Chapitre XXVIII : La saveur des contraires, Partie 3
Tandis que nous nous regardions en silence l'une et l'autre à travers les manteaux diffus de vapeur des bains de la taverne, je ne pouvais contenir mes songes, flattant et idolâtrant celle dont mon regard ne pouvait plus se détacher. J'essayais de calmer mes pensées afin de ne pas littéralement me dissoudre dans l'eau chaude, mais je peinais à détourner mon attention d'elle. Je m'imaginais être à sa place, avoir dû trouver des compromis pour résoudre des querelles qui n'auraient, à mon goût et pour seule résolution, méritées qu'une bonne paire de baffes.
Je pensais à la peine qu'elle avait enduré à être rejetée pour ne pas être capable de donner la vie. Je replongeais mes yeux en direction de son visage, qui, empreint d'une pâleur délicieuse, ne cessait d'agiter mes entrailles et d'éveiller en moi une faim que je n'avais pas satisfaite depuis de nombreux cycles. Elle se mettait à rougir et de fines rides de malice se dessinaient au coin de ses deux perles oculaires.
Je me perdais à suivre sa longue et raide chevelure noire de jais, illuminés par de longues mèches blanches, qui ne cessaient de conduire mon regard jusqu'à ses si fines épaules. J'avais très envie de me caresser mais l'eau limpide de notre cuve n'aurait pas dissimulé mes mouvements. Ses paupières s'entrouvraient alors, et prise d'un rougissement plus intense, elle détournait son minois de moi. Peut-être ressentions-nous la même chose au même instant ?
Bien que cette pensée m'ait traversée l'esprit, je repensais à sa réaction lorsque je m'étais dénudée avant d'entrer dans l'eau chaude où elle séjournait déjà, cette femme me semblait être plus réservée que moi. Je me devais d'être sûrement plus délicate et moins directe que je n'aurais voulu l'être. J'expirais calmement, et constatais sans détour que je brûlais d'envie d'elle.
Mon abdomen était en proie à une invasion de papillons, tandis qu'Hérylisandre, dont le visage teint d'une brume rougeâtre venait de se lier au mien, replaçait ses longues pointes humides et obscures derrière ses oreilles, tout en se pinçant nerveusement les lèvres. J'étais soudainement agitée par une nervosité nouvelle et un questionnement loufoque : parvenait-elle à ressentir mes pensées ? Était-ce la raison de ses réactions si soudaines et reliées à mes songes les plus intimes ?
Je divaguais, car ces signes ne pouvaient être que pure coïncidence, cette chaleur devait me monter à la tête, et pourtant... Et pourtant, j'aurais presque voulu qu'elle soit capable de ça, qu'elle puisse me tirer hors de mes songes et de cet embarras qui me rendait incapable de quoi que ce soit. J'aurais voulu qu'elle se rapproche de moi, comme pour me faire comprendre qu'elle n'était pas effrayée par le désir qui me submergeait actuellement. Lovée dans mon délire, je laissais ma tête glisser en arrière et reposer sur la pierre qui enclavait la cuve, je fermais les yeux et tout en restant en tailleur, je me relâchais et laissais l'eau soulever mes membres recroquevillés.
Je sentais une tendre onde strier la surface lisse et sans remous de notre bain chaud, berçant davantage mes songes mielleux, mon corps à demi-englouti était lutiné par une nappe aqueuse en mouvement, je me sentais incroyablement bien et me décontractais au point d'étendre mes jambes. Cette délicate masse englobant ma peau et me ballotant fébrilement semblait désormais se plaquer contre moi ; comme si j'étais happée par une légère somnolence, je m'abandonnais à ces sveltes ondulations sillonnant sur moi.
Sûrement davantage happée par ma rêverie, j'avais désormais l'impression d'être étreinte, mon bassin et mes hanches s'enfonçaient dans la cuve, englobés et maintenus, tandis qu'une légère brise faisait frissonner mon visage moite de buée. Ce dernier était alors réchauffé d'un contact tendre, le dos de mon crâne relevé lentement, je maintenais mes yeux clos, afin de ne pas m'échapper de ce délicieux instant onirique. Mon nez était effleuré par une colline humide, mes lèvres caressées et embrassées. Je rendais aveuglément ces baisers, finement déposés sur ma bouche, tandis que mes mains s'accrochaient précautionneusement à cette nymphe qui semblait avoir profité de mon assoupissement pour répondre à mon actuel désir.
Mon rêve s'intensifiait, et à demie-consciente, je me recalais dans l'assise de pierre pour ne pas glisser. Ma poitrine était comprimée, mes cheveux sillonnés, mon corps tendrement enlacé. Rêvais-je vraiment ? J'ouvrais lentement les yeux, comme si quitter ce rêve allait être fatal pour ce que j'étais en train de vivre. Apparaissaient tout proche de mes rubis embrumés, les deux perles que je désirais tant, dont les longs cils qui les ornaient auraient presque pu caresser mes iris. Hérylisandre avait plaqué sa peau de porcelaine contre la mienne, nos langues s'entremêlaient, et sa fine poitrine me taquinait le buste. Accompagnées par les clapotis de notre bain, nous découvrions les joies que procurait cet échange inédit. Elle plaçait sa joue au contact de la mienne, m'étreignant comme si elle cherchait à s'enfouir en moi.
J'aurais souhaité que cet instant dure indéfiniment, car je me sentais finalement pansée et soignée du chagrin qui m'habitait depuis de nombreux cycles. La tendresse que me témoignait Hérylisandre était exactement celle que je convoitais dans ma désespérée quête de guérison. Comme si cette chaleur intense qui avait auparavant quitté mon corps, revenait enfin irradier mon être d'une lumière réconfortante et salvatrice.
Je perdais mes doigts entre les mèches d'Hérylisandre et m'imprégnait de l'odeur qui émanait de sa nuque, je sentais son cœur répondre au mien et son souffle s'engouffrer nonchalamment dans mon oreille. Je me blottissais à mon tour contre elle et laissais ma tête reposer sur son épaule. J'aurais pu rester ainsi une éternité, néanmoins, je savais que le temps passait, surtout plus vite durant des instants d'une telle valeur, et je prenais conscience que j'allais devoir aller effectuer mon tour de garde.
« Hérylisandre ? Murmurais-je.
— Oui, Teïnelyore ?
— J'aurais voulu res...
— Je sais que tu dois partir patrouiller. Me coupait-elle sans être irritée, toujours en chuchotant.
— Et... Je m'agrippais à elle, comptant lui demander de me rejoindre durant ma ronde en espérant que cela ne la dérange pas.
— Oui, je veux bien venir te voir plus tard, et cela ne me dérangera pas, au contraire.
— J'avais donc vu juste, tu peux lire dans les pensées ?
— Oui, c'est en effet un don... Ou une malédiction que je possède.
— Sans ça, tu ne serais jamais venue contre moi, n'est-ce-pas ?
— Je ne sais pas. Me répondait-elle malicieusement, tout en m'embrassant la joue. Mais tu devrais y aller, je sais à quel point tu prends à cœur la tâche qui t'ait confiée.
— Merci de comprendre... Je regardais la clepsydre qui ornait le mur des bains. Je commence toujours ma ronde sur les remparts orientaux, et me déplace toutes les trois heures, dans le sens des aiguilles d'une horloge.
— D'accord, je saurais où et quand te trouver, alors. »
Hérylisandre se détacha mollement de moi, je me relevais lentement, elle me suivait dans mon ascension, nous nous enlacions une fois de plus. Je constatais en l'embrassant qu'elle était sensiblement plus grande que moi. Nos corps se détachaient l'un de l'autre, je quittais la cuve qui avait accueilli nos premiers baisers et après m'être séchée puis rhabillée, je lui adressais un dernier sourire en espérant la retrouver plus tard. Avant de quitter l'auberge, je constatais que Félicie ronronnait en dormant, recroquevillée sur une banquette de la salle commune. Je donnais au tavernier quelques pièces d'or en lui indiquant de servir mes camarades à hauteur de ce que j'avais donné, il me remerciait et enfin, je quittais le lieu de repos pour rejoindre l'enceinte Est de la ville, où, tandis que les derniers rayons du Soleil s'éteignaient et que la nue étoilée s'installait dans les cieux, mon tour de garde commençait.
Alors que les heures passaient et que les Lunes brillaient désormais au-dessus de ma tête, j'avais l'impression de revivre, et prenais un grand plaisir à contempler le plafond céleste brillant de l'éclat de mille perles. Malgré la peine que je ressassais incessamment depuis la mort de Mylteïne, Hérylisandre avait su faire renaître en moi un feu ardent que je croyais éteint depuis très longtemps.
En quelques heures seulement, j'avais pu découvrir tant de facettes d'elle, que j'étais désormais animée par un désir ardent de la connaître encore davantage, comme si tout mon être m'appelait à tomber amoureuse d'elle, comme si c'était mon destin d'être liée à elle et que nous formions qu'une seule personne ensemble. Je ne pouvais bien sûr pas ignorer dans mon jugement, le fait d'avoir aussi succombé à la vue de son corps si fin et immaculé, comme si ce qu'elle avait vécu n'avait eu aucun usage sur elle, comme si ses bras n'avaient besoin d'aucune musculature pour soulever cette épée pourtant si lourde pour moi, comme si cette femme était intemporelle.
Mon corps et mes sens étaient encore hypnotisés par la sensation que j'avais éprouvé lorsque nous avions combattu ensemble : que cela soit lorsqu'elle avait subitement relâché sa puissance pour me repousser de son corps-à-corps ou à la vue des larges tatouages sombres qui avaient habillé son corps si pâle. Ces marques plus ténébreuses qu'une nuit sans nos Lunes s'apparentaient pour moi, à de l'encre d'un noir profond que l'on aurait versé sur la plus pure des pages vierges, comme si Hérylisandre était habitée par une dualité invisible à l'œil nu, mais qu'elle m'avait offert l'occasion de voir au travers d'un voile opaque qu'elle tissait elle-même pour se protéger. Mais de qui ? Ou de quoi ?
Je songeais alors à ses mots concernant sa faculté de lire dans les songes : "une malédiction" disait-elle. Je mettais en perspective son cas et le mien, je repensais donc à Mylteïne, était-elle morte par ma faute ? Mon amour pour elle l'avait-elle condamnée ? Était-ce une malédiction ou une malheureuse coïncidence ? Le même sort allait-il attendre Hérylisandre si elle demeurait l'élue de mon cœur ? Avais-je finalement le droit d'aimer qui que ce soit ? Toutes ces pensées m'embrumaient l'esprit.
« Tu ne devrais pas voir les choses de cette façon. Interrompait le fil de mes pensées, la voix d'Hérylisandre.
— C'est toi. Tu m'as fait peur. Soufflais-je en détournant le regard de l'horizon et en scrutant celle qui enflammait mon être.
— Est-ce vraiment moi qui te fais peur ? Me lâchait-elle en se rapprochant de moi.
— Tu as tout entendu ?
— Oui, enfin, si tu parles de tes pensées, elles me sont en effet parvenues. Je n'étais plus très loin quand tu as commencé à te faire des nœuds au cerveau.
— Je comprends que tu puisses penser que ton pouvoir est une malédiction. Tu as dû en entendre des vertes et des pas mûres d'idées.
— Tu as raison, parfois, j'aimerais ne pas posséder cette faculté. Mais je suis née comme ça, alors je pense que je n'ai plus vraiment le choix maintenant. Cela dit, dans certains cas, c'est appréciable de saisir les songes aux alentours. Elle me souriait. Je disais donc, est-ce vraiment moi qui te fait peur ?
— Non et tu le sais puisque tu as entendu mes pensées.
— Peut-être mais je préfère te l'entendre le dire.
— Non... Ce qui m'effraie c'est qu'il t'arrive quelque chose de... funeste. Depuis que je suis petite, je vis avec l'impression de devoir lutter sans cesse avec le monde qui m'entoure. Je songeais à la pluie de flèches que j'avais interceptée pour sauver le commandant de la garde. Pour ne pas te le cacher... Je suis moi-même déjà passée à deux doigts de la mort. Je sentais des larmes perler de mes yeux. J'ai l'intime conviction d'être liée à toi, et de... J'allais m'interrompre mais elle saurait ce que je pensais. Déjà t'aimer, et cela me briserait définitivement de te perdre.
— Je... Hérylisandre s'interrompait elle-même et vener se plaquer contre moi. Tes mots sont si bons à entendre. Ses doigts se liaient aux miens. J'aime la limpidité et l'honnêteté qui émanent de ton esprit, pour quelqu'un de chagriné tu es intègre avec tes sentiments. Je serais incapable d'affronter ce qui m'a blessé de la même manière que tu le fais.
— Et pourtant... Je me noie dans une peur nouvelle à l'idée que tu pourrais être blessée, ou pire, par les tourments qui ne cessent de me hanter, et qui semblent me pourchasser. Comme si j'étais moi-même effrayée de devoir affronter une nouvelle peine, avec laquelle je ne saurais lutter, qui finirait de détruire l'amour que je peux ressentir.
— Tu as peur... Pour moi ?
— J'ai peur pour toi Hérylisandre. Je plantais mon regard dans l'horizon obscurci de la pénombre nocturne. Je ne crains pas de risquer ma propre vie, mais désormais... Et j'espère que tu ne seras pas effrayée par ce que je vais te dire... Même si tu l'as sûrement lu dans mes pensées... L'amour soudain et ardent que je ressens pour toi ne me laisse qu'entrevoir le pire. Mithreïlid semble regorger d'innombrables et mortels dangers, je sais que tu en as aussi été témoin. Tout peut arriver...
— Mais pas seulement le pire. À ces mots, elle rapprochait son visage du mien. Je ne suis pas la Mithreïlidienne la plus optimiste du continent, tu as bien dû t'en rendre compte. Néanmoins. Elle posait ses longs doigts sur ma joue, et parlait plus doucement. Quand je te vois, et quand je me laisse bercer par tes songes, un espoir indicible naît en moi. Bien que je ne te connaisse que depuis hier, je ressens comme toi ce lien invisible qui, tant m'avait donné envie de me confronter à toi, tant désormais me donne envie de... Un rougissement sublime teignait alors son visage si pâle, alors seulement illuminé par le clair scintillement des Lunes... De t'aimer sans retenue ni limite.
— Je... J'étais surprise par cet aveu qui me laissait muette, réconfortée de ne pas être la seule à être farouchement éprise. J'aurais voulu lui répondre mais les mots me manquaient cruellement.
— Avec moi, tu sais que les mots ne sont pas forcément nécessaires. »
Aussi amena-t-elle ses lèvres à la rencontre des miennes, se pressant toute entière contre mon corps, et m'amenant à la rencontre des quinconces boisées composant la partie haute de l'enceinte. Elle m'embrassait frénétiquement, m'étreignant du plus fort qu'elle le pouvait, puis cessa subitement son assaut de douceur avant de saisir l'encadré de mon visage.
« Je vais partir, Teïnelyore. Lorsque je reviendrai, je serai suffisamment forte pour que tu n’aies plus peur de m’aimer. Je te le promets. »
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