pas le nombre de touristes et promeneurs, qui sont terrifiés en m'apercevant pataugeant dans la tourbière.

– J'aime bien moi. Je touchais sans me méfier ses immenses bois osseux et pointus, ainsi que les épaisses fleurs qui ornaient son dos. Tu sais, vu mon état quand je sors d'une bataille, je ne peux pas vraiment juger ce à quoi ressemble les autres. Je pensais néanmoins à Evialg, à son corps sans ride, à sa beauté sans égale, et à ses yeux blancs qui me font craquer à chaque fois que je commence à me perdre dedans, je commençais à me souvenir du goût qu'avait sa chair. Oula, j'avais oublié que tu lisais dans mes pensées, il va falloir que je me calme, sinon tu risques aussi de voir mes pratiques perverses...

– Qui est cette personne, ce Evialg ?

– Ce ? Haha. Non, Evialg est une femme et j'en suis amoureuse... Elle fut ma première adversaire de taille après avoir quitté le désert dans lequel j’errais, et je crois que si elle ne m'avait pas éventrée ce jour-là, je serais toujours en train de vagabonder toute seule sur Mithreïlid. Les aléas du destin, vois-tu.

– M'en veux-tu ?

– Pourquoi devrais-je t’en vouloir ?

– De ne pas être venu avec toi lorsque tu as affronté Hérylisandre. Tu ne serais sûrement pas morte si j'étais venu.

– Qui sait ? Ce n'est même pas elle qui m'a tuée, tu sais.

– Comment ça ?

– Je me suis tuée moi-même pour éviter d'être scellée par les sorciers d'Hérylisandre. C'est une longue histoire que j'ai pu vivre en rêvant. Mais ce qui compte, c'est que je sois de nouveau en vie. Non ?

– C'est certain.

– Nous vous dérangeons ? Venait de résonner deux autres voix dans ma tête. Vous voulez peut-être que nous vous laissions tranquille, le temps de vos inintéressantes retrouvailles ?

– Sincèrement, oui. Qui que vous soyez. Je soulevais mon regard du Cerf, et scrutais en direction de la falaise, que j'avais ignorée depuis l'éclair aveuglant. Dans le ciel flottait une créature énorme, qui se maintenait en l'air en battant des nageoires, et de l'eau sortait un long cou lisse et recourbé, orné d'un crâne de Dragon lui-même muni d'une gigantesque corne lumineuse. Tant celle qui ressemblait à un Dragon était belle, tant celle qui volait était difforme, puis je ne comprenais pas comment pouvait-elle voler du fait de sa grosse taille.

– La beauté importe peu quand on peut déclencher des tempêtes. Qui es-tu toi aussi pour remettre en question ce que je suis ?

– C'est à moi qu'elle s'exprime la grosse bête ? J'entendais une sorte de rire discret qui devait sûrement provenir du Cerf.

– Oui c'est à toi que j'envoie mes pensées, chétive Mithreïlidienne.

– Non mais, je n’y crois pas. Je laissais mon léviathan se remettre sur ses quatre pattes, je me relevais et m'approchais du bord de la falaise. Je préfère être minuscule que moche et stupide. Je suis Teïnelyore, Déesse de l'Amour, reine et fondatrice d'Ilyohelm. Nous sommes supposés être liés vous et moi, c'est d'ailleurs pour ça que je suis ici.

– Teïnelyore est morte, emportant avec elle l'essspoir de tout Mithreïlid. Elle est morte parcsse que ssson léviathan l'a abandonnée. Elle ne peut donc pas ssse trouver devant nous actuellement. Vous ne pouvez pas usssurper ssson identité. Sifflait dans mes songes le serpent marin.

– Il faut être misérable pour prétendre être un Dieu, alors que l'on est si minuscule. Pathétique humaine.

– Après tout ce que j’ai traversé… C'est du grand n'importe quoi, c'est moi, Teïnelyore ! Je commençais à bouillir : entre les sifflements du ver d'eau qui allaient finir par me donner un mal de crâne infernal, ou le fait que cette créature volante communiquait avec une prétention infâme. Elle volait certes, mais par rapport à un dragon, je trouvais vraiment qu'elle ne ressemblait à rien du tout. Comment pourrais-je vous entendre, si je n’étais pas celle que je prétendais être ? Elle va moins faire la maline, pensais-je.

– Quelle peste, insolente créature incapable.

– Mais quoi ?! Ah oui, c'est vrai que vous lisez dans les pensées. Après c'est votre problème, si vous n'entendiez pas ce que je pense, vous n'auriez jamais su comment je vous imagine.

– Tu vas répondre de ton affront.

– Mais c'est le monde à l'envers, je viens jusqu'ici pour justement trouver les responsables des catastrophes qui frappent Mithreïlid. Et là, vous vous permettez de me juger et de me critiquer, alors que franchement... Je vous prends les nageoires dans la vase, en train de malmener mon Léviathan ET de générer un ouragan qui pourrait engloutir tout le continent. J'étais en colère comme rarement je l'avais été. Vous exagérez ! C'est à moi d'être désagréable, surtout si vous n'êtes pas capables de comprendre le mal que vous êtes en train d'engendrer ! Si mes mots ne suffisent pas à vous raisonner je pense qu'une bonne correction s'impose. Alors, va pour me faire répondre de mon affront. »

 Je ne devais cependant pas trop les endommager, mon but était d'arranger les choses, pas de les aggraver, et même si j'avais envie de tailler en lamelles le boudin volant, je devais avant tout limiter la casse. Cependant, je me retrouvais dans une impasse, car des bestioles de cette taille, je me doutais bien que des coups de tête ne suffiraient pas pour les calmer ; tandis que si je dégainais Masamune, c'était avec certitude que j'en ferai des rondelles.

 J'étais bien embêtée, j'avais jusque-là toujours employé la manière sanglante pour changer les choses, mais là, je ne pouvais pas en faire autant. Je me demandais bien comment pouvais-je atteindre le monstre volant sans chercher le corps-à-corps et comment pouvais-je lutter avec le serpent marin sans mettre un pied dans l'eau...


 Me revenait alors en tête mon affrontement contre Evialg sous sa forme draconique. J'avais autour de moi un grand nombre de rochers et d'arbres abattus, si je réussissais à les provoquer suffisamment, j'allais peut-être pouvoir retourner leurs grandes tailles et leur nombre contre eux. Je laissais mes ailes se déployer et commençais à jeter pierres et troncs en direction des deux léviathans.

 J'avais conscience de ne pas leur faire grand-chose, mais ils étaient en train de se mettre en mouvement l'un et l'autre : la baleine glissait dans l'air, tout en déclenchant des bourrasques violentes tandis que la créature marine tournait en rond dans l'océan déchaîné, une tornade naquit sous mes yeux, soulevant des trombes d'eau et arrachant des morceaux de falaise sur son passage.

 Si j'arrivais à m'élancer suffisamment vite, je pouvais me glisser dans le souffle et ainsi espérer atterrir poings tendus dans la baleine. Entre la vitesse du vent et ma force, j'arriverais sûrement à la mettre au tapis. Je courus du plus vite que je le pus en direction du tube d'air, mais au moment où j'allais m'engouffrer dans le courant aérien, j'avais l'impression de me heurter à un mur qui me souffla en arrière ; je m'envolais sans même pouvoir battre des ailes pour limiter ma vitesse de projection, je défrichai plusieurs dizaines d'arbre avant d'enfin être arrêtée. Je maugréais, les fesses dans la boue, le dos en compote. Apparut au-dessus de ma tête le visage d'Evi' tout sourire. 

 « Eh bien, tu es partie t'amuser sans moi, c'est ça ? Souriait-elle.

– Si tu savais... Le livre disait vrai, ce sont bien des léviathans qui sont à l'origine des cataclysmes. Je me massais le postérieur, tout endolori par la réception un peu brutale.

– Quand nous avons constaté que tu ne rentrais pas, je suis venue aussi vite que j'ai pu. Le voyage a épuisé Tne', alors il est resté à l'auberge. C’était facile de te retrouver, je n’ai eu qu’à suivre la conversation, j’ai fini par y déceler ta voix. Je suis là maintenant. Elle m’aidait à me relever.

– Je pense que tu ne seras pas de trop. Je vais avoir du mal à limiter la casse toute seule.

– Pourquoi ça ?

– Parce que nous ne pouvons pas juste les tuer, cela n'arrangerait rien.

– Vu comme ça, c'est certain que les occire ne changera sûrement pas grand-chose.

– Il y en a un qui est énorme et qui vole, l'autre c'est un serpent géant qui nage. Le problème c'est qu'ils utilisent leurs pouvoirs, et que ça rend le combat un peu inéquitable.

– C’est eux les responsables de tout ça ? Elle tendait le doigt à l'opposé de moi, je me retournais. C'est eux qui ont créé cette tornade, eux qui ont détruit l’île ?

– Oui, c'est eux.

– Ah... Ils ne plaisantent pas, en effet.

– Nous sommes des Léviathans, nous ne sommes pas là pour rire, mais pour gérer Mithreïlid.

– Qui a dit ça ? Se méfiait Evialg en faisant un tour rapide sur elle-même.

– C'est moi. Avançait mon léviathan en sautillant au-dessus des débris de bois. Tu devrais t'éloigner d'elle, Teïnelyore. Je sens l’empreinte d’une grande obscurité émaner d'elle.

– Evialg, je te présente mon Léviathan. Léviathan, voici Evialg, c'est elle que j'aime.

– Mais il ne parle pas, comment est-ce que je peux l'entendre ? S'étonnait Evi'.

– C'est de la télépathie. Lançais-je.

– Sauf que je vais me répéter, mais je te conjure de te méfier d'elle. Elle semble constituée du même Mal qui attaque Mithreïlid.

– Détends-toi. Elle n'a juste pas choisi sa famille. C'est la descendante d'Hérylisandre. Sans elle, je n'aurais pas pu renverser Irasandre et reprendre ma cité, je ne serais même pas ici de toute manière.

– Puis, je ne suis pas mauvaise comme avaient pu l’être ma Mère et Hérylisandre. Bon... Nous discutons de ça, mais n'avons-nous pas mieux à faire justement ? À commencer par sauver Mithreïlid, par exemple. Grognait Evialg.

– C'est vrai que nous n'avons pas un instant à perdre. Remarquais-je. L'idée que j'avais été de me propulser dans la tornade et de retomber droit dans la baleine volante. Il faut juste que tu me jettes dedans mon amour.

– Tu es sûre que ça ira ? Me demandait-elle légèrement inquiète. Tu es solide certes, mais une tornade, n’est-ce pas trop, même pour toi ?

– Je ne vois pas d'autre solution pour le moment... Tu pourrais nous aider ? M’adressais-je à mon léviathan.

– Déjà à l'époque tes plans me semblaient un peu... Particuliers. Mais ils ont toujours fonctionné, alors après tout... Venait de s'exprimer le cerf mort-vivant. La distance qui nous a séparés m'a affaibli, je n'ai pas énormément d'énergie à fournir.

– Cela t'aiderait ? Je me munissais d'un caillou qui était à mes pieds, et m'entaillais sur quelques centimètres de peau, laissant quelques gouttes rouges perler de la plaie.

– Sûrement, oui. »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 16 versions.

Vous aimez lire EruxulSin ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0