Chapitre XXVII : La saveur des contraires, Partie 2
Nous venions de retourner à l'auberge, je n'avais pas pris de le temps de saluer le tavernier et m'étais directement précipitée dans la salle embrumée par la vapeur de l'eau chaude, afin de me laver de la crasse accumulée durant les précédents jours de marche, ainsi que la sueur qui avait tâché ma peau, et de ce que je percevais comme une terrible humiliation. Je commençais même à me demander si cette Teïnelyore ne s'était pas payée ma tête après notre affrontement. Pourtant ses pensées étaient si lucides, si franches, totalement dépourvues d'un quelconque jugement à mon égard. Pendant un bref instant, je me demandais si je n'étais pas en train de devenir paranoïaque.
Je laissais cette pensée s'évanouir en moi, ôtais mes vêtements et m'enfonçais dans une immense cuve chaude. Je ne risquais pas d'être dérangée, l'établissement ne se remplissait qu'aux premières lueurs du crépuscule, et nous étions au beau milieu de l'après-midi. Je fermais les yeux et essayais d'oublier les peines qui m'avaient conduite à fuir l'homme que je croyais être celui de ma vie. Comme quoi, même moi je pouvais me tromper, bien que sa réaction m'ait clairement dégoûtée.
La porte de la pièce s'ouvrait. Quelqu'un entrait. Par réflèxe, je me glissais à l'opposé de la baignoire de pierre afin de pouvoir rapidement voir de qui pouvait-il s'agir. Je constatais que c'était la duelliste qui venait de pénétrer mon sanctuaire de vapeur. Elle déposait une tunique pliée près de la mienne froissée et roulée sur elle-même, et enfin se décidait à jeter un coup d'œil dans ma direction. Elle me faisait un geste de la main, puis sans hésiter, se dénuder à son tour.
Son comportement me glaçait le sang : comment pouvait-elle ainsi se dévêtir sans retenue ni pudeur ? Pire, elle s'avançait dans ma direction. J'immergeais mon visage dans l'eau jusqu'au niveau de ma bouche. J'espérais qu'elle finisse par changer de cap, mais non. Elle se rapprochait jusqu'à arriver au bord du réceptacle creusé à même le sol. Ma vue s'arrêtait sur son entre-jambe, dont la toison était de la même couleur que sa chevelure, mes yeux glissaient sur son corps au gré de ses courbes et de ses muscles finement dessinés, ainsi que sur les tatouages qui ornaient sa peau mate. Mon regard englobait sa poitrine et finalement se stoppait sur un bijou vert qu'elle portait autour du cou. Mes iris blancs se confrontaient aux siens, j'avais l'impression de plonger tête la première dans une mer remplie de rubis volcaniques.
Elle, pendant ce temps, était restait immobile, elle me laissait la scruter dans ses moindres détails, sans broncher ni chercher à se couvrir de ses bras afin de cacher ses formes ou son intimité. Alors que penses-tu de moi ? J'espère que je te plais, parce que toi, tu me plais déjà. Ce n'est que lorsque j'avais entamé ma chute dans ses yeux qu'elle se décida à entrer dans mon refuge aqueux.
" Je n'avais jamais vu quelqu'un tenir aussi longtemps contre moi en duel. Se décidait-elle à me confesser après avoir barbotté quelques instants dans le silence. Pourtant j'en ai combattus des gaillards qui se croyaient invincibles. Tu dois avoir un sacré entraînement, non ?
- Pas vraiment non, disons que... Je ne savais pas si je pouvais lui révéler la nature de mon arme et les pouvoirs qu'elle me conférait. J'ai de bons réflèxes, et j'ai un peu travaillé le fer... Enfin, c'était une phase de ma vie.
- Hé bien... Tu te débrouilles drôlement bien pour une prétendue néophyte du combat. Tu m'as surprise quand tu m'as soufflée hors de toi. J'ai senti une onde de puissance que je n'avais encore jamais ressentie. Puis les marques noires qui te recouvraient le corps, c'était du plus bel effet sur ta peau si pâle. S'échauffait-elle l'esprit, en me scrutant délicieusement.
- Tu dis ça, mais je n'ai rien pu faire contre toi. J'étais obligée de reconnaître sa maîtrise. J'étais complètement impuissante, dès que je t'ai fait... Enfin, tu sais ?
- Dès que mon sang a commencé à couler ?
- Oui... Je n'avais jamais vu ça. Pourtant j'en ai vu des paysages se succéder et des personnes différentes.
- Tu voyages beaucoup ? La chance.
- Oui, enfin, je me suis déplacée un peu partout, sauf dans le Sud. Mais bon, j'ai beau avoir vu un peu de tout : la misère de ce monde, la tyrannie de certains ; Je n'avais par contre jamais vu quelqu'un se servir de son sang... De cette manière.
- Il y a bien d'autres personnes qui doivent en être capable ! Je ne peux pas être la seule ! Dur à savoir n'étant jamais partie d'ici. Après, je te rassure, je ne connaissais personne avant de te voir, qui se teintait de la couleur de la lame qu'il brandissait !
- Sauf que ce n'est pas moi qui suis unique, c'est mon espadon.
- Pourtant, tu es bien la seule à le manier, non ? Donc quelque part, tu es unique ! Il faut avoir confiance en soi, c'est primordial. Pensait-elle sincèrement,me faisant rougir.
- Peut-être, mais j'ai encore beaucoup à apprendre. Puis... Ta façon de combattre est déroutante. Sabre, hallebarde, épée double... Y a-t-il d'autres armes dont tu maîtrises l'utilisation ?
- Hmmmm. Absolument toutes, mais ça je vais le garder pour moi... Pensait-elle, sûre de ses moyens. Disons que l'on m'a contrainte à me battre très jeune. Pour survivre, pour être utile. Pour que l'on puisse justifier de me garder en vie.
- Tu n'as pas eu une enfance facile ? Je restais calme, impassible devant sa modestie, pourtant presque irritante.
- Oui et non. Ce n'est pas le pire que j'ai eu à supporter. J'ai perdu... Celle que j'aimais... J'ai tout perdu à mes treize cycles. Mes convictions, ma joie, ma routine. De bandit à Vice-Commandante, il y en a eu du chemin entre temps... Je suis passée de l'ombre à la lumière, au prix du plus gros sacrifice que je pouvais offrir.
- Tu as été une hors-la-loi ? Je m'interrompais, me rendant compte que je venais de faire une erreur.
- Comment tu sais ?
- Et bien. Il fallait que je me rattrape. C'est quand tu as dit "De l'ombre à la lumière", j'ai supposé que c'était de ça qu'il s'agissait.
- Ah... Tu as bien deviné. Après, je ne l'avais pas spécialement choisi. Je suis née à l'Orphelinat, et là-bas, toute âme qui y vivait se devait d'honorer les souhaits - de cet ignoble porc - du boss. Larcins, pillages, enlèvements... Et j'en passe. Elle se regardait les mains. Mais tout ça, c'est le passé. Peu après la mort du chef, dont je suis responsable, j'ai intégré les rangs de la Garde de Bourg-en-Or, quelques temps après, je devenais haute gradée. Tout a été très vite, mais sans ça, je pense que j'aurais sombré. Je n'arrivais pas à surmonter mon deuil.
- De ton supérieur ? Feintais-je de ne pas avoir intercépté son dégoût envers lui.
- Ah ça, non. Je n'aurais pas pleuré sa mort. Non.
- Et tu comptes rester ici toute ta vie ?
- Non, je comptais partir à l'aventure, j'attendais un prétexte plutôt. Je pense que je l'ai trouvé. Il se trouve peut-être devant moi.
- Comment ça ? Demandais-je, gênée et touchée de l'aveu proclamé par ses pensées."
La porte de la pièce des bains s'ouvrait une nouvelle fois, la femme-féline rentrait à son tour. Aussi rapidement que Teïnelyore auparavant, elle se déshabillait et nous rejoignait, un peu pataude, elle enjambait le rebord de la cuve en pierre et s'immergeait complètement. Elle refaisait surface, le regard grisé.
" Tu en fais une tête. Lui demandait la Vice-Commandante. Pourtant te voilà tirée d'affaire. Qu'est-ce qui ne va pas ?
- Merci de m'avoir sauvée... Balbutiait-elle, tout en remuant ses mains dans l'eau chaude. Je ne me souviens plus de grand chose, j'étais à bout. Je me rappelle avoir atteint les abords de la cité, te voir sauter des remparts. Je pensais avoir amené la mort droit sur la ville.
- Allons, je n'allais pas laisser ce Dragon massacrer les habitants sans rien faire. Quand j'ai vu ta tête, et la panique qui t'habitait, j'ai compris que tu étais pourchassée. Tu pourrais m'expliquer d'ailleurs ?
- C'est une catastrophe. Ils sont tous morts par ma faute... Tu as souvenir de la première fois où nous nous sommes rencontrées ?
- Quand tu étais avec ton groupe de chasseurs ? Que sont-ils devenus ? Ils ont fui ? Ils t'ont abandonnée aux griffes de ce Dragon ? Les lâches.
- Non... Si seulement, ils avaient fui, je ne méritais pas de survivre. Se renfrognait-elle, en se lamentant.
- Vous chassiez un Dragon ? M'étonnais-je, d'apprendre que certains avaient pour objectif de terrasser ces créatures toutes-puissantes. C'est un peu suicidaire comme mission, non ?
- Eux avaient l'habitude, ils n'étaient pas à leur coup d'essai, mais je ne comprends pas... Tout s'est si mal passé. Nous avions l'avantage, puis... Ils se sont tous faits tuer tour à tour. J'ai dû m'enfuir, je ne voulais pas mourir, pourtant...
- Cela n'aurait servi à rien que tu meurs. Philosophait la femme aux cheveux mauves.
- Oui, mais si tu n'avais pas été là... J'aurais causé la mort de centaines d'innocents.
- La question ne se pose pas, j'étais là. Heureusement, sinon Bourg-en-Or aurait flambé.
- Quand je pense qu'à cinq, nous n'avons pas pu en venir à bout, et que toi toute seule tu l'as occis. Je suis stupide d'avoir pensé tirer une quelconque gloire d'une chasse aussi insensée. Soufflait-elle.
- Au moins, tu sais désormais qu'on ne peut pas forcément compter sur les autres. Même s'ils paraissaient confiants. Lançais-je.
- Pourquoi dis-tu ça ? Grognait Teïnelyore. Elle a perdu des compagnons de longue date, et toi, tu penses qu'elle a besoin d'entendre ça ? Qu'est-ce-qui lui passe par la tête ?
- Ce n'est pas ce que je voulais dire. Bien que je le pensais quelque part. Je voulais simplement qu'elle relativise, et qu'elle ne se sente pas coupable. C'étaient eux, les aventuriers expérimentés à traquer le Dragon, n'est-ce-pas ? C'est bien eux qui t'ont enrôlée ?
- Oui, ce sont eux qui m'ont suggéré d'intégrer leur groupe et de partir à la recherche de ce monstre. Sanglottait-elle.
- Alors quelque part, ils devaient bien savoir que la mort se profilerait face à eux. Je me suis mal exprimée. Adressais-je à Teïnelyore. C'était un risque dont ils devaient nécessairement avoir conscience, et ils auraient peut-être dû t'en parler afin d'éviter que tu sois dans cet état-là, si... Enfin, tu m'as comprise, non ? Lançais-je un regard à la jeune femme féline.
- Tu as raison... Mais, je me sens quand même coupable d'avoir survécutandis qu'eux sont morts. L'un d'eux s'est même sacrifié pour que je puisse fuir. C'est terrible. Se mettait-elle à pleurer à grosses larmes. J'aurais dû y rester moi aussi. C'est injuste pour eux.
- Allons... Je me rapprochais d'elle, en essayant de compatir, consciente que sa remise en question m'affectait moi aussi. Si ils ont offert leurs vies pour la tienne, c'est qu'ils estimaient que tu méritais de vivre, non ? J'aurais aimé qu'Urghal face une telle concession pour moi, mais vraissemblablement, ce n'était pas son genre en définitive. Il faut profiter de cette chance, et... Je sentais à mon tour une boule se nouer dans mon ventre.
- Et bien Hérylisandre ? Qu'est-ce-qui ne va pas ? S'inquiétait Teïnelyore. Tu n'as pas l'air d'avoir été épargnée non plus, même sans le dire. Tu as toi aussi perdu un proche ?
- Oui, mais... Je devais relativiser, être forte. Mais pas emporté par la mort. Ce n'est rien. Lui pourrait... Il n'y avait pourtant dans mon esprit pas de place pour l'espoir. Mais ce n'est pas grave, beaucoup moins que toi qui as perdu tes camarades de longue date. Essayais-je de me convaincre.
- Tu peux tout nous dire, tu sais. Murmurait Teïnelyore. Après notre combat, nous sommes devenues un peu intimes. L'être davantage avec toi ne me gênerait pas du tout d'ailleurs, dénudée, tu es encore plus belle. De ce que tu avais l'air de dire, rien n'était encore définitif pour toi. Il s'agit d'un chagrin de coeur ? Me laisserais-tu y remédier ?
- Peut-être, mais qu'est-ce que cela changerait ? Que ses songes se réchauffent subitement, ne me laissait clairement pas indifférente, étrangement. Il émanait de sa sincérité une sensation délicieuse, comme si elle pouvait comprendre mon fardeau. Et bien... J'hésitais. Ne la laisse pas rentrer dans ta tête, Hérylisandre. Je prends le risque. Répondais-je à cette voix mystérieuse, tout en me permettant de m'encourager moi-même."
Je racontais finalement à mes deux auditrices mon histoire, depuis mon départ du domaine familial, jusqu'à mon arrivée dans cette bourgade si peuplée. Je témoignais maladroitement des multiples désillusions et des mauvaises chutes que j'avais expérimentées. Extérioriser tout cela me faisait pourtant un bien fou, j'essayais d'être la plus sincère possible. Par ailleurs, même si mon récit avait aveuglément convaincu la jeune femme féline, et attisé la curiosité de Teïnelyore, je sentais qu'une idée rapprochait la vice-commandante du secret qui anime mon être et sur lequel j'avais laissé planer un voile. Bientôt, Félicie, qui commençait à se sentir vaseuse et épuisée par la chaleur des bains nous confiait qu'elle allait nous quitter pour rejoindre la pièce principale de l'auberge et nous attendrait en piquant un somme.
Aussi elle quittait notre cuve chaude, s'inclinait poliment vers nous, se séchait puis disparaissait de notre vue, engloutie dans la vapeur régnante. Nous restions toutes deux silencieuses. Les songes de Teïnelyore se montraient vagues : partagés entre son désir naissant pour moi, l'empathie qu'elle partageait face à la misère que j'avais découverte malgré ma bonne foi, et quelque part on manque d'étonnement concernant le fait que Mithreïlid ne se porte pas bien. Elle semblait excessivement aigrie par la vie, tandis qu'elle ne me paraissait pas être bien plus âgée que moi. J'avais l'impression que malgré nos différences qui étaient plus que palpables, je me trouvais en présence de celle dont les pensées pourraient la définir comme mon âme-soeur.
J'étais troublée, mais en bien.
Annotations
Versions