Chapitre III : Le regard du Juste, Partie 1
C'est bien loin de la campagne méridionale et de la forêt orientale, où Hul vivait, que l'histoire d'une autre des treize prodiges commença. Le Nord-Ouest de Mithreïlid accueillait aussi l’une des treize prodiges, et, malgré un statut identique, l'enfance de cette dernière ne fut pas marquée par l'indifférence et la moquerie qu'on lui témoigna, mais bien de l'inverse opposé. Mithreïlid avait beau être une terre de paix et de partage, nombreuses étaient les familles qui avaient acquis une notoriété et des avantages que beaucoup de Mithreïlidiens ne possédaient pas et ne posséderaient sûrement jamais. C’est au sein de l'une de ces très puissantes familles, que naquit une enfant, qui bien que d’apparence humaine, possédait un attribut physique unique : ses grands yeux ressemblaient à deux perles nacrées, totalement dépourvues d'iris, d’une pâleur immaculée. Les parents de ce prodige, eux-mêmes issus d'ascendants très aisés, étaient les maîtres d'un fief grouillant de vies humaines, dont on pouvait constater la richesse, rien qu'en admirant le soin apporté à la construction des infrastructures.
En effet, si les hameaux et petits villages que l'on trouvait un peu partout sur le continent n'étaient encore pour la plupart, constitués que de bicoques fabriquées en bois, en argile et en chaume, et gardées par des enceintes dessinées par des rondins grossiers ; le bourg-domaine des Sandre, était un village dont tous les édifices jouissaient de la robustesse et de la solidité de la pierre taillée.
Outre la résistance que procurait ce matériau noble, il permettait aussi de donner un style sans égal aux bâtisses, dont on avait décoré les murs de moulures et sculptures. Par ailleurs, bien que les épais bâtiments n’aient aucunement besoin d'une défense externe, les Sandre, avaient aussi érigé un épais rempart, englobant toute la partie habitée du bourg ainsi qu'une dizaine de prés et prairies accolés aux habitations. Rien n'était assez beau aux yeux de cette riche famille, lorsqu'il s'agissait d'offrir une sécurité absolue aux personnes peuplant leur bourgade, ou à leurs propres intérêts.
Cependant, les Sandre, bien qu'exceptionnellement riches et puissants, n'avaient pas assis leur domination sur des habitants corvéables à souhait ou sur une population aussi élevée socialement qu'eux. Ces derniers, bien conscients des menaces naturelles présentes sur Mithreïlid, avaient préféré l'équilibre et le partage social à l'asservissement de paysans. Ainsi, bien que toutes les âmes vivantes dans ce bourg étaient au fait de la richesse de leurs logeurs, tous les locaux reconnaissaient leur générosité et leur compréhension.
Ainsi, quand l'enfant aux yeux blancs naquit, elle fut accueillie par tous les habitants chaleureusement, comme si chaque famille profitant de l'hospitalité et de la sécurité de ce lieu, l'avait reconnue comme étant leur propre fille. Toutes les portes de toutes les maisons étaient ainsi ouvertes à la jeune Sandre, qui, n'était pas parfaite et parfois même un peu chaotique ; néanmoins, jamais personne dans ce village ne se serait permis de critiquer l'attitude du bambin. Chaque famille rappelait bien à leurs enfants de ne pas tourmenter le rejeton des Sandre, bien que ces derniers soient courtois, tout le monde était en mesure d'imaginer la fureur et les répercutions qu'auraient pu avoir une altercation, aussi cruelle que puisse l'être une brimade enfantine, avec la petite protégée des Sandre.
Néanmoins, bien que tous les locaux aient pris des pincettes avec la môme, cette dernière, quoiqu’un peu tumultueuse par moment, était pourvue d'une attitude charmante, joueuse et n'aimait pas se vanter d'être une Sandre. Aussi, plutôt que d'être une peste et de créer des conflits comme on aurait pu l'imaginer, puisqu'elle était issue d'une famille devant qui tout le monde ployait le genou, au contraire, l'enfant faisait preuve d'un sang-froid et d'une empathie dont rapidement, tout le monde fut conscient. Par ailleurs, comme tous les gamins de son âge, il lui arrivait de commettre des bêtises, ou de détériorer des biens... La jeune fille, plutôt que de faire profil bas et de voir quelqu'un d'autre subir une punition à sa place, allait toujours aux devants de ses erreurs, et en assumait les conséquences.
Les parents bien que parfois déçus par les torts que créaient leur fille, restaient cependant fiers de son honnêteté et de sa franchise, qualités qui étaient pourtant peu communes aux jeunes personnes d'accoutumée ; aussi lui pardonnait-on ses quelques méfaits, en se rappelant qu'elle était encore dans sa phase de découverte de ce qui l'entourait, et que la raison finirait bien vite par se lier à son honnêteté. Cet alliage rare, ferait alors d'elle, une personne fiable et de grande valeur.
C'est d'ailleurs ainsi qu'elle se transforma une fois l'adolescence atteinte, Hérylisandre, dont la beauté ne laissait personne indifférent, ne se distinguait pas par sa chevelure magenta et ses yeux pâles, ou même à son physique avantageux, cette dernière, brillait lorsqu'il s'agissait de démêler les troubles qui pouvaient amener deux personnes à se confronter. A tel point que si un litige advenait, c'était à elle qu'on venait se confier, car elle savait faire ressortir la part de tort de chacun, tout en ne punissant pas l'acte.
Pour ainsi dire, elle sollicitait sans cesse le bien qui pouvait émaner de toute action, et cherchait sans arrêt à encourager le malfaiteur à se repentir plutôt que d'avoir à le condamner. Ce faisant, les voleurs rendaient les biens qu'ils avaient dérobés et ne récidivaient jamais, ceux qui avaient pu être violents devenaient pure douceur, et les harceleurs verbaux se changeaient en hérauts. Là où Hérylisandre passait, le Mal trépassait, et se métamorphosait en Bien. La jeune femme n'était pourtant âgée que de treize cycles, et pourtant déjà, avait compris mieux que quiconque le sens de la Justice et la bonne manière de l'appliquer. Le bourg, qui ne cessait de recueillir de nouveaux habitants, semblait devenir exempt de tout méfait, on vivait ici dans la joie et la bonne entente.
Aussi, ses géniteurs, impressionnés et admiratifs de leur rejeton, envoyèrent des missives aux quatre coins du continent, proposant l'expertise et le sens aigu d'Hérylisandre en matière de justice, pour résoudre les litiges opposant les commerçants entre eux, ou pour mettre un terme aux querelles territoriales qui pouvaient subvenir entre deux familles. Bien qu'ils se pensassent trop optimistes, quant au fait que l'on veuille laisser une tierce personne résoudre une altercation... Leur cachet avait cependant dû faire son effet, puisqu'ils reçurent une première sollicitation trois cycles plus tard, où l'on demandait à la jeune Hérylisandre, de venir exposer ses talents afin de mettre un terme à une dissension politique, qui allait bientôt finir par créer une guerre entre plusieurs puissants propriétaires, se disputant une parcelle de terre. L'enfant des Sandre, qui n'était pas au courant que ses parents avaient vanté ses capacités sur tout Mithreïlid, allait bientôt découvrir la réalité concernant la détermination des uns ou des autres à mal agir, lorsqu'un intérêt motive un tel acte.
Pour la gamine, un long périple allait commencer. C'était d'ailleurs pour elle, la première fois où elle allait quitter son village natal, mais aussi la première fois qu'elle allait se rendre compte des inégalités qui suintaient maladivement de tous les pores d'une société déséquilibrée. En effet, si dans son hameau il n'existait pas d'écart social visible, Mithreïlid qui jusqu'à la naissance des treize prodiges était une terre d'entraide et de confiance mutuelle, avait depuis cette nuit fatidique, vu naître la peur et la défiance dans le cœur de ses habitants.
D'abord dans les mœurs de toute la population, puis finalement, dans le cœur des Mithreïlidiens ; pourquoi ? Sûrement parce que la magie était jusqu'à présent maîtrisée, sûrement parce qu'on n'imaginait pas que le Continent puisse être en proie à des forces qui surpassaient très nettement celles que l'on côtoyait et défiait jusqu'alors.
C'était de ça dont découlait la peur, qui, bouleversait désormais la vie du Continent et les préceptes moraux de tous ses habitants. Là où avant on vivait une longue existence sans crainte de trépasser sans raison, cet effroi avait transformé l'âme des Mithreïlidiens, il fallait protéger ses biens, protéger ses possessions, toujours avoir suffisamment de nourriture pour sustenter sa famille, se méfier de son voisin qui pouvait convoiter ce que l'on avait ; toutes ces afflictions conduisaient à une haine invisible, elles permettaient aux inégalités de proliférer, et si plusieurs cycles auparavant, personne n'avait jamais vécu dans la pauvreté ou subi la famine, il s'agissait désormais de deux maladies qui se propageaient à grande vitesse sur le Continent.
Pour Hérylisandre et le petit monde qui battait autour d'elle, tout cela était inconnu, on vivait sans se soucier de ces troubles qui pourtant, allaient bientôt frapper de plein fouet la jeune Sandre. Elle n'était pas contrariée à l'idée de découvrir Mithreïlid, bien au contraire. Bien qu'elle fût escortée, elle partit seulement à dos d'une monture, sans calèche, ni malle d'affaires. Elle quittait son village avec le strict minimum, elle s’en allait de ce bourg septentrional, bien loin de la réalité, bien loin des misères.
Aussi, quelques heures plus tard, lorsque son convoi traversa un premier village, elle put rapidement se rendre compte que les gens n'avaient pas l'air heureux, que leurs habitations n'étaient pas aussi salubres que celles qu'elle connaissait. Tant et si bien, qu’Hérylisandre découvrit une nouvelle sensation, en se rendant rapidement compte que la population locale, affligée par une pauvreté cruelle, semblait habitée par l'envie de la dépouiller ainsi que son convoi, de leurs montures, de leurs guêtres. Dans le cœur d'Hérylisandre, cette peur résonnait de plus en plus fort, tandis qu’elle ne comprenait pas que puisse naître un tel sentiment, se considérant comme une simple Mithreïlidienne, comme n’importe qui d’autre dans ce village misérable. Elle ne comprenait pas qu'on puisse ainsi la dévisager, et, même si elle fût curieuse en arrivant dans ce premier hameau, et qu'elle avait pourtant volontairement demandé de prendre le temps d'observer ces nouveaux visages, elle clama rapidement de se remettre en route à grande vitesse. Quelque chose de malsain sillonnant l’esprit de ces malheureux la troublait, et elle ne désirait plus rester.
Malgré l'optimisme d'Hérylisandre, qui espérait qu'on allait bien finir par leur témoigner de la sympathie, à l'arrivée dans le village suivant, l'accueil et la méfiance qu'on leur accorda, ne furent en rien différents à ceux du hameau précédemment traversé. Il lui fallait pourtant faire une halte car la nuit tombait rapidement. L'auberge dans laquelle le convoi s'arrêta était un peu moins miteuse que le reste des bâtisses, néanmoins, la foudre dégagée par les yeux des locaux était toujours présente, et l’inconfort de la jeune Sandre grandissait d'heure en heure. Après avoir passé une mauvaise nuit, Hérylisandre pressa le petit groupe pour repartir le plus tôt possible, à l'aube. Heureusement pour elle, son voyage n'allait durer qu'une demie journée de plus avant d'atteindre l'un des trois bourgs où elle devait aider à résoudre le litige, réel objet de son déplacement en ces lieux, forts différents de son bourg d’origine.
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