Chapitre XXX : Chacun le sien, Partie 2

11 minutes de lecture

Malgré l'immense déception dont le Commandant de la garde m'avait fait part lorsque je lui avais annoncé mon départ, ce dernier m'avait tout de même souhaité de profiter du mieux que je le pouvais de ce voyage momentané. La plupart des artisans et des commerçants avaient voulu m'offrir des présents en gage de leur gratitude. Cette immensité d'offrandes m'avait presque mis la larme à l'œil, bien que j'en refusai la plupart, ne souhaitant pas m'encombrer plus qu'il n’était nécessaire.

 Tandis que nous nous apprêtions, Félicie et moi, à quitter Bourg-en-Or, les locaux entonnèrent une chanson scandant mes louanges... De bandit, j'étais devenue une légende locale. Cependant, ce périple était pour ma part, une promesse faite à Mylteïne que j'allais enfin pouvoir tenir.

 À la demande de ma partenaire de voyage, nous nous rendions à l'endroit où ses compagnons avaient été décimés par la puissance dévastatrice du Dragon. Ainsi, le plateau qui avait accueilli le funeste affrontement fut notre première halte, après une première journée de marche. Pour Félicie, il s'agissait d'un moment délicat, elle prit d'ailleurs le temps de construire plusieurs cairns, puis s'agenouilla devant chacun d'eux, se recueillant à la mémoire de feu ses compagnons de voyage.

 De mon côté, j'avais l'impression de vivre un rêve, tout en étant éveillée. Je surplombais le ravin, et laissais mes yeux se perdre dans l'immensité qui s'étendait sous mes pieds. Le soleil couchant teintait la roche d'éclats mauves et oranges, tandis qu'à perte de vue se dessinaient les contrées du sud de Mithreïlid. Pour la première fois de ma vie, je découvrais les reliefs et courbes de ce Monde si vaste, je tombais amoureuse de ce silence plein de vie, de couleurs et de formes variées. Je m'asseyais, les jambes dans le vide, savourant cette plénitude reposante, loin de l'animation de la cité, je fermais les yeux et m'emplissais les narines de l'air montagnard dont les senteurs poussiéreuses se mélangeaient avec celles de la sylve qui s'étendait sous mes yeux.

 J'étais perdue entre la réalité et mon imagination, les petites pierres et cailloux autour de moi s'agitaient, quelqu'un s'asseyait à côté de moi. Toujours voguant au gré de mes songes, je m'imaginais quelques secondes qu'il s'agissait de Mylteïne, avec qui je m'étais destinée quelques cycles plus tôt à effectuer ce voyage, machinalement, je déposais ma main sur la sienne, et ma tête dans le creux de sa clavicule. Je sentais alors des pointes chevelues qui me chatouillaient le nez, aussi ouvrais-je les yeux. Je tombais nez-à-nez avec la crinière touffue de Félicie, sanglotant silencieusement. Son regard errait dans l'horizon.  

 Je me redressais et la saisissais contre moi, son chagrin éclata. Je l'invitais à se relâcher, aussi se recroquevillait-elle et se servait de mes jambes comme d'un coussin, tandis que je lui massais le crâne. Après avoir pleuré toute l'eau de son corps, elle finissait par s'endormir paisiblement ; au-dessus de nous, les Lunes avaient repris le contrôle du ciel bleu marine, ce dernier s'était lentement illuminé après l'apparition d'un millier d'étoiles.


 Je continuais pour ma part de me délecter des trésors visuels que m'offrait notre promontoire. La nuit tiède me permettait par ailleurs de percevoir distinctement le chant de toutes les créatures s'engaillardissant de l'obscurité : des plus petits grésillements aux sifflements des oiseaux, la pénombre était animée par une délicieuse mélodie. Jusqu'à ce qu'un puissant brame, transperce les ténèbres, faisant s'envoler une incroyable nuée de lucioles, qui, malgré son éloignement, s'apparentait à un fantastique essaim de lumières dorées. Le cri fit se réveiller Félicie en sursaut, qui, constatant mon calme, s'étira et me susurra qu'elle commençait à être affamée.

 Nous quittions donc notre perchoir panoramique et décidions d'installer notre campement à l'orée de l'immense forêt qui s'étendait au pied du massif. Après avoir dégusté quelques-unes des victuailles offertes par les marchands de Bourg-en-Or, nous nous endormions côte à côte, au gré des crépitements du feu de camp et de la danse des escarbilles s'envolant.

 Attisée par la curiosité de pouvoir observer l'animal dont avait pu provenir le brame, nous reprenions au petit matin, notre marche à travers une lande dégarnie. Fleurissaient dans cette région, de nombreuses espèces de plantes montagnardes, se distinguant des herbes de prairie par d'épaisses bardées d'épines. Peu à peu, le sol sec se tapissait de monticules d'herbe grasse et verdoyante. Face à nous se dessinait une sylve de laquelle s'envolaient d'innombrables sons. Quelques mètres nous séparaient du sous-bois, tandis qu'une brume opaque se lovait presque instantanément autour de nous. Je cherchais ma camarade en pivotant dans toutes les directions et en l'appelant.


  « Félicie ? Félicie, où es-tu ? »


 Je n'eus aucune réponse à ma question, et après avoir fait plusieurs tours sur moi-même, je ne savais plus d'où je venais. Ma vue toujours occultée, je n'avais aucun repère, je ne pouvais même pas distinguer ce sur quoi je marchais, aussi, décidais-je d'avancer prudemment. Après plusieurs minutes d'errance sans savoir vers où je me dirigeais, l'opacité du brouillard faiblissait, et bientôt, mes sens olfactifs et visuels étaient en émoi. Je croyais en premier lieu progresser dans un espace enneigé, du fait de la douceur du sol, cependant, l'odeur fruitée et sucrée qui émanait de toute part me signifiait que j'étais en train d'arpenter dans un verger. Je voyais à nouveau clair.

 Autour de moi, d'immenses cerisiers étaient solidement enracinés. J'évoluais sous une pluie de pétales blanches et roses, parfumant délicieusement l'atmosphère, colorant l'air de fragrances apaisantes. Plus je m'enfonçais dans la cerisaie, plus le tapis de fleurs tombées s'étoffait. Je fus prise par l'envie de me rouler dans cet amas pâle et rosâtre, aussi m'étalais-je de tout mon long, nageant dans cette infinie douceur, je me retournais et plantais mon regard en direction de la canopée. La lumière de l'astre solaire peinait à traverser les feuillages rosâtres, pourtant, cette merveilleuse sylve rayonnait d'un éclat voluptueux. J'étais en extase et faillis m'endormir avant de me rappeler que j'avais été séparée de ma compagne de route.

 Je me hissais et reprenais ma balade. Après plusieurs minutes à sillonner entre les troncs sombres et sous la pluie de corolle, je finissais par arriver face à plusieurs blocs de granite, baignés par les rayons du soleil. Je prenais le temps d'y faire une halte, m'adossant contre la surface rugueuse. Après avoir soufflé quelques instants, j'entendais quelqu'un ou quelque chose froisser le parterre jonché de rose et de blanc. Je fis rapidement volteface, contournant la pierre afin de constater qui venait là.

 Je me retrouvais nez-à-nez avec un immense cerf. Sauf qu'il n'avait rien de commun aux autres représentants de son espèce. Ce dernier, était plus grand que moi, son museau effilé était garni de crocs qui auraient pu appartenir au plus féroce des carnivores, mais en aucun cas à un cervidé normal. Il possédait une double paire de bois immenses, pâles comme l'ivoire, qui devaient mesurer jusqu'à deux mètres et se terminaient par des pointes acérées, ornant majestueusement le sommet de sa tête, à l'image de quatre arbres aux branches chaotiques, surmontant une colline. Le regard de l'animal était illuminé par deux rubis, luisant d'un vif éclat sanguin.

 Son corps était décharné par endroits, mais les plaies qui balafraient la créature ne semblaient pas pour autant être des blessures, d'innombrables lianes fleuries y prenaient racine. Je constatais aussi que de nombreuses fleurs et plantes semblaient pousser à même de son cuir et de son pelage. Il ne semblait pas hostile, ni effrayé quant à ma présence en ces lieux.


 « Teïnelyore, je présume ? Je regardais tout autour de moi, il n'y avait personne. C'est moi qui te parle. Je comprenais finalement, que mon interlocuteur n'était autre que le cerf.

— Euh… Oui, c’est bien moi. Lui lançais-je surprise. Comment connais-tu mon nom ? Comment cela se fait que tu parles ?

— Théoriquement, je ne parle pas, je communique seulement par télépathie.

— Télépa-quoi ? M'étonnais-je de découvrir un mot que je n'avais jamais lu auparavant.

— Télépathie, cela revient à échanger des pensées. C'est normal que tu ne l'aies jamais lu, ce don est apparu avec toi, moi, ainsi que nos vingt-quatre frères et sœurs. Mithreïlid ne connait pas encore cette faculté.

— Ha. Euh... Vingt-quatre frères et sœurs ? Mais j'ai grandi seule... Enfin, sans personne qui m'était familier. Et... Je me rendais compte qu'il avait lu dans mes songes. Tu peux sonder ce que je pense ?

— Comme je te le disais, je sais absolument tout de toi. Je ressens tes peines, ta joie, ton désir, ton ambition, tout.

— Je...

— Mais tu n'as pas à t'en faire, tout ce qui te rend plus forte me rend plus puissant moi aussi, et nos talents vont de pair, bien entendu.

— Je ne comprends pas tout. Étais-je en train de rêver ? Toute cette forêt ne serait que le fruit de mon imagination ? Je m'obstine à réfléchir, mais que je pense ou que je le dise à voix haute, c'est pareil pour toi.

— Tu ne rêves pas, tout ce qui est autour de nous actuellement, existe. Tout ce que tu as fait, tu l'as effectué par conviction, sans jamais assombrir ton esprit de haine. Je ne suis pas sur ce monde pour te juger, de toute manière, mais pour te comprendre et éventuellement te suggérer des solutions différentes.

— Nous sommes des âmes sœurs ?

— Oui, c'est exactement ça. Bien que le lien qui nous unisse, soit beaucoup plus fort qu'une simple connexion amicale et cognitive.

— Tu disais que nous étions apparus ensemble sur ce Monde... Peux-tu m'expliquer ?

— Nous aurons tout le temps pour converser de tout cela. Une éternité même.

— Comment ça une éternité ? Un sur-cycle c'est long, mais c'est loin d'être l'éternité.

— Pourquoi ne parles-tu que d'un sur-cycle ?

— Les Mithreïlidiens vivent au plus vieux deux sur-cycles, mais avec le train de vie que j'ai, tu dois bien te douter que j'ai des chances de ne pas vivre si vieille, n'est-ce-pas ?

— Et si je te disais, bien au contraire, que jamais tu ne mourras, tout du moins, pas à cause de la vieillesse ?

— C'est impossible... Je ne savais pas comment le nomme. Cerf. Je ne sais pas comment tu t'appelles.

— Je n'ai pas de nom.

— Ah. Bon, je réfléchirai à ça alors. Mais quand bien même, la vie éternelle, ça n'existe pas. Tout être vivant se voit destiné à mourir. Je ne sais même pas si c'est souhaitable à qui que ce soit de ne pas mourir... Si c'est pour vivre avec ses regrets et ses tourments...

— C'est exactement pour ça que TU as été choisie pour détenir ce don Teïnelyore, outre les capacités que tu possèdes déjà.

— Pourquoi moi ? Puis j'aimerais quand même bien savoir ce qu'est cette histoire de vingt-quatre.

— Nous sommes les fruits d'un cataclysme, celui qui était supposé apporter la dévastation sur Mithreïlid. Fort heureusement pour ce Monde, tu n'es pas pourvue de mauvaises intentions. Fatalement, ce n'est pas le cas de certains des membres de ta fratrie...

— Mais tu avais l'air de dire que notre arrivée était une catastrophe, pourquoi avoir des pouvoirs, alors ?

— Justement, qui dit pouvoir dit puissance, qui dit puissance dit asservissement. Nous sommes peu nombreux, et dotés d'un attribut magique que seuls les Dragons, ont jusqu’à lors pu manipuler. Sauf que ces derniers ont toujours été animés par la Raison. Malheureusement, l'âme "humaine" n'est pas aussi sage.

— Tu es en train de dire que notre présence sur Mithreïlid a pour unique essence de semer le chaos ?

— Exactement.

— C'est préoccupant... Mais toi dans l'histoire, qui es-tu alors ? Qu'es-tu ?

— Moi, je suis ton Léviathan. Je suis la symbolisation de ton âme, mon pouvoir découle du tien.

— Quel est-il ton pouvoir ?

— Tu préfères que je te l'explique ou que je te le montre ?

— Je préfère que tu me le montres.

— Entendu. Récupère une graine dans une des fleurs qui pousse sur mon pelage, puis enterre-la dans la terre.

— Euh... D'accord. »


 Je saisissais alors une des plantes et en récupérais quelques flocons. Je déplaçais les pétales jonchant le bosquet, creusais un trou dans le sol, y déposais ma récolte, et rebouchais l'excavation. Le magnifique cerf regarda la zone meuble, et en un instant, le végétal se développa, poussant, bourgeonnant puis fleurissait d'un trait. Je contemplais son œuvre, fascinée.


  « Mais, ce n'est pas tout. »


 Ajouta-t-il, avant de faire faner, dépérir, puis complètement mourir la plante.


  « Tu possèdes le pouvoir de vie ou de mort, sur toute chose vivante ?! Hurlais-je.

— Cela même, oui.

— C'est incroyable !

— Tu possèdes toi aussi la capacité de t'auto-régénérer, mais ça tu le savais... Et...

— Et ?

— Je ne sais pas si tu veux entendre la suite. Je crains ta réaction.

— Dis toujours ! Je suis curieuse.

— Tu possèdes le don de résurrection.

— Attends. Serais-tu en train de me dire que...

— Je suis désolé Teïnelyore. Je sais que si tu l'avais su, quelques cycles plus tôt, tu aurais pu sauver celle que tu aimais, et que tu aimes encore.

— Est-il trop tard ? Soufflais-je, attristée.

Malheureusement, oui. Ce pouvoir ne fonctionne que si la vie n'a pas complètement quitté son hôte.

— Je... Les larmes me montaient aux yeux.

Voilà pourquoi je ne voulais pas te l'annoncer, pourtant il le fallait. Pardonne-moi de ne pas t'avoir retrouvée plus tôt.

— Ne t’excuse pas... Tu n'y es pour rien. J'essayais de contenir mon chagrin.

Ne le retiens pas, tu as le droit d'être furieuse, frustrée ou triste. Je ne peux que te comprendre. Je sais ce que représente encore Mylteïne pour toi. Même si...

— Je dois aller de l'avant. On ne peut pas refaire le passé, ce qui est advenu est advenu. Je séchais mon visage. Cela m'a brisé sur le moment. Mais j'ai continué d'avancer, et la vie m'a offerte la possibilité de tomber amoureuse, une fois encore.

— J'en suis conscient, et j’admire ta persévérance. Pensait-il tout en se rapprochant de moi. Sache que désormais, tu n'es plus seule.

— Tu as raison. Je passais mes mains sur ses bois et sur son pelage. En parlant de ça, j'étais avec une amie avant d'être absorbée par le brouillard. Sais-tu où elle est ?

— En effet, tu parles de Félicie, n'est-ce-pas ?

— Oui, je parle d’elle.

— Elle aussi, est en train de rencontrer son léviathan.

— Cela veut dire, qu'elle aussi est... Que sommes-nous réellement, au juste ?

— Entends-le comme tu le veux... Mais nous sommes des prodiges, des élus, des Dieux.

— Des Dieux ?!

— Oui. Nous sommes uniques en notre genre, nos attributs, nos pouvoirs, nos forces...

— Je suis... Waouh. Ce n'est pas un rêve, hein ? Tu me le promets, hein ?

— Cela peut sembler impensable, surtout pour quelqu’un, qui comme, a eu une enfance si tourmentée, mais en effet, tout cela n'est que pure réalité.

— Je suis une Déesse... Moi qui pensais que cela n'existait que dans les légendes et les livres...

— C'était le cas. Avant votre arrivée sur Mithreïlid, les divinités n’étaient que de simples mythes que la population assimilait à des éléments ou des forces dépassant le commun des mortels. Désormais, nous incarnons ces phénomènes et attributs.

— Tu vas m'accompagner alors ?

— Oui, si telle est ton envie, je te suivrais désormais.

— Bon, alors retrouvons Félicie ! Et...

— Oui. Tu peux me chevaucher, si tu le souhaites. Je sais que cette question te taraude depuis un bout de temps.

— Génial ! Je me mettais près de ses flancs, il penchait ses bois pour me fournir une prise, je m'y accrochais et me hissais. En piste ! »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 8 versions.

Vous aimez lire EruxulSin ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0