Chapitre XXXIX : Une rencontre mal avisée, Partie 2

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 Bien que Bourg-en-Or fût sûrement la bourgade la plus visitée du Continent, je n'avais que rarement pris le temps de m'y arrêter, à vrai dire, je me rendais compte que je n'étais jamais restée bien longtemps dans les cités les plus peuplées. Le sentiment d'être sans cesse dévisagée ne me donnait guère envie de côtoyer davantage les Mithreïlidiens non-dotés d'aptitudes extraordinaires. Cependant, les Draconicains m'avait fortement encouragée à oublier ce préjugé, car il n'était clairement pas universel.

 Étant partie au beau milieu de la nuit depuis la capitale occidentale, j'avais pu observer le soleil étendre petit à petit, ses rayons sur les paysages défilant des centaines de mètres sous moi. Je ne me lassais pas de contempler la beauté inestimable de ce Monde. Tout sur cette terre s'épanouissait dans une harmonie complète et totale. La vie offrait les plus beaux fruits possibles à ceux qui la savouraient, puis la mort cueillait les derniers rameaux de l'existence, avant de confier une fois encore le relais à sa prédécesseuse... Les Lunes et le Soleil passaient aussi leur temps à se relayer. Les cycles étaient la clé de l'équilibre qui permettait à Mithreïlid de prospérer.

  Je constatais que nager dans mes pensées, m'avait finalement amenée plus loin que je devais me rendre. J'avais dépassé ma destination de quelques minutes de vol, ce qui revenait à quelques heures de marche pour un Mithreïlidien ordinaire. Aussi me retrouvais-je au-dessus d'une tourbière bien connue pour sa dangerosité, que j'avais survolée maintes fois, sans jamais prendre le risque de m'en approcher. Mais aujourd'hui, quelque chose m'y interpellait, quelque chose de plus obscur que d'accoutumée émanait de ces marécages en putréfaction.


 Peut-être était-ce la raison de mon détournement, cette sensation malsaine qui faisait presque bourdonner l'air. Comme si un essaim d'insectes s'était installé dans les sous-bois putrides de la Tourbière des Damnés. Ma curiosité me força à découvrir ce qui était la cause de cette vibration désagréable dans l'air. Je savais que ces marais, bien qu'écœurants et dépourvus d'un quelconque intérêt, étaient le refuge d'une des quatre membres des Dragons Cardinaux, Enielah'Ed'Trom la cracheuse de poison. Or, pour quelqu'un qui comme moi, se sert de son cerveau sans arrêt, je ne pouvais pas me permettre d'inhaler le gaz psychoactif de la Dracène, où cela aurait causé ma fin, sans échappatoire possible.


 J'étais courageuse, mais pas téméraire, aussi hésitais-je avant de descendre au niveau de la cime des arbres crochus et voûtés des environs. Pour s'adapter à une telle topographie, la saurienne en question devait avoir développé des astuces terribles pour se fondre dans le décor. Aussi me décidais-je à finalement explorer cet amas géant de vase et de plantes en décomposition, en profitant des trous de feuillage pour glisser des regards peu sereins en direction de la tourbe. Je ne distinguais rien d'anormal, seule la vibration dans l'air persistait, s'amplifiant ou diminuant. Je comprenais assez rapidement que seule ma perception de cette dernière variait ; aussi cherchais-je à en trouver l'origine.


 Sans omettre de guetter le sol bourbeux afin d'épier chaque mouvement suspect ou ombre en déplacement, l'intensité du bourdonnement emplissait désormais toute l'atmosphère. Il devait y avoir un grand nombre de cadavres qui avait attiré des nuées de petits charognards. Telle était l'hypothèse que j'émettais, rationnellement. Mon attention dispersée, je me faisais subitement une frayeur, car au détour d'un bosquet bien plus dégarni que le reste de ce lieu en perdition, j'apercevais l'immense gardienne de la tourbière... Morte et gisant dans les eaux croupies de cet enfer visqueux et nauséabond.


 Les alentours de la Saurienne étaient saccagés et sans dessus-dessous. Les troncs mous et fangeux avaient été soulevés de leur socle instable, les touffes d'herbe putréfiée avaient été labourées et dispersées chaotiquement. Sans atterrir, je scrutais la dépouille de la Dracène et ne distinguais pas la moindre présence d'une colonie entomique, tandis que le grésillement, lui, était devenu insupportable. Consciente qu'il ne s'agissait pas d'une nuée d'insectes, je saisissais par la pensée mes cinq épées et les faisais flotter autour de moi. J'amorçais lentement mon atterrissage et alors que j'approchais de la tourbe, apparaissait subitement une nappe noire, invisible depuis les airs, qui recouvrait uniformément le marécage d'une pénombre opaque.


 Seuls quelques pas me séparaient de la dépouille d'Enielah'Ed'Trom, et pourtant, avec cette obscurité nouvelle pour mes yeux, je ne distinguais presque plus l'imposant cadavre. Outre le bourdonnement persistant qui commençait à me faire grincer le bec, une aura malsaine faisait vibrer l'atmosphère et me nouait désormais l'estomac. Bien que le voile sombre ne pût être que d'origine magique, quelque chose de plus mystérieux courait dans la brise putride. Il s'agissait d'une voix appartenant à une femme, qui semblait murmurer une mélopée tout à fait incompréhensible. Les mots prononcés s'entrechoquaient les uns aux autres, comme si la personne qui les proférait, était sans arrêt obligée de reprendre son souffle.


 Je ne savais pas quoi penser, ce chant faisait naître en moi une éreintante mélancolie et en même temps, une frayeur incommensurable ; toutes deux s'étaient irrationnellement emparées de moi. La situation que je vivais actuellement n'était pas rassurante, pourtant, je n'étais pas non plus terrifiée ; cette lugubre comptine devait envoûter mon esprit, je ne voyais pas d'autre explication. Cet élan de réflexion m'avait permis de chasser l'effroi de mes raisonnements, aussi entrepris-je de me rapprocher de la Dracène occise et de comprendre ce qu'il se passait ici.


Si je m'étais débarrassée sans trop de difficulté de ce glas psychoactif, j'étais par contre maladivement désireuse de savoir quel maléfice pesait actuellement sur ce lieu. Qui plus est, je n'avais encore rien lu ni vu concernant un pareil évènement. Ma curiosité m'amenait à avancer, aussi décidais-je de rassembler mes lames dans l'air et de les regrouper derrière moi. J'avançais dans la mélasse, contemplant la beauté de la Dracène. Plusieurs interrogations naissaient en moi alors que je m'étais arrêtée face à l'imposant crâne écailleux.


 Je me demandais tout d'abord pourquoi, à l'instar de toute créature magique décédée, le cadavre de la Saurienne n'était pas déjà parti en fumée ? Cette combustion est normalement due à la dispersion immédiate de l'énergie arcanique de ladite créature occise, ses restes étaient donc censés s'évaporer, sauf bien entendu, les parties séparées du corps avant son décès. Le cas échéant, Enielah'Ed'Trom semblait avoir été décapitée, ce qui, aurait dû entraîner la décomposition instantanée de tout son corps exception faite à sa tête, séparée pré-mortem. Deuxièmement, je ne sentais plus aucune pulsation magique émanant de la magnifique Dragonne, elle n'était donc pas à l'origine de l'obscurité morbide ou de la mélopée. Qui pouvait donc bien en être l'auteur ?

 J'allais obtenir la réponse à cette question quelques secondes plus tard, tandis que j'allais inspecter les flancs de l'ancienne Gardienne de la tourbière. J'apercevais alors une silhouette, drapée d'un chaperon noir, remuant à travers ce qui semblait être une large entaille, creusée dans l'abdomen de la Dragonne. Je savais grâce à cette proximité, que cette inconnue était à la fois l'épicentre du bourdonnement et la personne qui entonnait les mots distordus sillonnant dans l'atmosphère pesante des marais.


 J'avais un haut-le-coeur en découvrant cette femme en train de dévorer la Dracène à bouchées effrénées. Comme un animal, elle déchirait de ses dents ou de ses doigts de grossiers lambeaux de chair qu'elle mastiquait férocement. Tout autour de l'entaille où elle se sustentait, de larges marques sombres ternissaient l'éclat pétrole des écailles de la Saurienne ; ces striures par ailleurs, progressaient à chaque fois que la mystérieuse femme avalait la viande draconique tout juste arrachée de la carcasse. Je m'étais remise de mon dégoût et, toujours aussi curieuse, j'effectuais deux pas supplémentaires vers l'affamée, avant de finalement poser maladroitement le pied dans une flaque produisant un gargouillis peu discret, je m'interrompais sans délai.


 Celle que j'observais, cessa de murmurer et de mâcher, puis dirigea d'un trait son regard dans ma direction. M'apparaissaient alors ses deux yeux blancs, dépourvus d'iris ; son visage aussi clair que la neige, était tâché par le sang mauve de la saurienne. Son air dédaigneux était appuyé par le morceau de chair dégoulinant qu'elle laissait pendre entre ses dents. Elle se redressa en s'appuyant contre la Dragonne. Nous nous inspections l'une l'autre. Elle finissait par cracher le bout de viande gluant, et me regardait de bas en haut. Tout en restant immobile et silencieuse, je prenais conscience de l'aura écrasante qui émanait de cette femme alors qu'elle m'épiait, ainsi que de ses attraits physiques atypiques : sans nul doute, il s'agissait d'une autre "Enfant du Tourment".

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