Chapitre XXXIII : Danser dans les ténèbres, Partie 1
J'errais en direction de l'Orient maritime de Mithreïlid, sans réellement savoir vers où je me dirigeais. Une poignée de jours me séparait de ma rencontre avec Teïnelyore, ainsi que de la crainte qu'elle m'avait témoignée, qui naissait en elle à l'idée de pouvoir me perdre. Ainsi lui avais-je promis de m'endurcir et de devenir plus forte, afin d'empêcher son ressenti effrayé de nuire à l'amour pourtant si sincère qu'elle portait à mon encontre.
Comme durant les différentes querelles que j'avais dues résoudre, j'avais fatalement l'impression d'être une nouvelle fois impuissante. Ce ressenti s'heurtait à la croyance naïve que j'avais farouchement entretenue, lorsque je me pensais être celle qui mettrait fin aux torts et aux troubles de toute une population, que j'allais être aimée pour celle que j'étais.
Néanmoins, il m'était désormais évident que je n'en possédais pas la force, ni mentale, ni physique ; peut-être devais-je me contenter de l'amour si pur qui émanait de Teïnelyore à mon égard ? J'en voulais alors encore plus à tous ceux à qui j'avais fourni mon aide et qui, en quelque sorte m'avait fait perdre mon temps... Au-delà de ce gâchis de temps et d'énergie, je constatais avec amertume que plus je m'étais démenée pour venir en soutien aux opprimés, plus j'avais cherché à plaire, plus les regards à mon égard s'assombrissaient, plus les sentiments que l'on m'adressait étaient néfastes. Pourquoi avais-je dû attendre tant de cycles avant de rencontrer une personne comme Teïnelyore, qui m'aimait... Telle que j'étais, et si intensément qu'elle puisse craindre que je ne sois blessée ?
Il n'était pas question que je perde l'attachement et l'attention de cette femme si particulière... Je ne pouvais pas rester faible. Tu n'es pas faible, c'est elle qui l'est. C'est elle qui a besoin de toi, alors que toi, tu te suffis à toi-même. C'est une force, tandis que cela la rend vulnérable. Pour une fois, cette intervention ne me réconfortait pas, car moi aussi, j'avais quand même besoin d'entendre des compliments ou d'être rassurée, d'être aimée. Repenser à Teïnelyore amplifiait davantage ce ressenti. C'est pour ça qu'il faut que tu apprennes à vivre sans les autres, sans les boniments que tu penses nécessaires. La puissance peut se convaincre elle-même d'être infaillible. Tu as juste besoin d'être plus sûre de toi.
Quand bien même, si je me retrouve seule et détestée, à quoi cela peut-il bien rimer d'être toute-puissante ? Ne vois pas le problème de cet angle, imagine-toi plutôt au sommet de ce Monde, gouvernant tous les Mithreïlidiens. Tous seront tes sujets, tu pourras changer les choses, une bonne fois pour toutes. Cette idée ne me plaisait pas totalement, et de toute manière je ne voyais pas comment faire pour arriver à un tel résultat. Teïnelyore qui me surpassait tant moralement que physiquement ne ressentait aucun besoin de ce type, tandis qu'elle était pourtant sincèrement effrayée à l'idée que je puisse mourir. Cela ne me permettait que d'entrevoir le fossé de compétences qui aurait pu nous éloigner l'une de l'autre, comme un abîme infranchissable, comme un obstacle qu'elle avait pourtant fait basculer à son désavantage, en étant limpide et sincère vis-à-vis de sa peur. N'aie crainte, je t'ai promis de devenir bien plus forte qu'elle, et tu le seras. Quelques menues étapes se profilent à toi afin d'y arriver.
Qu'elles sont-elles ces fameuses étapes ? Vais-je devoir m'épuiser pour travailler ma musculature ? Va-t-il falloir que j’adopte des préceptes moraux où il me faudra faire abstraction de toutes mes émotions ? J'ai l'impression de n'être que la pionne d'une série d'obligations qui me cantonnent à être le jouet de mes ressentis ou d'une destinée incertaine, sans que je ne puisse avoir le droit de faire de réels choix. Tu te poses trop de questions, et tu imagines la tâche plus compliquée qu'elle ne n'est. La solution que je te propose est radicale, elle exigera quelques sacrifices, mais tu devrais pouvoir surmonter cela sans difficulté. Je peux te garantir qu'en retour, tu auras suffisamment de pouvoir pour surpasser Teïnelyore, et peut-être éliminer la crainte qui naît en toi.
Je ne comprends pas, si cette méthode fonctionnait, tout le monde pourrait alors l'appliquer, Teïnelyore aussi, n'importe qui en fait. À aucun moment je n'ai dit que cela allait être simple par contre, il va te falloir être convaincue que tu désires cette puissance plus que n'importe quoi d'autre sur cette terre, pour réussir à l'obtenir. Ce n'est pas à la portée de tout le monde.
Ce cheminement, de quoi est-il composé alors ? Tout d'abord il va te falloir trouver un vieil ouvrage, gardé par une cornue au mauvais caractère, ensuite, il va te falloir récolter quelques âmes, puis il faudra tout perdre pour que cette nouvelle force puisse ne faire qu'un avec toi. Récolter quelques âmes, qu'entends-tu par là ? Tout cela m'inquiète, et je ne suis pas certaine de vouloir tout sacrifier non plus. Cela en vaut-il vraiment la peine ? Tu le sauras bien assez vite, la première étape, sera d'aller récupérer un grimoire, protégé par Enielah'Ed'Trom, au cœur de la Tourbière des Damnés.
Qui est-il ce Enielah ? Une Dracène, cracheuse de poison, sous ses pattes naissent la peste et la putréfaction. Attends... Je ne suis pas capable de terrasser une humaine, et tu me parles d'occire une créature mythique... Sauf que Teïnelyore était loin d'être une humaine normale. J'ai bien compris qu'elle était très forte, mais si en plus le livre en question est son trésor, cela risque de s'avérer très compliqué, et de virer à la catastrophe, je ne veux pas mourir seule. Tu ne seras pas seule. Oui, je sais bien que tu seras là toi aussi, mais bon, si je me rate, que tu sois avec moi ou non, tu ne te manieras pas toi-même... Non, c'est certain, mais ne t'en fais pas, tout se passera bien. Si tu le dis... Et cette fameuse tourbière, où se trouve-t-elle alors ? Tu ne devrais plus en être très loin.
À l'heure actuelle, je me trouvais sur un chemin de terre non-pavé, qui sillonnait à travers la campagne environnante, se faufilant entre les divers champs qui striaient cette région de rangées bien organisées d'or et d'émeraude. L'air était chaud, empli des odeurs de céréale sèche et inondé par les larmes d'un soleil de plomb. J'avais beau regarder à droite et à gauche, je ne voyais que des parcelles cultivées, s'étendant jusqu'à l'horizon. Je n'avais pas encore croisé d'habitations, aussi me contentais-je de poursuivre ma route, je ne pouvais de toute façon pas me perdre sur ce sentier vicinal, qui se voyait bordé de murets en pierre de part et d'autre.
Je poursuivais donc ma marche, jusqu'à ce qu'enfin j'atteigne un petit hameau sans prétention, qui semblait s'être construit autour du chemin. Seules cinq chaumières et trois longères composaient ledit village. Tous les habitants du lieu devaient œuvrer dans les champs, ou être éleveurs, la paisible bourgade était animée par le cri des enfants qui se couraient après, crapahutant et jouant. Je repérais enfin un homme qui s'affairait à entortiller des tiges de blé, afin de confectionner un panier, je m'en rapprochais.
« Bonjour, je cherche la direction de la Tourbière des Damnés. Pourriez-vous me l'indiquer ?
— Salutations... La tourb... Cela fait bien longtemps que l'on ne m'avait pas parlé de cette destination. Et quand on m'en demandait le chemin, personne ne revenait jamais.
— Je me doute que ce n'est pas l'idée que l'on pourrait associer à un voyage touristique...
— Ah ça, vous l'avez dit.
— J'aimerai pourtant m'y rendre donc...
— Oh mais, vous faites bien ce que vous voulez. Du moment que je n'ai pas à y aller. Venez avec moi. Il déposait sa création, puis me faisait signe de le suivre. Je vous préviens, le marais ce n'est pas un endroit plaisant. Une terrible créature s'y terre.
— Il s'agit d'un Dragon, c'est bien ça ?
— Oui, enfin, celui-ci doit être particulièrement vicieux car il passe le plus clair de son temps enseveli dans la vase, sirotant les touffes de boue afin de se nourrir des bestioles qui se sont noyées dans l'eau croupie du lieu. L'homme continuait de marcher en direction d'un champ. Il attend tapi, puis saute sans prévenir sur les malheureux qui daignent s'approcher trop près de cette lagune purulente et pourrissante. Quel lieu ignoble.
— Mais... S'il est question d'un saurien de cette taille, comment peut-il si facilement se dissimuler dans un simple marais ?
— Je ne sais pas, et je ne suis pas assez curieux pour le découvrir. Vous voyez la forêt là-bas ? Me questionnait-il tout en me pointant du doigt l'orée d'une sylve qui se profilait au-delà d'une étendue champêtre.
— Oui, je la vois bien.
— Bon et bien, allez vers là-bas, une fois que vous aurez atteint le sous-bois, poursuivez votre marche en maintenant le cap plein sud, et rapidement, vous devriez arriver à la tourbière. Puisse le sort vous sourire.
— Merci pour vos indications. »
Je m'inclinais respectueusement et coupais à travers champs, j'atteignais enfin l'étendue sylvestre et commençais à m'y enfoncer. L'air y était pesant, l'ambiance brumeuse, j'avais l'impression que je n'allais pas rester très longtemps à marcher entre les troncs. Il ne me fallut d'ailleurs pas plus qu'une dizaine de minutes pour enfin me rendre compte que je pénétrais le marécage où se trouvait l'objet de ma quête.
La luminosité avait subitement décru, l'atmosphère était devenue nauséabonde au point d'en être quasi-irrespirable. Même la végétation aux abords de l'étendue boueuse semblait affectée par la décrépitude morbide du lieu, ainsi, les plantes reluisaient d'un éclat malsain grisâtre, les arbres étaient recourbés, leur écorce semblait se liquéfier avant d'être dévorée par d'épaisses plaques de mousse. Je m'étais retournée sur place, contemplant une dernière fois la verdoyante et scintillante sylve pleine de vie, avant de finalement me décider à progresser dans cet infâme et puant marais.
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