Chapitre XXXVII : La Saurienne Boueuse, Partie 2
Je ne savais pas où se trouvait la cracheuse de poison, je ne savais pas si le brouillard neuroactif allait se dissiper de lui-même, je ne savais pas si j'allais pouvoir retenir ma respiration bien longtemps, je ne savais pas si j'allais survivre. Comment pouvais-je m'être convaincue d'accepter ce défi ? Bien sûr que je voulais devenir plus puissante, mais, avais-je réellement pris le temps d'imaginer, ne serait-ce qu'un bref instant, la situation à laquelle j'allais me confronter ? Non, bien sûr que non.
Je devais en premier lieu trouver un moyen de me débarasser du gaz qui m'entourait, car je sentais que mes poumons commençaient déjà à se comprimer, et que je n'allais réussir à retenir mon souffle encore longtemps. Pourtant, je savais aussi que si je respirais la moindre bouffée de la nappe mauve, c'en était fini de moi. Je n'arrivais pas à réfléchir, car surveiller les endroits où je posais mes pieds occupait toute mon attention ; je ne parvenais pas à percevoir l'endroit où se dissimulait mon adversaire, tandis que les bruits écoeurants du marécage se mélangeant entre eux brouillaient totalement leurs origines distinctes.
J'aurais clairement dû être en train de chercher une solution, pourtant, c'était mon affrontement avec Teïnelyore qui me hantait l'esprit. Je ne pouvais qu'admettre que mon échec face à elle aurait dû me pousser à m'entraîner davantage avant d'entreprendre pareille folie. J'étais techniquement désavantagée face à un adversaire de ce gabarit... Je repensais cependant à la façon dont Teïnelyore s'était entortillée autour de sa lance durant notre affrontement, elle tournoyait sur elle-même, et la spirale balayait tout autour d'elle... Mais bien sûr, en faire tout autant m'aiderait !
Je ne pouvais pas tourner autour de mon arme, mais je pouvais très bien la faire tourner autour de moi-même. Quitte à prendre un coup, je préfèrais souffrir plutôt que de mourir sans même avoir essayer de faire quoi que ce soit. Aussi enfonçais-je mes pieds dans la tourbe, je les enfouissais jusqu'à me sentir un tant soit peu stable. J'élançai alors brusquement mon arme horizontalement tout en donnant le plus vigoureux coup de hanche que je le pus, jusqu'à ce que j'entame une première rotation sur moi-même. L'épaisse fumée toxique se déformait avant d'être aspirée puis dispersée au-dessus de moi, cela fonctionnait ! Néanmoins je commençais à étouffer, je m'empressai alors de relancer une seconde rotation, et même si les deux premiers tours furent laborieux, l'inertie m'entraînait désormais à toute vitesse.
J'étais contrainte de fermer les yeux pour ne pas vomir, mais la suffocation me forçait à les réouvrir. Je découvrais alors que mes bras alors recouverts de marques noires, tandis que j'avais l'impression que mon crâne lui, allait éclater. Je ne pouvais plus continuer à faire la toupie, ni même à retenir mon souffle. J'abattais alors ma lame dans la boue pour stopper ma rotation et enfin, j'abandonnais l'apnée. Au moment où mon sabre s'enfonça dans la mélasse, j'eus comme l'impression d'être l'épicentre d'une explosion, sauf que le souffle provoqué se contenta de me défaire de mon étau vaseux et de disperser la substance toxique des environs. À l'instar de mon adversaire, l'onde de choc que j'avais engendré remodela les marécages alentours.
Bien qu'elle fut fétide, la gorgée d'air que j'inspirais, à demie-sereine, détendit mon front dont les veines menaçaient désormais de rompre à tout moment. Par ailleurs, à force d'évoluer dans la pénombre des marécages, mes yeux s'étaient habitués à la faible luminosité, aussi, je distinguais désormais plus clairement mes environs boueux. Je ne décelais plus la présence de mon opposante saurienne. Après avoir effectué un tour sur moi-même, je me rendais compte que le serpent m'accompagnant avait lui aussi disparu. Le morne silence qui régnait ici me permettait seulement d'anticiper le pire.
Tout en restant à l'affut, j'arpentais à pas de loup la zone qui était sens dessus-dessous, les arbres en décomposition et les fourrés se mélangeaient désormais à la tourbe, cette disposition chaotique m'aurait permis de déceler les extrémités osseuses de Enielah si cette dernière s'était dissimulée. Cependant, j'avais beau scruter chaque détail sordide de ce lieu, il m'était impossible de repérer mon adversaire. Je ne pouvais pas croire que la Dracène avait fui, elle devait seulement établir une stratégie lui permettant de m'attaquer directement... Je n'avais pas encore pris ce détail en compte, mais la Dragonne devait, être capable de réfléchir et penser. Cependant, le flux d'actions qui s'était abattu sur moi jusqu'alors ne m'avait pas vraiment laissé le temps d'intercepter la moindre pensée de sa part.
Dans un espace tel que celui-ci, je pouvais néanmoins totalement libérer mon pouvoir, sans craindre d'être submergée par un flot indécent de songes. M'étant trop souvent bridée pour éviter d'être agressée par les migraines engendrées par un surplus de captation de pensées, je me rendais bien compte que j'hésitais tout de même à me relâcher complètement. Pourtant, en l'état actuel, aucun murmure ne me parvenait à l'esprit. Je décidais d'inspirer puis d'expirer très lentement, je faisais le vide en moi, et enfin, me focalisais pleinement. J'avais d'abord l'impression d'entrer en stase avec ce qui m'entourait, puis enfin, deux sources cognitives se chevauchaient dans mon crâne.
"Elle ne s'attendra pas à ce que je sorte en dessous de ses pieds. En un instant, je la dévorerai et je me rendormirai. J'attribuais ces pensées à ma gigantesque opposante.
-Moi aussi je l'entends, maintenant. Je reconnaissais cette voix, j'essayais aussitôt de lui répondre télépathiquement.
-Où étais-tu passée pendant que je devais éviter les assauts de ce monstre ?! Tu étais censée m'aider n'est-ce-pas ?!
-Je sais bien. Je n'avais juste pas anticipé qu'Enielah'Ed'Trom puisse réagir au quart de tour.
-Puis cette fameuse cache, et ce grimmoire ? Je commençais à enrager. Tu peux m'expliquer où sommes-nous supposés trouver dans ce bourbier un endroit où serait dissimulé ce trésor qui me rendrait plus puissante ?
-Et bien...
-N'en dis pas plus, il n'y a pas de livre. Je me doute bien que tu m'ais roulée dans la farine.
-Ce n'est pas ça... C'était une métaphore.
-À quel moment...
-MAINTENANT ! Résonnait la pensée de la Dracène."
Le sol se mit à trembler sous moi et la vase à bouillir. Sachant exactement quelle était l'idée de la Gardienne du marais, je me remis à courir. J'entendais la saurienne se plaindre de ma mobilité, tandis que les secousses s'estompaient. J'allais cependant devoir trouver un moyen de faire front à mon ennemie, car je n'étais clairement pas motivée à passer ma nuit à courir dans cette mélasse infernale. Il fallait que je fasse sortir la Dracène du sol, sauf que j'étais convaincue qu'elle ne referait pas surface sans être sûre de pouvoir me toucher : l'interruption de son assaut quelques instants plus tôt me le confirmait. Je percevais son irascible fureur s'insinuant à travers la tourbe, puis se propageant dans l'air comme un vil poison.
"Peut-être devrais-tu...
-Je ne t'ai pas demandé ton avis, toi. La prochaine fois, ne me mens pas, j'ai horreur de ça.
-Mais...
-Laisse-moi. Je dois me concentrer sur le grimmoire. Grommelais-je dédaigneuse."
J'étais pourtant obligée de constater que l'issue de ce combat me semblait de plus en plus incertaine. Je n'avais aucune chance de blesser mon adversaire sans moi-même prendre le risque de finir déchiquetée entre ses crocs. Je n'étais pas convaincue que mon épée double résisterait à la pression exercée par la mâchoire d'Enielah si je décidais de lui faire front ; tandis que j'étais presque certaine de me perdre dans les marécages si je fuyais l'affrontement. J'étais donc limitée à choisir la probable façon dont j'allais mourir. Tout ça, pour retrouver un fichu ouvrage qui n'existait même pas, et ça pour quoi ? Pour prendre ma revanche sur ceux qui m'ont renié, comme si cela changerait quoi que ce soit à ma vie. J'enrageais, tout en comparant les choix qui s'offraient actuellement à moi, avec ceux que j'avais dûs prendre lorsque j'avais abandonné Urghal : rester et risquer d'y perdre quelques plumes, ou fuir et abandonner tous les projets que j'avais. Je riais sarcastiquement, comme si je pouvais à l'heure actuelle me perdre dans ce genre de réflexion.
J'en avais marre de trotter dans tous les sens, et je savais que la Saurienne ne se lasserait pas de me traquer avant de m'avoir réduite à l'état de cadavre. Ma seule option était donc de rester statique jusqu'à ce que la Dracène daigne sortir du sol spongieux. Peut-être ne survivrais-je pas à cet unique assaillement, mais peu importait, je devais rompre ce statu quo.
Je plaçais mon espadon sous mes semelles, écrasant la lame de mes pieds et de mes bras, j'attendais mon adversaire, et j'entendais ses murmures vindicatifs, tandis qu'elle préparait son assaut. Tel que précédemment, la tourbière entra en ébullition, je me contractais au mieux que je le pouvais, et enfin, la boue me soulevait et l'immense gueule d'Enielah'Ed'Trom s'ouvrait sous moi. Mon arme entravait la mâchoire de la Dragonne, mais j'étais tout de même propulsée en hauteur. Pendant ma retombée, je rattrapais in extremis et de la main droite la poigne de mon épée, tandis qu'une pression effroyable broya mon bras opposé, qui en un éclair, disparaissait entre les crocs de la Saurienne. À peine avais-je aterri dans la tourbe que la queue de mon ennemie me frappait de plein fouet et m'envoyait valser.
Je gisais désormais à plat ventre, le visage couvert d'eau croupie et de vase, je souffrais le martyr. J'éprouvais une forme de douleur que jamais je n'avais ressentie auparavant, mon esprit était en miettes, tout mon corps était endolori, et surtout, je ne voyais plus qu'un morceau de chair dégoulinant pour faire office de bras gauche. Dans ma tête tout se mélangeait subitement : j'étais abattue, furieuse, déçue de moi-même, déçue de tout ce que j'avais vécu. Je contemplais mon indéniable mort se profiler devant moi et venir me chercher, mais je la refusais, j'hurlais de rage et me hissais debout tant bien que mal. Je ne pouvais même plus soulever mon arme, or, mon opposante bien consciente de mon incapacité se contenta de souffler une brise psychoactive dans ma direction. Haletant comme j'étais en train de le faire, je respirai d'énormes bouffées de cet air vicié, et aussitôt, ma vue et mon crâne se remplissèrent d'hallucinations. Je tombais dans la boue et la folie s'emparait de moi.
Toutes les personnes dont j'avais un jour capté les pensées ou entendu les voix se retrouvaient en cercle autour de moi, se moquant de moi, me crachant dessus, m'insultant et me brimant. Je me voyais moi-même, venir me soulever la tête par les cheveux et me traiter d'incapable. J'entendais des hurlements de nouveau-nés, mes entrailles se nouaient, tandis que ma rage se colorait d'une infinie tristesse. J'étais accablée par les démons que j'avais toujours repoussés, mais qui persistaient à exister à travers moi par les souvenirs que je cultivais, c'est-à-dire tout le monde, tous les autres. Je tentais de ramper hors de cet attroupement, mais j'oubliais la perte récente de mon bras et m'effondrais une nouvelle fois dans la tourbe. Peut-être allais-je simplement me laisser mourir asphyxier dans la boue, peut-être était-ce ça la réponse à tous mes problèmes ?
Pendant quelques instants, les voix autour de moi s'estompaient enfin, les battements de mon coeur s'amplifiaient alors que mes poumons manquaient d'air. Je sentais mon sang s'enfuir par la plaie crasseuse, j'avais l'impression de me vider de toute énergie vitale, sereinement, tranquillement. Mais l'apaisement ne devait pas être au programme pour moi, car on me retournait subitement. Je voyais Teïnelyore, apparaître face à moi. Elle me regardait abasourdie, son visage marqué d'un chagrin palpable, avant qu'elle ne se mette à me parler.
"N'oublie pas que tu m'as promis de devenir plus forte, et de revenir à moi en un seul morceau. Je t'attends, Hérylisandre."
Je restais coite, sanglottant, j'étais rongée par une farouche mélancolie, qui lentement laissa place à une colère amère, je ne pouvais pas mourir maintenant. Je plongeais ma dernière main valide dans la tourbe nauséabonde et la compactais entre mes doigts. Je pensais aux sentiments enflammés que Teïnelyore avaient fait naître en moi en quelques heures et la promesse que je lui avais faite. Elle avait raison, je devais m'endurcir, moi qui étais si fragile, mais qui me voulais si forte. Je refusais d'être faible, je rejetais l'idée d'être dépourvue de puissance, et j'éxècrais le fait de devoir mourir sans l'avoir revue. Allais-je rester celle qui avait abandonné ? Devais-je arrêter de lutter et me laisser abattre par mes propres souvenirs ? Allais-je me contenter d'abandonner ma dépouille à ce marais ?
Non. Non. Non. Et encore non.
Je n'avais jusqu'alors eu le droit qu'à voir et imaginer le pire, le pessimisme d'un continent entier s'abattait sur moi. La douleur me reprenait de plus belle, j'en avais marre, marre de souffrir, quand je ne désirais qu'aimer et être aimée.
" Maintenant Hérylisandre, cesse de t'entraver !"
C'était peut-être ça après tout la réalité, je devais arrêter de prendre sur moi. Il était temps que la vapeur s'inverse et que je rende toute la souffrance que l'on m'avait fait éprouver jusqu'ici, je n'allais plus être celle qui éponge la douleur. Je poussais un hurlement qui semblait parvenir du fond de mon être, du plus profond de mon plus étroit viscère. Une matière sombre accompagna ce rugissement cathartique, et à l'instar des nuages toxiques de la Dracène, la nappe ténèbreuse qui s'échappait de moi, voila les environs en putréfaction. Je convulsais nerveusement, secouée par la repousse soudaine et éprouvante de mon bras. Mon membre me revenait, couvert de larges striures sombres. Les battements effreinés de mon coeur s'arrêtaient net, je quittais la vase d'un bond.
" J'ai compris. J'ai compris maintenant. Tu peux revenir. Soufflais-je.
- Très bien. Le serpent qui s'était eclipsé émergeait de la tourbe. Que veux-tu faire désormais Hérylisandre ?
- Cela devrait te sembler évident. Je tendais la main vers le vide, mon arme se dégageait de son refuge boueux, et la garde venait se glisser entre mes doigts. Je veux me gorger de puissance."
Enielah'Ed'Trom qui pensait sûrement m'avoir noyée dans la folie, n'avait pas pour autant baissé sa garde après l'éruption du nuage noir. Tandis qu'elle me faisait face et se dressait une nouvelle fois sur ses pattes arrières, je brassais l'air à l'aide de mon espadon, devenu incroyablement léger, et sprintais droit vers mon adversaire. Je courais si vite que je n'avais même pas le temps de m'enfoncer dans la mélasse. Arrivée tout près de la Dracène, je me propulsais pour éviter les pattes crochues qui m'auraient lacérée, et atterissais épée levée vers le crâne de la créature. Elle esquiva de justesse ma lame mais perdit une corne. Je glissais sur ses écailles vitrifiées et frappais alors le cou de la Dragonne. J'entaillais profondément l'animale qui déplia subitement ses ailes, je profitais du souffle pour m'écarter de la saurienne.
"Attaque-la par son flanc droit."
Je n'attendais pas la confirmation du serpent, je chargeais une fois encore. Le reptile obéissait à ma requête et la Dracène détournait un instant son regard de moi alors qu'elle subissait un assaut supplémentaire. Je repérais aussitôt la déchirure que j'avais marquée dans l'armure d'Enielah. Je visais son exact opposé, et abattais mon espadon violemment. Dans un bruit infâme, la gueule de la Dragonne atterrissait dans la tourbière, séparée de son corps qui s'affaissa en suivant.
Je l'avais fait. J'avais survécu et vaincu un Dragon. Moi aussi, j'allais devenir puissante, et ainsi, Teïnelyore n'aurait plus peur de me perdre. Plus rien ne pourrait m'empêcher de vivre tel que je l'entendais depuis toujours.
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