Chapitre XXXIV : Danser dans les ténèbres, Partie 2

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Cela faisait plus d'une heure que je marchais péniblement dans la pénombre angoissante de la tourbière. Le manque de luminosité croissant peu à peu, me rappela que je m'étais aventurée bien tardivement dans ce lieu maudit, et qu'il fallait quand même que je me presse un peu, si je ne voulais pas avoir à lutter contre les créatures dormant dans l'obscurité totale. Je ne devais pas me mettre la pression, car déjà que je n'étais pas rassurée, la panique allait sinon me gagner à grande vitesse.

 J'essayais surtout durant cet ignoble périple, de faire attention aux endroits où je posais la semelle de mes solerets. Je ne voulais pas finir le nez dans les infâmes miasmes composés de cadavres et de vase. L'odeur qui émanait de cet agglomérat m'était désormais insupportable. J'avais beau essayé de me concentrer sur mon objectif, le lieu sombre semblait nous engloutir, ma raison et moi.

 Les ombres jouaient avec ma paranoïa, elles s'animaient quand j'en éloignais mon regard, et se figeaient lorsque je me retournais. Quelque chose n'allait pas ici. Je prenais soin de ne plus approcher de la moindre et plus petite flaque. Malheureusement, aucun sentier dégarni, ni aucune piste un tant soit peu dégagée, ne s'étaient profilés face à moi. Je me débrouillais donc pour sautiller de massif en massif, je manquais de peu de glisser dans un trou d'eau croupie. Je peinais à retrouver mon équilibre. Je me demandais sérieusement si je n'allais pas faire demi-tour.


 Aussi, je regardais nerveusement derrière moi, puis devant. J'étais perdue. Il m’était impossible de me repérer à un quelconque détail de cet environnement toxique. Plus j'avais avancé dans le marécage, plus j'avais surveillé mes pieds. Voilà qui commençait à me faire sérieusement perdre les pédales. Je ne m'imaginais même pas survivre une nuit complète dans cet enfer vociférant. J'essayais de me calmer, je posais une main sur le tronc d'un arbre en décomposition. J'y sentis une matière visqueuse.

 Sur l'écorce moisie où je posais mon regard, je découvris avec stupeur qu’un immense champignon semblait essayer de gober mes doigts. Je les retirais avec furie et empressement, se dégagea alors un épais nuage de spores que je reçus droit dans le visage. Je tombais face au sol poisseux, crachant l'air de mes poumons pour essayer de ne pas garder les sécrétions volatiles en moi. Une intense chaleur parcourut subitement mon dos, puis alla s'installer dans ma tête. C'est alors que la vision terne du lieu, se vivifia de nombreuses couleurs vives, dansant dans mes yeux, imprégnant la noirceur du marécage d'une multitude de rayons lumineux.

 L'éclat pâle fut tel que je dus fermer les yeux afin de ne pas finir aveuglée. Quand je les réouvris, des sphères mauves, iridescentes, vertes et bleues, flottaient dans l'air, les gargouillis du marais se mélangeaient à ce spectacle étrange. Je me remis debout et titubai, jusqu'à ce que je retombe une fois encore : je n'avais plus aucune notion de l’espace m’entourant, le sol se mit à pencher sous mes pieds, puis la terre ne me sembla plus plate, mais complètement de travers, se balançant de droite à gauche. Tout tanguait autour de moi. Pourtant, j'étais toujours à quatre pattes, cherchant une surface rigide à laquelle m’appuyer afin de me redresser.

 Ce que mes yeux voyaient, mes doigts n'arrivaient pas à l'atteindre, le proche devenait lointain, l'éloigné se retrouvait à mon contact, tout se déformait, s'arrondissait, se cornait et se boursoufflait. Ces sensations se mélangeaient à mon angoisse, j'étais secouée par une panique incommensurable. J'essayais alors de saisir mon espadon pour m'en servir comme d'un appui. Cependant, je ne trouvais plus la garde de l'arme dans mon dos. Mes mouvements étaient flous, maladroits. En équilibre sur une seule paume, je m'affalais une fois de plus contre le tapis de mousse, humide et boueux.

 J'haletais bruyamment, j'avais peur de tout ce qui se trouvait près de moi, puis j’en riais bêtement. L’instant d’après, les écorces creusées et marquées par le temps me semblaient désormais être des monstres, je me sentais oppressée, traquée. Rien n'allait plus, j'étais en train de perdre l'esprit, mon front était trempé par la sueur qui dégoulinait par tous les pores de ma peau. Je voulais l'essuyer, mais me recouvrais le visage de tourbe nauséabonde ; les couleurs irisées ne cessaient de se superposer les unes aux autres. Malgré ce défilé polychromique, mes hallucinations visuelles devenaient désormais auditives : les battements d'élytres des insectes palustres se transformaient en grésillements infernaux, les branchages et nœuds arboricoles se dilatant produisaient les mêmes sons que des portes grinçantes.


 Je me tortillais dans tous les sens, jusqu'à ce qu'un sifflement strident me parvienne aux oreilles. L'horreur que je ressentais jusqu'alors, se décupla. Je n'avais que rarement croisé de serpents, mais en considérant l'amplitude du cornement que je percevais alors, la créature devait être immense. Même le plus petit de ces infâmes rampants m'effrayait au plus haut point. Ma vision ne s'était pas arrangée, aussi me concentrais-je sur l'origine du bruit, le reptile devait me tourner tout autour. Je devais me protéger, je ne pouvais pas me laisser mordre, sinon, entre mon état actuel et un possible empoisonnement, je mourrais dans ce marécage putride, sans aucun doute.

 Je redoublais d'efforts pour enfin réussir à agripper la poignée de mon espadon. Je parvenais enfin à refermer mes doigts tremblants sur le manche, je tirais difficilement l'arme de mon fourreau dorsal. À peine avais-je extirpé la lame de son étui que la luminosité dans le marais décrut. Des nuages obscurs sillonnèrent l'atmosphère morbide jusqu'à ce qu'ils m'entourent. La pression de l'air grimpa d'un bond, les nuances colorées s'évanouirent, s'échappèrent alors de la lame les mêmes nuées ténébreuses qui me menaçaient jusqu’alors. J'étais bientôt complètement enveloppée d'une aura noirâtre, mes doigts, puis tout mon bras se couvrirent de marques sombres.


 Mes hallucinations prirent immédiatement fin, je recommençais à voir clair, tout en me sentant inondée d'une puissance formidable, la nappe noire se dissipait, ma crainte s'évaporait, mon angoisse disparaissait ; cependant, mes acouphènes persistaient, aussi, le serpent que j'avais cru imaginer était bien réel. Il continuait de se déplacer, sûrement immergé sous la tourbe, mais je n'arrivais pas à le distinguer clairement, aussi suivais-je ses déplacements à tâtons. Pas à pas je me rapprochais de ma cible. Je brandis mon espadon au-dessus de ma tête, puis, après avoir anticipé la trajectoire du rampant, j'abattais le tranchant directement dans la narse. La seule chose qui se produisit, fut une éclaboussure me recouvrant de la tête au pied de vase poisseuse.

 L'animal s'était volatilisé, j'étais pourtant certaine d'avoir visé au bon endroit. Aussi cherchais-je à le repérer par son sifflement, mais plus aucun son autre que ceux de la tourbière n'était perceptible. Je tournais sur moi-même, plus rien ne bougeait. Seules les ombres des feuillages dansaient encore sur la surface pâteuse et gluante. En pleine possession de mes moyens, j'allais me remettre en marche, néanmoins, quelque chose me retenait désormais les pieds. Je sentis alors une puissante étreinte me bloquer les jambes, je baissais les yeux et constatais avec effroi que le serpent était en train de s'enrouler autour de moi, j'allais essayer de me débattre, mais il était trop tard.

 Le reptile recouvert de vase venait de complètement me restreindre, mon corps tout entier était en proie à cette constriction suffocante. Ma respiration était une fois encore perturbée, devenant de plus en plus saccadée. Je sentais la bestiole continuer de grimper, bientôt mon cou aussi se retrouvait englobé. Enfin, le reptile étendit son corps flexible jusqu'à ce que son crâne se retrouve face au mien. Une fois avoir placé son regard dans le mien, deux collerettes circulaires se déplièrent. L'enveloppe boueuse de mon assaillant sembla sécher, puis elle se morcela. Apparaissaient alors à mes yeux, les écailles noires et rouges de la créature. Ma tête aurait pu rentrer entière dans sa gueule sans qu'il n'ait à ouvrir complètement sa mâchoire.

 Je refusais de finir ainsi, si j'avais réagi plus tôt, j'aurais pu le découper d'un simple mouvement de poignet. Pourquoi ne l'avais-je pas entendu glisser jusqu'à moi ? J'enrageais incapable de faire le moindre mouvement, je serrais mes doigts autour de la garde de mon arme, un surplus de force s'insinua dans mes veines. Je me sentis gonfler, suffisamment pour que l'étreinte du monstre se retourne contre lui. Je fis éclater le corps longiligne de mon agresseur dans une pluie de viscères. Je ne perdais pas une seconde, et m'enfuyais sans même chercher à me retourner. Je courais à toute vitesse, mon pied se prenait dans une motte molle de boue, je m'effondrais tête la première dans la vase, mon espadon s'échappait de ma main, mon cœur s'emballait.


 Je pensais être débarrassée du danger, cependant, une fois encore, un autre serpent semblait vouloir faire de moi son dîner. Plus rapidement que durant le premier assaut, j'étais neutralisée par la force du reptile qui m'écrasait, plaquée contre le sol. La créature s'enroula à grande vitesse autour de moi, je gesticulais autant que je le pouvais, mais c'était vain, je ne pouvais rien faire. Mon corps était retourné, mon visage était tiré hors de la tourbe, le reptile était assez fort pour me remettre droite sur mes pieds, néanmoins, il ne m'avait pas lâché pour autant.

 Comme précédemment, la première épaisseur du reptile constituée de bourbe se cristallisa puis se craquela, les mêmes écailles pourpres et sombres me refaisaient face, même topo pour les collerettes. Étais-je tombée sur un nid d'une espèce toute-puissante de serpent, ou alors était-ce celui que je venais de faire éclater quelques secondes plus tôt ? Je ne savais plus si être effrayée servait encore à quelque chose, je n'avais de toute façon plus aucun moyen de me défendre.

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